Google partage les richesses des autres, mais pas les siennes
Et l’on dirait partout, que me sentant coupable,
Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable.
Tartuffe

15 millions d’Euros : c’est le montant que le Syndicat National de l’Edition et les éditions
Ce conflit entre les éditeurs français et la société Google oppose deux mondes aux antipodes l’un de l’autre, d’un côté le droit d’auteur, attentif aux œuvres de l’esprit, au lent déroulement des textes, couvrant de son aile protectrice l’expression des personnalités, l’originalité propre à chaque artiste, de l’autre la puissance de la technique, la déferlante des flux numériques, les foules trépidantes aux yeux écarquillés, pressées, alignées. Les livres de papier déposés par les vagues de l’histoire, avec leur aura de poussière et de souvenirs, face à une moissonneuse-batteuse électronique dernier cri. Le combat semble joué d’avance. Les premiers ont pour eux le Droit, mais qui s’en soucie ? Pauvres lois qui ont tant de mal à trouver une emprise sur ce nouveau monde, là-bas, derrière les écrans (2) ! Entre ce qui est licite et ce qui est faisable, lequel l’emportera ? Les entreprises qui disposent d’un patrimoine d’œuvres littéraires entendent le protéger, mais le titan semble bien décidé à avaler ces montagnes de livres, pour, d’une certaine façon, se les approprier, et les servir à sa sauce. On comprend que les éditeurs des ouvrages en question y trouvent à redire, car il s’agit de leur patrimoine, mais... enfin, quoi, allez, bon, c’est vrai quoi, à la fin, mon bon monsieur, il faut bien faciliter l’accès à la culture (3).
Le quidam amateur de beaux textes et de recherches littéraires en tous genres ne peut qu’être sensible à l’argumentaire tiré du partage des connaissances, de l’ouverture de nos bibliothèques au plus large public etc… Et puis, l’efficacité de Google est en elle-même séduisante et incline à la complaisance. Il y a parfois de quoi être confondu devant la puissance de ce moteur de recherche, capable de débusquer des termes jusque dans les recoins les plus reculés des mondes numériques. On devrait tout pardonner à cette formidable et authentique réussite technologique. Il est rare qu’il s’écoule plus de quelques secondes entre le lancement d’une requête et l’arrivée de la réponse. Rapidité et efficacité. Et ce n’est pas fini ! Le Google avance maintenant à travers nos rues et les digère une à une. Cela s’appelle "StreetViews". Nous nous contentons, en tant qu’internautes, de saisir quelques petits textes, des bribes d’images ou de musique dans nos blogs et nos sites... Le Google saisit les villes ! Quelle démonstration de puissance !
Seulement voilà, il y a un hic.
S’il absorbe sans pitié toutes les richesses notamment littéraires et artistiques de la terre, le titan se garde bien de dévoiler ses propres trésors. Voici ce qui est annoncé à l’internaute, à travers le contrat qui régit l’utilisation du site, qui est par conséquent le contrat entre le Google et ses clients (4) « Vous reconnaissez et acceptez que Google (ou ses concédants) détient l’intégralité des droits de propriété afférents aux Services, y compris tous droits de propriété intellectuelle portant sur les Services (quel que soit le territoire de protection et que ces droits aient fait l’objet d’un dépôt ou non) ». Le décor est planté. Chez Google, on ne plaisante pas avec la propriété intellectuelle, on se réserve soigneusement les droits "afférents aux" les Services, y compris les droits "portant sur" ces mêmes Services. Les choses sérieuses vont commencer : « Google vous concède, à titre gratuit, une licence personnelle, non-cessible, non-exclusive et pour le monde entier, d’utilisation du logiciel qui vous est fourni par Google dans le cadre des Services tels que fournis par Google (désigné ci-après le « Logiciel »). Cette licence est exclusivement destinée à vous permettre d’utiliser et de bénéficier des Services fournis par Google, dans le respect des présentes Conditions ». Les termes de cette licence sont parfaitement classiques et procèdent d’une interprétation rigoureuse mais habituelle du droit d’auteur. En tant que tel ce contrat n’a rien de choquant. Utiliser Google s’apparente à la lecture d’un livre : il est permis de "consommer", en puisant directement dans le support proposé par l’éditeur (le site pour Google, un exemplaire acheté en librairie pour les livres) mais rien de plus. Pas question par exemple de "pomper" le texte pour se l’attribuer ou en faire des copies non autorisées par l’auteur. La suite du contrat est sans surprise... « Vous ne pouvez pas (et vous ne pouvez autoriser aucune tierce personne à) copier, modifier, créer une œuvre dérivée, désassembler, effectuer l’ingénierie inverse, décompiler ou tenter de toute autre manière d’extraire le code source de tout ou partie du Logiciel, sauf si la loi le permet ou l’exige expressément ou si vous y avez été expressément autorisé par écrit par Google ».
