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Accueil du site > Tribune Libre > Jack l’Éventreur : le bourreau sans visage de Whitechapel

Jack l’Éventreur : le bourreau sans visage de Whitechapel

À l’automne 1888, les ruelles brumeuses, sales et étroites de Whitechapel, à Londres, deviennent le théâtre d’une terreur sans nom. Un tueur invisible, surnommé Jack l’Éventreur, massacre cinq prostituées avec une sauvagerie qui défie l’entendement, laissant derrière lui des corps atrocement mutilés et une ville paralysée par la peur. Jamais identifié, il échappe à la police et entre dans la légende, un spectre dont les pas résonnent encore.

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Whitechapel : un décor de misère et de sangLondres, fin du XIXe siècle, est une métropole à deux visages. À l’ouest, les riches s’épanouissent dans l’opulence victorienne ; à l’est, Whitechapel suffoque sous la pauvreté. Ce quartier surpeuplé, refuge d’immigrants irlandais, juifs et déclassés, compte 1 200 prostituées pour 80 000 âmes. Les rues, étroites et mal éclairées, puent la bière rance et le désespoir. C’est là, dans ce cloaque humain, que Jack l’Éventreur trouve son terrain de chasse, profitant de l’anonymat qu’offre le chaos.

 

jack ripper victims whitechapel citizens

Whitechapel, 1888. : r/london

 

Le 31 août 1888, tout commence. Mary Ann Nichols, 43 ans, une femme au visage marqué par l’alcool et les nuits sans fin, est retrouvée dans Buck’s Row. Sa gorge est tranchée jusqu’à l’os, son abdomen lacéré par des coups précis. Les journaux s’emparent de l’affaire, mais la police, dépassée, ne voit qu’un crime banal dans un quartier où la violence est quotidienne. Pourtant, une semaine plus tard, le 8 septembre, Annie Chapman, 47 ans, est découverte dans une cour de Hanbury Street, éventrée, ses intestins posés sur son épaule. Le motif se dessine : un tueur méthodique, audacieux, qui frappe au cœur de la nuit.

La peur s’installe. Les habitants barricadent leurs portes, les prostituées, proies idéales, hésitent à sortir. Les autorités, dirigées par Charles Warren, chef de la Metropolitan Police, pataugent dans une enquête brouillonne. Whitechapel devient une cocotte-minute, entre indignation populaire et fascination morbide. Le surnom "Jack l’Éventreur" naît d’une lettre reçue le 27 septembre par l’agence Central News, signée d’une plume moqueuse. Vraie ou fausse, nul ne le sait. Ce qui est sûr, c’est que l’automne 1888 marque un tournant : Londres ne sera plus jamais la même.

 

dear boss

 

Les victimes : des vies brisées dans l’ombre

Elles sont cinq, ces femmes que l’histoire appelle les "cinq canoniques", leurs noms gravés dans la pierre froide de la mémoire collective. Mary Ann Nichols, surnommée "Polly", a 43 ans quand elle croise la lame de Jack, le 31 août 1888. Mère de cinq enfants, séparée, elle erre dans Whitechapel, vendant son corps pour un verre de gin. Dans Buck’s Row, une ruelle étroite, le tueur l’attaque par surprise. Sa gorge est tranchée d’un coup net, deux entailles profondes qui sectionnent les artères et la laissent se vider de son sang en quelques instants. Puis, avec une précision glaçante, il soulève sa jupe et lacère son abdomen de coups sauvages, exposant ses entrailles à la nuit. Le médecin légiste, Frederick Gordon Brown, note des incisions "habiles", comme si la main savait où frapper. Polly meurt sans un cri, son visage figé dans une stupeur muette.

 

Mary Ann Nichols » London audio guide app » VoiceMap

 

Annie Chapman, "Dark Annie", 47 ans, est la suivante, le 8 septembre. Veuve, malade des poumons, elle titube dans Hanbury Street, cherchant un client pour payer son lit. Jack la conduit dans une cour sombre, loin des regards. Là, il l’égorge d’un geste brutal, une coupure si profonde qu’elle frôle la colonne vertébrale, la réduisant au silence avant qu’elle ne puisse hurler. Mais il ne s’arrête pas : il ouvre son ventre d’une entaille verticale, arrache une partie de ses intestins et les dispose sur son épaule droite, comme une offrande macabre. Son utérus et sa vessie sont tailladés, emportés peut-être comme trophées. Le Dr George Bagster Phillips, horrifié, parle d’un "travail de boucher" exécuté avec une lame fine et aiguisée, un acte qui mêle rage et méthode. Annie, les yeux grands ouverts, gît dans une mare rouge, abandonnée au petit matin.

 

jack ripper victims annie chapman

 

Le 30 septembre, la nuit du "double événement" frappe deux fois. Elizabeth Stride, "Long Liz", 44 ans, immigrante suédoise au sourire timide, est trouvée dans Dutfield’s Yard. Son assassin l’attrape par son écharpe, la plaque au sol et lui tranche la gorge d’un seul coup, une incision nette mais moins profonde que les autres. Le sang coule encore quand un cocher passe, faisant fuir Jack avant qu’il ne puisse mutiler davantage. À peine une heure plus tard, Catherine Eddowes, 46 ans, une Irlandaise au rire rauque, rencontre le même bourreau dans Mitre Square. Il l’égorge avec une sauvagerie redoublée, deux entailles qui déchirent la chair jusqu’aux vertèbres, puis s’acharne sur son corps. Son abdomen est ouvert en croix, ses intestins tirés sur l’épaule, son foie et son rein gauche arrachés avec une précision chirurgicale. Son visage, lacéré en V sous les yeux, devient un masque grotesque. Le Dr Brown, examinant le corps, évoque une "connaissance anatomique" troublante. Kate, encore chaude, repose sous la pluie, méconnaissable.

 

jack ripper victims elizabeth stride

jack ripper victims catherine eddowes

 

Mary Jane Kelly, 25 ans, clôt ce cortège sanglant le 9 novembre. Irlandaise aux cheveux blonds, elle chante parfois pour ses clients dans sa chambre misérable de Miller’s Court. Ce soir-là, Jack entre chez elle, un privilège rare, loin des ruelles. Il la tue dans son lit, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre, si profondément que la tête tient à peine au corps. Puis, dans une frénésie sans précédent, il la démantèle : son abdomen est vidé, ses organes éparpillés sur le matelas, son cœur arraché et posé sur l’oreiller. Ses seins sont coupés, ses cuisses dépecées jusqu’à l’os, son visage tailladé jusqu’à l’informe. Le Dr Thomas Bond, appelé sur place, décrit une scène "au-delà de l’imaginable", un carnage qui dure des heures dans l’intimité de ces murs. Mary Jane, la plus jeune, devient le chef-d’œuvre macabre de Jack, un adieu brutal à sa série.

 

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Ces femmes ne sont pas que des cadavres dans un rapport. Polly rêvait peut-être de revoir ses enfants, Annie toussait en riant avec ses amies, Liz parlait de sa Suède natale, Kate plaisantait malgré la faim, et Mary chantait pour oublier. Jack ne leur a pas seulement pris la vie ; il les a déshumanisées, les réduisant à des chairs ouvertes sous le regard curieux des badauds. La presse les pleure en gros titres, mais leurs âmes, déjà effacées par la misère, s’évanouissent dans l’ombre de leur tueur. Chaque coup de couteau raconte une histoire : la leur, et celle d’un Londres qui les a laissées mourir.

 

La chasse à l’homme : une police dans le brouillard

La Metropolitan Police, épaulée par Scotland Yard, jette toutes ses forces dans la bataille. Frederick Abberline, inspecteur tenace au regard fatigué, prend les rênes. Avec ses hommes, il interroge des centaines de témoins, fouille les taudis, traque les indices. Mais en 1888, les outils sont rudimentaires : pas d’empreintes digitales, pas d’ADN, juste des témoignages flous et des autopsies laborieuses. Les rapports médicaux notent une précision chirurgicale dans les mutilations : un scalpel, peut-être, manié par une main experte. Une piste ?

La pression monte. Le public, hystérique, inonde la police de lettres : plus de 600 en octobre. Parmi elles, la missive "From Hell", reçue le 16 octobre avec un bout de rein humain, glace les enquêteurs. Warren mobilise des chiens renifleurs, efface un graffiti antisémite près d’un meurtre pour éviter des émeutes, mais les erreurs s’accumulent. Les comités de vigilance, formés par des citoyens excédés, patrouillent en vain, souvent ivres ou violents. Jack, lui, se joue d’eux, disparaissant dans la brume après chaque coup.

