Frantz Fanon, le porte-drapeau des damnés de la terre
A l'occasion de la semaine anticoloniale et antiraciste, il est peut-être utile de parler même rapidement de Frantz Fanon (1925/1961), d'évoquer ses livres et de lui "donner" à nouveau en quelque sorte la parole à travers des extraits de son oeuvre. Sa pensée révolutionnaire sur le colonialisme et le racisme reste actuelle surtout avec l'arrivée de Trump au pouvoir aux Etats-Unis entouré de personnalités proches des milieux suprémacistes défenseurs acharnés de la suprématie de la race blanche même si le racisme basé sur la supériorité biologique n’a aucune base scientifique. Précisons d'emblée que le racisme est toujours utile pour la classe dominante ne serait-ce que pour entretenir et perpétuer, par ses préjugés raciaux, la division au sein de la classe ouvrière. En France, les enfants et les petits-enfants des travailleurs immigrés parqués dans des ghettos entourant les grandes métropoles sont l'une des cibles privilégiées de la classe dirigeante. La police, la justice et les médias sont unis, sans jamais le reconnaître, dans leur croisade contre les jeunes des cités populaires attisant la haine entre les citoyens pour mieux les diviser en jouant sur les préjugés nationaux, raciaux et religieux. Le génocide en cours à Gaza et en Cisjordanie occupée nous rappelle si besoin est la violence, la brutalité et la barbarie du colonialisme comme l'avait bien analysé Fanon dans son fulgurant livre "Les damnés de la terre". Les réflexions de Fanon nous sont toujours précieuses pour entreprendre, dans un cadre nouveau, des luttes antiracistes et anticolonialistes dans une perspective révolutionnaire et libératrice.
Dans son livre "Peau noire, masque blanc" moins connu que "Les damnés de la terre" , Fanon écrivait :
" Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur [...] C'est un fait : des Blancs s'estiment supérieurs aux Noirs. C'est encore un fait : des Noirs veulent démontrer aux Blancs coûte que coûte la richesse de leur pensée, l'égale puissance de leur esprit. [...]. Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi "malade" que celui qui les exècre.[...] Le nègre esclave de son infériorité, le blanc esclave de sa supériorité".
Comment dépasser ce schéma manichéen ? Pour Fanon la libération du Noir, comme du Blanc, passe par une prise de conscience et par une lutte contre les structures économiques et sociales existantes :
"la véritable désaliénation du Noir implique une prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales. [...] Pour le nègre qui travaille dans les plantations de canne du Robert, il n'y a qu'une solution : la lutte. Et cette lutte il l'entreprendra et la mènera non pas après une analyse marxiste ou idéaliste, mais parce que, tout simplement,il ne pourra concevoirson existence que sous les espèces d'un combat mené contre l'exploitation, la misère et la faim".
Le Noir, le colonisé, l'opprimé doit se soulever non pas pour prendre conscience de sa culture, de son identité, de sa race, de son origine ethnique etc. mais pour mener un combat contre l'oppression économique et sociale qu'il subit. L'ennemi du Noir, du colonisé n'est pas le Blanc, le colon, mais la société capitaliste qui l'instrumentalise pour mieux l'exploiter :
" Le problème noir ne se résout pas en celui des Noirs vivant parmi les Blancs, mais bien des Noirs exploités, esclavagisés, méprisés par une société capitaliste, colonialiste, accidentellement blanche".
Fanon nous rappelle, car on a tendance à l'oublier, que l'opposition fondamentale reste celle qui oppose les riches aux pauvres, les exploiteurs aux exploités. Et comme disait Rafael Pallais dans "Incitation à la réfutationdu Tiers-Monde" : " De tous les pouvoirs coloniaux qui ont existé dans l'histoire, le plus grand de tous est le capital".
