L’Armageddon de la presse britannique
John Cleese, cofondateur de la mythique troupe d’humoristes britanniques « Monty Python » quitte le Royaume Uni. Rien de bien spectaculaire. De toute manière, il n’y séjourne que quelques semaines par année. La chaîne de télévision publique BBC a tout de même voulu connaître les raisons de cet acte de désertion.
Lors d’une interview, accordée à la journaliste Emily Maitlis au mois de juillet dernier, dont la vidéo a déjà été visionnée par 1,2 million d’internautes, John Cleese exprime son mécontentement face à la gestion désastreuse de la politique et, tout particulièrement, la pitoyable image que véhicule la presse britannique dans le reste du monde.
Il y fait référence à une étude de l’Union Européenne au sujet du niveau de confiance des médias auprès du grand public, utilisant un échantillonnage de 1'000 individus dans 33 pays, étude dans laquelle le Royaume-Uni figure à la place 33 depuis quatre ans. Son grief concerne notamment la couverture polémique et purement partisane de la sortie du Royaume Uni de l’Union Européenne, le Brexit. Il déplore le manque de pédagogie et de différenciation des deux camps et accuse la profession d’avoir divisé le pays.
La réplique impuissante de la journaliste est symptomatique pour une approche journalistique qui domine le reportage de l’actualité depuis une vingtaine d’années. Elle objecte, mollement, que « le rôle principal des médias serait celui d’une caisse de résonance répercutant le niveau de mécontentement et d’insécurité dans la population ». Ce concept de la neutralité tacitement biaisée s’est insidieusement infiltré au fil des ans, avec, en toile de fonds, le message subliminal de « la fin de l’histoire ».
Paradoxalement, le gros des journalistes continue à célébrer un modèle économique et sociétal qui leur dessert au même titre que les travailleurs. Mais, le Royaume Uni, berceau de la révolution néolibérale, se trouve peut-être à un tournant historique, ouvrant des perspectives nouvelles pour le monde du travail en général et le journalisme en particulier.
Entre le 23 et le 26 septembre se tient, à Liverpool, la conférence annuelle du part Labour, dans un contexte politique hautement explosif. La premier ministre Theresa May vient d’essuyer un nouveau refus par l’Union Européenne de son plan de sortie de l’Union Européenne, concocté à la hâte au manoir de Chequers, sa résidence de villégiature. La désunion règne désormais dans les milieux conservateurs tandis qu’à gauche c’est plutôt le contraire, nonobstant les tentatives désespérées des médias d’y semer la zizanie.
Dans son dernier clip, le leader du parti Labour, Jeremy Corbyn, ne fait pas dans la dentelle. Il a dû faire souffler un vent de panique dans les médias mainstream, de gauche ou de droite, farouchement opposée, par principe, à cette personnalité tranchante.
Il y déclare que « des banques telles que Morgan Stanley se confortent dans l’idée de pouvoir gérer notre pays à leur guise, en soutenant financièrement leur parti politique de prédilection, les Tories, parti qui tient les rênes à Downing Street. En 2008 ils avaient réussi à couler notre économie et c’est le contribuable qui leur avait évité la banqueroute. S’ensuivit une cure d’austérité sans précédent, causant l’amputation du service public et la plus importante baisse du standard de vie en 60 ans, pendant que le PDG de Morgan Stanley s’octroie un salaire annuel de 21,5 millions £ et les banques britanniques distribuent la somme astronomique de 15 milliards £ en bonus à leurs dirigeants. Labour est un mouvement en croissance constante. Nous comptons actuellement plus que 500'000 membres (premier parti politique d’Europe ndlr). Nous sommes prêts à gouverner. Quand ils disent que nous sommes une menace, ils ont raison. Nous sommes une menace pour un système, truqué en faveur d’une infime minorité. »
Il est donc compréhensible que tous les moyens soient bons pour discréditer l’homme, faute de pouvoir discréditer le constat. Pour mesurer l’absurdité de cette stratégie médiatique il faut garder à l’esprit le résultat de l’enquête européenne au sujet du niveau de confiance des médias anglais aux yeux du grand publique.