… Sans surprise, si ce n’est que le géant aux deux "O" bien ouverts pratique les comportements qu’il interdit à ses clients. Très friand des biens d’autrui, il préserve soigneusement les siens, bien à l’abri derrière une épaisse carapace : Google le Goulu se garde bien de s’appliquer à lui-même les pratiques et les recettes qu’il applique aux autres, de gré ou de force. Pourtant il est riche, riche de savoir, riche de science. L’Office américain des brevets ne recense pas moins de 250 brevets déposés par Google à ce jour (5). Cette capacité d’absorption sans égal, ces facultés de restitution à la vitesse de l’éclair, tout cela ne peut s’obtenir qu’avec des trésors d’ingéniosité, des découvertes faramineuses, des trouvailles incroyables, dans le domaine du traitement de l’information. Mais pas touche ! Le Goulu partage la culture des autres, mais pas la sienne. Ses programmes internes, ses algorithmes comme par exemple ceux qui lui permettent d’indexer, de traiter et de restituer aussi rapidement d’aussi grandes quantités de ressources numériques, sont marqués "Propriété privée – Défense d’entrer". Pour ne rien dire de ses infrastructures techniques littéralement extraordinaires, qui représentent sans aucun doute le nec plus ultra en la matière. Il se murmure que l’entreprise américaine aurait installé des plates-formes maritimes, et cela, non pas pour lancer ses filets et dévorer les poissons (quoi que…), mais plutôt afin d’y entreposer les données et profiter de la froideur océane pour rafraichir ses transpirants serveurs (6). Mais attention ! La réussite de l’entreprise reposant en grande partie sur sa capacité à faire fonctionner des myriades d’ordinateurs reliés les uns aux autres, le secret a été longtemps gardé sur les procédés y afférents. Le voile n’a été levé que partiellement et récemment, début 2009, après des années de silence... une fois la barrière de défense juridique bien en place, et l’avancée technologique par rapport aux concurrents suffisamment assurée (7). Puisant à pleine main dans des richesses qui ne lui appartiennent pas, Google le Goulu défend jalousement son tas d’or.
Morale de l’histoire : le partage des connaissances selon Google, c’est bon pour les gogos.
Questions pour l’avenir : le nouveau monde qui se développe à une vitesse hallucinante derrière les écrans doit-il nécessairement être entièrement dominé par des sociétés commerciales ? Qui défend l’intérêt général ? L’Etherciel (8) n’est-il qu’un immense fond de commerce ?
Emmanuel Cauvin
(1) Procès Google : La Martinière/Le Seuil demande 15 millions d’euros de dommages-intérêts.
Jean-Noël Jeanneney : « Je ne suis pas anti-google mais anti-monopole de google »
http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=14541
(2) Emmanuel Cauvin
Droit de l’Internet (Hadopi 2, 3, 4...) : un feu rouge en plein ciel ?
http://www.ecrans.fr/forums/viewtopic.php?id=6643
(3) Google’s mission is to organize the world’s information and make it universally accessible and useful.
http://www.google.com/googleblogs/pdfs/google_introduction.pdf
Making the dream of digital libraries come true
http://googlepolicyeurope.blogspot.com/search/label/copyright
(4) Conditions d’utilisation Google
http://www.google.fr/accounts/TOS?hl=fr
(5)
A ce sujet, rien n’interdit de penser que le petit texte par lequel Google se présente aux candidats à l’embauche reflète la réalité :
http://www.google.fr/intl/br/jobs/profiles/engops.html
("highly scalable computing infrastructure, novel storage systems")
(6)
Nous n’irons pas jusqu’à avancer l’hypothèse selon laquelle ces installations dans les eaux internationales auraient aussi pour but de compliquer encore la tâche des juges qui s’efforcent de déterminer la loi applicable à Google et à ses activités, non, cela nous ne l’imaginons même pas.
(7)
(8)
Pour en savoir plus : Emmanuel Cauvin, Ils regardent le gouffre, 384 pages, http://www.thebookedition.com
« Ils regardent le gouffre » est un essai qui analyse les mondes numériques de l’intérieur. Lisez, lisez, lisez, mais autant que vous soyez prévenus, et que les choses soient claires : VOUS N’EN REVIENDREZ PAS. Pour commander le livre, poster un commentaire… : http://www.thebookedition.com/ils-regardent-le-gouffre-de-emmanuel-cauvin-p-24394.html
Avant d’acheter, vous pouvez lire cet article qui reprend l’un des thèmes majeurs de mon livre :
Documents joints à cet article

11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON