Kouchner, l’image pieuse écornée
Il en va de certains hommes politiques comme des saints et de leur prétendues reliques : parfois, au fond d’une châsse, on s’aperçoit que ce qu’on a pris pour un saint n’est qu’un vil morceau de momie égyptienne. Sans avoir encore atteint l’âge canonique de Ramsés II (mort à 91 ans), notre « french doctor » n’est plus tout jeune (67 ans !), et peut donc voir dans sa toute récente nomination une consécration ultime. La récompense de sa ténacité à vouloir à tout prix arriver au plus haut de la marche.
Il n’y a pas si longtemps encore, il est vrai, à savoir un peu avant le début de la campagne présidentielle et porté par des sondages élogieux qui le mettaient presque sur le même rang que l’abbé Pierre ou Nicolas Hulot, notre homme avait même failli se lancer dans l’arène pour briguer le poste suprême. Sur le site de ses supporters enthousiastes, la première photo que l’on voit, c’est celle du Kouchner porteur de sacs de riz. Manque de chance, ce sac a une histoire, qui n’est pas vraiment à l’honneur de notre médecin médiatique.
La scène se passe en Somalie, en décembre 1992, où il participe devant les caméras à la distribution des sacs de riz aux populations. Conscient de ce que sont les prises de vues et leur côté aléatoire, notre homme décide de transporter trois fois de suite le même, sans le vider, ni le déposer définitivement dans le camion de transport, transformant ainsi un évènement charitable en un évènement médiatique. L’intention, quand bien même louable au départ,, de convaincre en images pour obtenir l’assentiment de populations bien éloignées, à l’époque, en Europe, des difficultés insurmontables de l’Afrique, reste des années après sa marque de fabrique. A l’époque, l’homme est aussi beau gosse, et sait jouer de son pouvoir charismatique auprès des médias qu’il apprend vite à apprivoiser.
Un document de l’INA de décembre 92 nous donne son explication sur le port du sac de riz. Avec un résumé succint de son action de la bouche même de Bernard Kouchner : "Pourquoi on s’en fout ? Parce qu’il n’y a pas d’images !", résume-t-il. L’action humanitaire, déjà, avec lui, est prise dans un engrenage malsain. Ou on alimente les affamés, ou on alimente les médias pour nourrir ensuite les affamés. Ce qui se résume aussi à ce terrible constat : tant que les gens n’auront pas pris conscience de vivre sur une planète et non un pays, il faudra continuer à faire la quête. Non plus dans les églises qui se dépeuplent, mais dans les programmes télé qui se remplissent. A sa façon, Kouchner est une victime, une victime des médias. Mais une victime qui va vite devenir consentante, percevant tout l’attrait à se montrer lui, à l’image... à la place du sac de riz. Il est amusant de constater qu’aujourd’hui, pour mieux comprendre le Kouchner de 2007 il faut fouiner dans les archives de la télé. L’homme a beau avoir écrit des livres, dont un avec... l’abbé Pierre, ce qu’on en retient avant tout... ce sont des images.
De belles images, ou de belles paroles aussi. Interviewé en novembre 1999 au sujet de l’attribution du prix Nobel à l’association qu’il avait fondée, Médecins du Monde, dix ans après l’attribution du premier pour Médecins sans Frontières, il défend sa thèse sur le droit d’ingérence en direct du Kosovo. En enchaînant les platitudes, comme s’il regrettait déjà que le prix Nobel ne lui ait pas été attribué, à lui, Bernard Kouchner. On s’attendait à le voir enthousiaste, on le trouve plutôt morose. La fatigue de la mission que lui a confiée l’ONU n’explique pas tout. Ce soir-là, un Kouchner aigri nous montre ce qu’il est vraiment : quelqu’un qui ne souhaite plus porter les sacs de riz, mais tirer une fois de plus la couverture à lui. Noyée dans cet océan de platitudes, Béatrice Schoenberg, aujourd’hui femme de ministre, ne trouvera rien de mieux à dire en conclusion qu’un affligeant "merci Bernard Kouchner d’avoir si bien parlé". A propos lénifiant, commentaire sans saveur.
Au Kosovo aussi, Kouchner avait malencontreusement joué au feu avec les médias. Dans des proportions encore plus alarmantes pourrait-on dire. Nous sommes en 2000, Bernard Kouchner, à la tête alors de Médecins du Monde présente une campagne de publicité pour sensibiliser les Français à la guerre là-bas. Toujours avec l’idée que, sans image choc, on ne remue pas les masses. La photo sélectionnée montre les prisonniers d’un camp serbe en Bosnie, derrière des barbelés. Sur la photo, un directeur artistique mal intentionné a jugé bon de rajouter un mirador emprunté à une autre photo... celle d’un camp nazi, celui d’Auschwitz. Ce qui s’appelle forcer la main. Le texte indique que "là-bas, on exécute en masse". Douze ans plus tard, Kouchner rencontre Izetbegovic, le dirigeant musulman, alors mourant, qui avait crié au crime d’extermination :
- Kouchner : "C’étaient d’horribles lieux, mais on n’y exterminait pas systématiquement. Le saviez-vous ?"