 

 

L’échec policier devient un scandale. La presse, du Times au Penny Dreadful, accuse les autorités d’incompétence, alimentant une guerre des ego entre Warren et James Monro, chef du CID. Les prostituées, cibles désignées, sont à la fois protégées et suspectées, piégées dans un filet de mépris social. À la fin de l’année, les meurtres cessent, ou du moins, ceux attribués à Jack. Abberline, usé, ne lâchera jamais l’affaire, mais le tueur s’évapore, laissant une énigme insoluble.

 

Les suspects : un cortège d’ombres

Qui était Jack ? Plus d’un siècle après, la question obsède. Parmi les suspects, Aaron Kosminski, barbier polonais de 23 ans, attire l’attention. Vivant à Whitechapel, interné en 1891 pour schizophrénie, il hait les femmes et correspond au profil d’un tueur désorganisé. En 2014, un châle taché de sang, retrouvé près d’Eddowes, révèle un ADN mitochondrial lié à sa lignée, mais les experts doutent : contamination, preuves fragiles. Kosminski reste une hypothèse, pas une certitude.

 

Is This the Face of Jack the Ripper?

 

Montague Druitt, avocat de 31 ans, est une autre piste. Dépressif, renvoyé de son école en 1888, il se noie dans la Tamise en décembre, peu après le dernier meurtre. Son cousin, médecin, connaissait les lieux des crimes, et la famille le soupçonnait d’instabilité. Mais rien ne le lie directement aux scènes. Un homme cultivé aurait-il hanté Whitechapel ? James Maybrick, marchand de coton de Liverpool, surgit en 1993 via un prétendu journal confessant les meurtres. L’écriture vacille entre vrai et faux, et son auteur, drogué à l’arsenic, est mort en 1889. Fascinant, mais douteux.

 

Jack the Ripper spredte frygt i 1888 | historienet.dk

Les théories abondent. Francis Tumblety, charlatan américain, collectionneur d’utérus, fuit Londres en novembre 1888 sous un mandat d’arrestation. Walter Sickert, peintre fasciné par le sordide, est accusé par Patricia Cornwell en 2002, sans preuves solides. Même le prince Albert Victor, duc de Clarence, petit-fils de la reine Victoria, est évoqué dans des rumeurs rocambolesques. Chaque suspect porte un bout de vérité – folie, savoir médical, proximité – mais aucun ne boucle le puzzle. Jack demeure un fantôme, riant peut-être encore dans l’au-delà.

 

Prince Albert Victor, Duke of Clarence and Avondale - HubPages

 

Un mythe né du sang

Les meurtres de Jack l’Éventreur secouent la société victorienne. Whitechapel, sous les feux médiatiques, force Londres à regarder sa misère en face. Les réformes sociales s’accélèrent : logements, santé, éducation pour les pauvres. La police, humiliée, modernise ses méthodes, adoptant la photographie criminelle et les fichiers. Mais le prix est lourd : les femmes de l’East End, stigmatisées, restent des proies dans l’imaginaire collectif.

Jack devient une icône. Dès 1888, des pamphlets le dépeignent en croque-mitaine ; au XXe siècle, romans, films comme L’Étrangleur de Londres (1944) ou From Hell (2001) le mythifient. Il incarne le mal absolu, un miroir des peurs urbaines et sexuelles d’une époque corsetée. Les "ripperologues", amateurs et experts, traquent son identité, alimentant une industrie du mystère : livres, podcasts, visites guidées à Whitechapel.

 

 

Pourtant, au-delà du mythe, il y a les oubliées. Polly, Annie, Liz, Kate, Mary Jane ne sont plus des noms, mais des symboles. Leurs tombes, modestes, rappellent une injustice plus grande que le tueur : celle d’un monde qui les a laissées mourir deux fois : dans la rue, puis dans l’oubli. Jack, lui, vit encore, tapi dans nos cauchemars.


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10 réactions à cet article    


  • Seth 7 avril 17:23

    From Hell

    Mr Lusk (ou Lush, ce qui aurait un autre sens)


    I send you half the kidney I took fron one woman (.... illisible à notre époque si quelqu’un y arrive il est welcome) and ate it it was very nice. 