Sur la liste non exhaustive des coups tordus du journalisme de bas étage on commencerait par une interview du 21 mai 2017 de la journaliste Sophy Ridge sur la chaîne « Sky News » (youtube) avec le leader du parti Labour, Jeremy Corbyn. Mrs. Ridge commence l’entrevue par questionner son interlocuteur au sujet d’un article de presse, paru dans le « Labour briefing magazine » en décembre 1984, écrit par le journaliste Andrew Ross, sur l’attentat contre le congrès des Tories à Brighton du 12 octobre 1984 par l’Armée Républicaine Irlandaise IRA, visant la premier ministre Margaret Thatcher, causant la mort de 5 personnes, article suggérant que les Tories auraient provoqué l’attentat par le pourrissement volontaire de la situation nord-irlandaise.
Sophie Ridge : « Vous étiez secrétaire général du comité éditorial du « Labour briefing magazine » à l’époque. » Réponse de Jeremy Corbyn : « Non, ce n’est pas le cas, j’ai écrit des articles pour cette publication comme j’écris des articles pour de nombreuses autres publications depuis de nombreuses années. Par ailleurs, je n’apprécie pas Andrew Ross, qui dresse des profils de parlementaires imprécis. » Oops. Prise de court, incrédule, Sophy, essaye un autre angle d’attaque : « Vous ne faisiez donc pas parti du comité éditorial, mais pourquoi aviez-vous donc continué d’écrire des articles pour ce journal ? Réponse : « Parce qu’il (le journal) atteint un lectorat important au sein du parti Labour. Il y a certainement des programmes au sein de votre chaîne de télévision que vous n’appréciez pas. » Oops.
Un autre exemple de la liste non exhaustive du journalisme sélectif, un article sur la page de garde du Telegraph au sujet d’une visite par Theresa May du 29 août dernier de la cellule de prison du leader anti apartheid Nelson Mandela à « Robben Island » en Afrique du Sud « Theresa May marche dans les pas de Nelson Mandela ». A aucun moment de sa carrière politique Theresa May ne s’était exprimée contre l’apartheid en Afrique du Sud et la regrettée Lady Thatcher appelait l’ANC une organisation terroriste, tandis que Jeremy Corbyn manifestait contre l’apartheid depuis les années 1980.
L’arme absolue de l’artillerie journalistique est sans doute le présumé antisémitisme du leader travailliste, or personne ne croit sérieusement que Jeremy Corbyn soit antisémite. Ce n’est pas le sujet. Pour créer la confusion, c’est le thème idéal, un pot-au-feu qui supporte tous les ingrédients. Les attaques, relayées d’ailleurs allègrement par la presse d’Europe continentale, sont tellement nombreuses qu’il est difficile d’en faire une sélection. On a l’embarras du choix.
Le journaliste belge Michel Collon, qui est d’ailleurs une cible privilégiée à ce sujet, explique, comme devrait le faire une presse dite de qualité, la différence entre antisémitisme, antisionisme et une attitude contre le gouvernement actuel de l’Etat d’Israël, le pot-au-feu ethnique, idéologique et politique dont l’analyse dépasse manifestement la capacité intellectuelle de certains journalistes.
L’organisation « International Holocauste Remembrance Alliance » est une organisation intergouvernementale fondée en 1998 (la Shoa eut lieu pendant la guerre de 1940-1945) unissant gouvernements et experts dans le but de favoriser l’éducation au sujet de l’Holocauste, un peu à l’instar de Theresa May qui vient de se rappeler de Nelson Mandela. La discussion tournerait autour d’une définition de cette déclaration que le parti Labour devrait encore signer et dont il y a, semble-t-il, une divergence sur la formulation parmi les camarades. Pendant ce temps le pays et à feu et à sang, dans une crise existentielle sans précédent face à un isolement international potentiellement désastreux pour ses citoyens.