- Izetbegovic : "Oui. L’affirmation était fausse. Il n’y avait pas de camp d’extermination quelle que fût l’horreur des lieux. Je pensais que mes révélations pourraient précipiter les bombardements". L’affichage a peine terminé, en France, débutent les bombardements intensifs sur le Kosovo. L’image fabriquée a marché au-delà des espérances. Et cela, Kouchner aussi le savait. Il devait aussi savoir, ou alors pas la peine de rêver à un poste diplomatique un jour ou l’autre..., que la mainmise sur les Balkans bombardés par les avions de l’Otan était aussi un calcul politique allemand et européen pour préserver un corridor de passage du pétrole via ... le Danube ou le projet d’oléoduc Bourgas-Durrës. Un journaliste à Antenne 2, Jacques Merlino, révélera un peu plus tard dans son livre "Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire" que Kouchner était bel et bien au courant de la manipulation avant l’affichage. La photo avait été tirée d’un reportage télé, où l’on voyait au premier plan un homme très amaigri mais qui affirmait en interview être bien traité, le camp étant dûment médicalisé. Au départ officiel de Kouchner, visiblement l’homme a été depuis longtemps oublié, et notre futur ministre peut rentrer tout auréolé d’une nouvelle gloire, que chantent déjà certains : "Mission Kosovo réussie. En janvier 2001, le french doctor abandonne la mort dans l’âme, la province du Kosovo, divisée, mais complètement réorganisée. Véritable héros national, BK s’est vu offrir une demi-douzaine de Memyras, la coiffe traditionnelle albanaise" peut on lire sur un site de l’armée. Le 24 mars 2000, un documentaire panégyrique "Good Morning Kosovo" signé Hervé Chabalier le producteur et ami de B.K., montrait aussi un Kouchner fatigué ou en train de faire des footings (lui aussi ?) entre les ruines, sans insister sur les affres de la politique du lieu. Certains ont pu crier à la propagande, d’autres à la mise en place à long terme d’un candidat à la présidentielle française : en 2002, déjà, B.K. rongeait donc déjà son frein, tout simplement.
L’année suivante, en 2003, un nouveau scandale éclate. Avec le dalaï-lama, Bernard Kouchner avait eu quelques années auparavant des mots très durs sur la dictature birmane et son génocide du peuple Karen. Un rapport commun fustigeait le régime, contre lequel la Prix Nobel de la paix Augn San Susi Kyi, en résidence surveillée, avait souhaité un boycott pur et simple. L’accusation principale des opposants au régime était celle du travail forcé, allant du port d’obus de 60 mm pour les militaires... au travail sur les chantiers de la firme Total, qui bénéficiait de l’indulgence de ces mêmes militaires. En avril 2000, déjà, la Commission des droits de l’homme des Nations unies avait adopté sans vote sa 10e résolution, qui prolongeait d’une année supplémentaire le mandat du rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Myanmar, en pays Karen. En novembre, la mission de haut niveau de l’OIT remettait son rapport. Elle a constaté que des civils continuaient d’être astreints au travail forcé, en particulier près des camps militaires. Les Américains, à l’époque, sont confrontés à un problème similaire avec les campagnes sur le travail des enfants pour Nike et autres fabricants US. Chez Total, on songe alors à créer un contre-feu. Il est temps d’y songer : en août 2002, la firme fait l’objet en France d’une plainte pour travail forcé en Birmanie, visant son patron, Thierry Desmarets. Le choix de la société se porte sur un cabinet, BKC, pour... Bernard Kouchner Conseil. L’homme, selon la firme pétrolière, à toutes les qualités requises : "...Médecin humanitaire spécialiste des problèmes de santé publique et des situations d’urgence, homme politique engagé connaissant personnellement Mme Aung San Suu Kyi, Bernard Kouchner avait toute l’expérience requise pour être un observateur critique et impartial de l’action de Total en Birmanie ». En quatre jours de visite, notre grande âme constate que tout le monde est bien traité et que même s’il y en a un peu... "n’oublions pas, que pour détestable qu’il soit, le recours au travail forcé est une coutume ancienne, qui fut même légalisée par les Anglais en 1907"... Là, on tombe dans l’abject. Pour ce qui est de la relation diplomatique avec la junte, Kouchner ose une autre phrase pleine de sens pour celui qui devient aujourd’hui notre diplomate en chef : "L’époque n’est plus à l’embargo et au boycott". En résumé, Total a raison de construire son oléoduc, y compris par le travail forcé, car c’est ça ou rien du tout avec la junte au pouvoir. En 1994, notre bon docteur avait écrit à propos de cette même junte qu’il s’agissait d’une "narcodictature", dans la préface d’un livre, "Dossier noir Birmanie" (Ed. Dagorno). Dix ans après, c’est l’opinion inverse. Prix du retournement de veste dans le cabinet du consultant Kouchner : 25 000 euros, pour quatre jours d’escapade birmane (cf. le Canard enchainé qui révèla le pot aux roses, confirmé depuis). C’est nettement moins cher qu’une location de paquebot maltais à la semaine, remarquez.
Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, ce sont en fait deux opportunismes qui se rejoignent, et qui renforcent donc l’idée d’un gouvernement qui ne s’intéresse, en définitive qu’à lui-même et non pas au sort des Français. Avoir sa photo dans le journal, certes, avoir les Français au premier plan, pas vraiment. Faire du jogging et de la bronzette pour alimenter les gazettes, oui, rester fidèle à des convictions, non. Dans son rapport birman, Kouchner avait déjà franchi la ligne entre intérêts privés et diplomatie : "Le programme socio-économique est la meilleure publicité pour Total. Une sorte de bureau en ville, un show room, dont il conviendrait de discuter la localisation et la protection devrait permettre, à Yangon, dans la capitale, de présenter les activités techniques et sociales du groupe. Ainsi les ONG qui solliciteraient de l’aide pourraient prendre l’habitude de pousser la porte". En quarante ans, notre homme est donc passé du sac de riz au show-room. Logique qu’il croise un jour un autre homme, passé du croche-pied en politique au fauteuil présidentiel. Et là, nous, on ne s’en fout plus : on a les images.
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