    De l’enfer

    Je vous envoie la moitié d’un rein que je pris sur une femme (...) et je l’ai mangè, c’était très agréable... smiley


    • @Seth 

      Cher Ami, 

      Merci pour cette traduction qui apporte une information intéressante supplémentaire. J’avoue ne pas avoir eu le courage de lire cette lettre à l’écriture peu soignée...

      Cela me fait penser au Dr Hannibal Lecter, dans Le silence des agneaux : « J’ai été interrogé par un employé du recensement. J’ai dégusté son foie avec des fèves au beurre et un excellent chianti ».


    • Seth 7 avril 18:12

      @ Giuseppe di Bella di Santa Sofia 

      Je me souviens bien de ce film (un des rares que j’ai vu étant cinéphobe hors des grands classiques) mais Lecter avait un goût plus raffiné : le foie est meilleur que les rognons et j’adore les fèves fraîches (en particulier le baghlavi polo qu’il faudra que je pense à me cuisiner, merci de le rappeler).  smiley


    • juluch juluch 7 avril 18:02

      Il y en a eu des livres écrits sur Jack l ’éventreur, des centaines différents + des films.

      C’est devenus un mythe à force d’hypothèses.


      • Bonjour @juluch et merci pour voree commentaire.

        Il y a un tas de films et de livres sur Jack l’Eventreur, c’est vrai. Pour les auteurs et les réalisateurs, c’est toujours un bon filon qui peut rapporter gros car c’est devenu un mythe universel, de Londres à Pékin.

        D’après les dernier ouvrages sur Jack l’Eventreur, les soupçons se portent sur Aaron Kosminski, un barbier polonais. Un test ADN a été réalisé mais, bien que les résultats soient encourageants, il est à prendre avec des pincettes car l’échantillon, en mauvais état, a été contaminé. 


      • Seth 7 avril 18:03

        ’S lovely, love, I love it.  smiley

        Whitechapel est un quartier sinistre tout comme autrefois. C’est une partie de l’East End comme Bromley, Bow (tout cockney est « born within the sound of Bow bells », c’est bien connu), Bethnal Green (qu’on prononce « Befnal » quand on a l’accent du bled), Stepney... mais c’était vraiment un coin spécial hors du reste : c’était une sorte de cour des miracles : voleurs, putains, bouges, tripatouillages louches, etc..., infréquentable.

        Cette affaire a eu pour mérite de faire prendre conscience à l’Angleterre victorienne de l’insigne pauvreté et de mener contre elle une forme de « combat » du genre de l’époque, c’est le côté positif.

        Mais j’adore l’East End, sa chaleur et son côté si différent de l’image de l’Angleterre coincée, son accent, son argot, son vocabulaire volontiers grossier et bien sûr son « rhyming slang » dont quelques mots sont toujours employés un peu partout sans que les utilisateurs n’en connaissent forcément l’origine et le sens (brahms, trouble, bristol, cobblers)...  smiley

        Merci cher ami. C’était bien horrible même si c’est un peu répétitif mais vous n’y pouviez rien.  smiley


        • @Seth

          Cher Ami,

          Merci pour vorre commentaire. L’East End me fait penser à Montmartre : l’argot, le vocabulaire, etc. 

          Jack l’Eventreur avait presque toujours le même mode opératoire, sauf pour la dernière victime sur laquelle il s’est acharné pendant des heures. Une vraie boucherie !

          L’article sur John Wayne Gacy était pas mal non plus dans son genre. smiley


        • Astrolabe Astrolabe 7 avril 18:53

          Aucun des suspects ne semblent correspondre vraiment au rôle et le mystère reste entier.

          J’aurais plutôt cherché du coté d’un médecin ou chirurgien, pourquoi pas militaire..


          • Seth 7 avril 21:09

            @Astrolabe

            On avait penché vers un médecin à l’époque en raison des découpes précises sur les cadavres...


          • Bonjour @Astrolabe et merci pour votre commentaire.

            Effectivement, je pense qu’il s’agit d’un médecin. Les historiens privilégient un boucher polonais. Je ne suis pas vraiment convaincu.

            L’hypothèse du médecin personnel de la reine Victoria avait été évoqué mais abandonné assez rapidement. Pour le chef de la police londonienne, il était inconcevable que ces meurtres odieux aient été commis par « un homme instruit ».

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