Dans "Les damnés de la terre", son dernier livre publié quelques jours avant sa mort à l'âge de 36 ans, Frantz Fanon s'adressait aux peuples colonisés d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie, mais aussi aux puissances colonialistes européennes en ces termes :
"Le colonialisme et l'impérialisme ne sont pas quittes avec nous quand ils ont retiré de nos territoires leurs drapeaux et leurs forces de police. Pendant des siècles les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l'esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d'or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance. Il y a peu de temps, le nazisme a transformé la totalité de l'Europe en véritable colonie. [...] La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse. Très concrètement l'Europe s'est enflée de façon démesurée de l'or et des matières premières des pays coloniaux : Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l'Europe aujourd'hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L'Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l'étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés".
Face à cette exploitation et à cette violence coloniale, Fanon oppose la violence émancipatrice de la résistance anticoloniale. Fanon n'est pas un apologiste de la violence. Mais il pense que la libération nationale passe par la violence. La violence du colonisé, nous dit Fanon, est une violence consciente dirigée vers la destruction et la suppression totale de l'ordre colonial. La violence du colon et celle du colonisé agissent l'une sur l'autre et ne peuvent disparaître que par l'anéantissement de la violence colonialiste :
"la décolonisation est toujours un phénomène violent.[...]La décolonisation est très simplement le remplacement d'une "espèce" d'hommes par une autre "espèce" d'hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue. [...] La décolonisation, qui se propose de changer l'ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu.[...] Dans décolonisation, il y a donc exigence d'une remise en question intégrale de la situation coloniale.[...]Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon (et inversement). Telle est la correspondance terme à terme des deux raisonnements".
Dans "Les damnés de la terre" Fanon dresse, en guise de conclusion, un réquisitoire implacable contre l'Europe, non pas par haine ou par esprit de vengeance ou de revanche, mais parce que l'Europe colonialiste est responsable de millions de morts, de pillage systématique des richesses des pays colonisés, de haine raciale et de crime contre toute l'humanité :
"Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles que l'Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu'au nom d'une prétendue "aventure spirituelle" elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité.[...]L'Europe a acquis une telle vitesse, folle et désordonnée, qu'elle échappe aujourd'hui à tout conducteur, à toute raison et qu'elle va dans un vertige effroyable vers des abîmes dont il vaut mieux le plus rapidement s'éloigner.[...]Il y a deux siècles, une ancienne colonie européenne s'est mise en tête de rattraper l'Europe. Elle y a tellement réussi que les États-Unis d'Amérique sont devenus un monstre où les tares, les maladies et l'inhumanité de l'Europe ont atteint des dimensions épouvantables.[...] L'Occident a voulu être une aventure de l'Esprit. C'est au nom de l'Esprit, de l'esprit européen s'entend, que l'Europe a justifié ses crimes et légitimité l'esclavage dans lequel elle maintenait les quatre cinquièmes de l'humanité.[...] Il s'est cependant trouvé des Européens pour convier les travailleurs européens à briser ce narcissisme et à rompre avec cette déréalisation. D'une manière générale, les travailleurs européens n'ont pas répondu à ces appels. C'est que les travailleurs se sont crus, eux aussi, concernés par l'aventure prodigieuse de l'Esprit européen[...] Aujourd'hui, nous assistons à une stase de l'Europe. Fuyons, camarades, ce mouvement immobile où la dialectique, petit à petit, s'est muée en logique de l'équilibre. Reprenons la question de l'homme. Reprenons la question de la réalité cérébrale, de la masse cérébrale de toute l'humanité dont il faut multiplier les connexions, diversifier les réseaux et réhumaniser les messages".
Mohamed Belaali
Frantz Fanon, "Les damnés de la terre", petite collection Maspero, 1968.
En ligne avec les préfaces de Jean Paul Sartre (1961), d'Alice Cherki et postface de Mohammed Harbi (2002) : https://monoskop.org/images/9/9d/Fanon_Frantz_Les_damn%C3%A9s_de_la_terre_2002.pdf
Frantz Fanon, "Peau noire, masque blanc", Editions du Seuil, 1952
En ligne : https://monoskop.org/images/f/f4/Fanon_Frantz_Peau_noire_masques_blancs_1952.pdf
Entre autres livres écrits par Fanon :
" L'an V de la révolution algérienne", La Découverte.
"Ecrits sur l'aliénation et la liberté", La Découverte.
"Pour la révolution africaine", La Découverte.
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