Sophy Ridge de « Sky News » avait trouvé dans les archives « une flèche » datant de 1984, le « Daily Mail » fait mieux. Il vient de trouver un événement de 1972, lors duquel Jeremy Corbyn aurait déposé, à Tunis, une couronne de fleurs sur la tombe des membres du groupe terroriste palestinien, responsable de la prise d’otages d’athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich la même année, une nouvelle preuve de l’antisémitisme du leader travailliste.
Et, il y a les revenants. Tony Blair, ancien premier ministre travailliste, fidèle héritier de Lady Thatcher, vient de se produire sur la scène d’un événement de l’hebdomadaire « The Economist », ardent défenseur du statu quo, quoi qu’un peu dubitatif tout de même pour avoir lancé récemment un « concours d’idées » sous le thème « What is wrong with the world ? » Mais, passons.
Dans ce contexte, il faut savoir qu’à l’occasion de son 175ème anniversaire, le 15 septembre dernier, son éditeur Zanny Minton Beddoes, avait invité le polémiste américain Steve Bannon, à un événement aux Etats-Unis, appelé « Open Future Festival », ce qui a provoqué, un certain malaise parmi ses lecteurs. Mais, Mr. Beddoes, droit dans ses bottes, défend son choix dans un éditorial : « Nous défendons les valeurs libérales du 21ème siècle. Dans ce but nous voulons échanger des points de vue, autant avec nos supporteurs qu’avec nos critiques. Nous pensons que nos idées, le libre marché et des sociétés ouvertes, sont antinomiques aux valeurs que défend Steve Bannon, le populisme nationaliste. »
Pour ceux qui ne connaissent pas Steve Bannon, voici un petit aperçu. Ancien directeur exécutif de la campagne présidentielle et ancien conseiller de l’actuel président de Etats-Unis, Steve Banon est un réalisateur et producteur de cinéma, animateur de radio, ancien président et animateur de la chaîne de télévision réactionnaire américaine « Breitbart News » entre 2012 et 2016, adepte de théories complotistes. Tout en réfutant les idées libérales de « l’école de Chicago », embrassant même des thèmes sociales de la gauche (taxer les plus riches, baisse d’impôts pour les classes moyennes) il s’apprête à conquérir le marché européen en essayant de fédérer les mouvements populiste nationalistes d’extrême droite sous la bannière de sa fondation « Le Mouvement » tentant d’associer les figures de proue en la matières, Marine Le Pen, Geert Wilders, Nigel Farage, Boris Johnson, Matteo Salvini à son projet. Un projet « national-socialiste » classique en quelque sorte.
Steve Bannon est également proche d’Erik Prince, frère de l’actuelle ministre de l’éducation sous l’administration Trump, Betsy Devos, qui continue à œuvrer pour une privatisation partielle de l’armée américaine à travers sa société de mercenaires « Blackwater ». (Daily Beast 2017) Ceci pour le côté pratique de la mise en œuvre des idées de Steve Bannon.
Tony Blair, également un bon client, est donc invité à un meeting de follow up, organisé par « The Economist », au Royaume Uni, pour donner « son grain de sel » sur la question, « Steve Bannon, oui ou non », et il ne s’en prive pas. « Selon ma conviction il faut engager le dialogue avec des gens qui sont en désaccord avec vous, il faut les écouter, il faut construire des ponts avec eux. » Fin de citation. L’Economist n’a donc pas de problème à débattre la question du bien et du mal avec le diable.
De son côté, Gordon Brown, ancien premier ministre travailliste, éternel deuxième de la cordée Blair, sort également de sa réserve pour défendre son héritage et pour « condamner les actes antisémites qui se sont multipliés ces deux dernières années au sein du parti Labour. L’âme du parti est en jeu ». Rien que cela.
Entre un nouveau référendum sur le Brexit et des élections anticipées, on espère que le gouvernement britannique choisira les élections, car un nouveau référendum fournirait un tremplin à la droite extrême européenne et la cause de Steve Bannon. En attendant, nous espérons que les médias britanniques soient conscients qu’ils jouent avec le feu.
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