L’asservissement de la justice
Charles Dickens aurait pu la raconter, cette histoire, tirée tout droit de l’univers victorien du libéralisme manchestérien du début du 19ème siècle. Pourtant, nous sommes en 2019, en région parisienne, où Oliver Twist, 20 ans, vient d’être condamné par un tribunal à 6 mois de prison ferme pour le vol d’un sandwich au thon et deux bouteilles de jus d’orange, parce qu’il avait faim.
L’anecdote s’inscrit dans un contexte social plus que tendu. Dépassé par l’émergence « inattendue » du mouvement social des « Gilets jaunes » le pouvoir politique français, dans un acte de désespoir absolu, se sert de la justice comme « arme de destruction massive », sortant de ses tiroirs des lois d’exception, un peu comme l’avait fait la justice américaine avec sa loi antiterroriste « Patriot Act » au mois d’octobre 2001, donnant du même coup carte blanche aux services secrets et le FBI pour instaurer une surveillance orwellienne permanente.
Ainsi, depuis le début de la révolte des « sans-dents », on ne compte pas moins que 2'000 arrestations dont 40% de condamnations à des peines de prison ferme, la Ministre de la Justice, garde des sceaux « royaux », un vestige, dont même la « Révolution » n’est pas parvenu à se défaire, place ses procureurs, courroie de transmission de la volonté politique, au gré des événements. (Corruption et servitude, interview « Le Média 24.06.2019)
Mais, le phénomène de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, une pratique jusqu’ici réservée aux républiques bananières, est loin d’être un phénomène français. Insidieusement orchestrée par ce qu’on pourrait appeler « l’Internationale néolibérale », et bienveillamment relativisée par les médias, la gangrène de la judiciarisation infeste toutes les démocraties, ou ce qui en reste.
Le cas de l’éditeur australien Julian Assange, actuellement détenu en isolement cellulaire dans une prison de haute sécurité britannique, est emblématique pour la fragilité de la justice face aux pressions économiques et politiques. En 30 ans le néolibéralisme a réussi ce que la guerre froide avait empêché les 45 ans précédents, le contrôle absolu de l’état et de ses institutions par le capital.
Ainsi, une démocratie aux valeurs humanitaires, à priori au-dessus de tout soupçon, la Suède, jette par-dessus bord les valeurs cardinales d’un état de droit, la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice, en se laissant instrumentaliser par le champion de l’extraterritorialité, les Etats-Unis d’Amérique.
Quelques jours après la publication par « Wikileaks », le 21 août 2010, de 77'000 documents confidentiels et compromettants au sujet de la présence de l’armée américaine en Afghanistan, la justice suédoise enregistre une plainte pour « viol mineur » (refus d’arrêter les ébats sexuels après rupture d’un préservatif lors d’un rapport consentant) à l’encontre de l’Australien. Toutefois, rapidement le parquet suédois décide d’abandonner les poursuites et autorise l’accusé de quitter le territoire.
Le 18 novembre 2010, quelques jours après la publication de nouvelles révélations par Wikileaks au sujet des agissements peu diplomatiques de la diplomatie américaine cette fois, le même parquet émet un mandat d’arrêt international « à des fins d’interrogatoire » dans le but d’élucider des accusations, « d’agression sexuelle » cette fois-ci. La police britannique arrête le « fugitif ». (Wikipedia)
Après la validation du mandat d’arrêt international par la « Cour Suprême britannique » l’ennemi public numéro un trouve refuge dans l’ambassade de l’Equateur à Londres, bénéficiant de l’asile politique et de la citoyenneté équatorienne, accordés par le président de l’époque, Rafael Correa, qui, par ailleurs, et pour la petite histoire, fut un fervent opposant, durant tous ses mandats, aux « propositions » faites par le « Fonds monétaire international » FMI et la « Banque mondiale » à son pays.
Rafael Correa, est actuellement résident en Belgique, demandeur d’asile à son tour, car poursuivi par la justice du gouvernement équatorien de son successeur, Lenin Moreno, au pouvoir depuis le 24 mai 2017, pour « corruption passive ». Il est accusé, d’avoir, en sa qualité de président, « favorisé des contrats commerciaux au détriment de l’état, au bénéfice de la Thaïlande et de la Chine » ?! En outre, on lui reproche une « tentative d’enlèvement d’un membre du parti d’opposition », ainsi que la fomentation d’une campagne de propagande contre le groupe pétrolier « Chevron » par des militants indigènes avec de l’argent public.
Moreno qui fut, par ailleurs, son ancien Vice-président entre 2007 et 2013 et membre du parti « Alianza Paìs », une coalition de partis de gauche dont l’objectif déclaré, outre celui de gouverner le pays, est « une révolution citoyenne, aboutissant à l’implantation du socialisme en Equateur, et par extension, en Amérique Latine ».
En tant que successeur du président Correa, à qui la constitution interdit de se présenter pour un quatrième mandat, Lenin Moreno, dès son accession au pouvoir, réinterprète la philosophie socialiste de son parti et décide de faire le ménage. En août 2018 il annonce le retrait de « l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique » ALBA, et propose de rejoindre « l’Alliance du Pacifique » une communauté économique d’obédience néolibérale.
Dès août 2017, son Vice-Président, Jorge Glas, allié de Correa, est dans le viseur de la justice pour corruption présumée dans l’affaire « Odebrecht », du nom de ce conglomérat brésilien, de construction, de technologie, de défense, de pétrochimie, de transport et de logistique, impliqué dans une gigantesque affaire de corruption du nom de « Lava Jato » qui fait l’objet d’une investigation dirigée par le charismatique et insoupçonnable juge brésilien Sérgio Moro, actuel « Ministre de la justice et de la Sécurité publique » du gouvernement de Jair Bolsonaro.
A l’instar de Jorge Glas, l’ancien président brésilien, Luiz Inàcio Lula da Silva, aurait également bénéficié des faveurs de la firme brésilienne, dans son cas, sous forme d’un luxueux appartement avec vue sur la mer d’une valeur de 1,1 million USD, en échange de l’attribution de marchés publics. Destitué de son mandat, le Vice-président équatorien Glas est condamné en 2018 à six ans de prison par la Cour suprême, à l’instar de son compagnon d’infortune brésilien.
En mars 2018, le président Moreno, qui a maintenant les coudés franches, ordonne au personnel de l’ambassade équatorienne à Londres de couper les systèmes de communication, dont l’accès à internet, à Julian Assange, pour autoriser la police britannique, le 11 avril 2019, de s’introduire dans les locaux, en violation de l’article 22 de la « Convention de Vienne sur les relations diplomatiques » ainsi qu’en violation flagrante de la « Convention relative au statut des réfugiés » dont le Royaume Uni est signataire, pour arrêter le citoyen australo-équatorien.
Résultat des courses. En février 2019, le gouvernement équatorien annonce fièrement avoir obtenu un prêt de 10 milliards USD du « Fonds monétaire international » FMI et de la « Banque mondiale », assorti d’une palette de mesures d’austérité draconiennes.
Pendant ce temps une certaine presse, ultra minoritaire, fait son travail. Ainsi, le journaliste américain, Glenn Greenwald, rédacteur du magazine en ligne « The Intercept », domicilié à Rio de Janeiro, publie ces jours les premières évaluations d’une archive monumentale de documents non exploitées, encore plus importante en volume que celle révélée par l’ancien employé de la CIA Edward Snowden, archive dont la plateforme est également à l’origine et dont elle garde les droits exclusifs de publication.
Dans des enregistrements de conversations électroniques via la messagerie « Telegram » qui révèlent les dessous de l’investigation « Lava Jato », débutée en 2014, le jeune procureur Deltan Dallagnol, qui ne s’était pas privé d’en faire ses choux gras dans la presse, vantant ses mérites de magistrat incorruptible dans un livre, et le personnage du juge « mani pulite » Sérgio Moro, qui, en juillet 2017 condamne Lula à 9 ans et demi de prison pour corruption passive et blanchiment d’argent, apparaissent sous un tout autre jour.
Lula da Silva, qui fut élu président en 2002 et en 2006 avec plus de 60 % des voix, avait quitté la présidence, faute de pouvoir se présenter pour plus que deux mandats consécutifs, avec une cote de popularité de 87%, inégalée dans l’histoire brésilienne. Par conséquent, désigné par son parti, le « Parti des travailleurs » PT, pour être le candidat à l’élection présidentielle en 2018, favori dans tous les sondages, lui donnant entre 30 et 40% des intentions de vote au premier tour, le « Tribunal suprême fédéral » prononce finalement son inéligibilité le 31 août 2018.
Contraire à l’image non-partisane des protagonistes du dossier « Lava Jato », le procureur Deltan Dallagnol, révèle le fonds de sa pensée dans une conversation avec Carol, une collaboratrice du juge Moro.
Carol : Deltam, mon ami
Carol : Tu peux compter sur ma solidarité en cette période difficile. Nous sommes comme dans un train incontrôlable et nous ne savons pas ce qui nous attend.
Carol : La seule certitude est que nous travaillons ensemble.
Carol : La possibilité d’un retour du « Parti des travailleurs » PT au pouvoir m’inquiète, mais je prie Dieu d’éclairer notre population et de produire un miracle pour nous sauver.
Dallagnol : Je suis avec vous, Carol
Dallagnol : En effet, faites des prières, nous en avons besoin pour notre pays.
D’autres documents révèlent de quelle manière le juge Moro conseille le procurer Dallagnol dans la construction du dossier et quelles erreurs, susceptibles d’affaiblir l’acte d’accusation, celui-ci devrait éviter lors de sa présentation devant la cour.
De l’aveu même du procureur, l’acte d’accusation comportait de sérieuses lacunes et qu’en réalité le cas aurait dû être traité par la juridiction, dans laquelle se trouve l’appartement dont Lula est accusé d’avoir bénéficié, et dont celui-ci réfuté d’être le propriétaire.
En réaction à la publication de l’archive, le procureur Dallagnol ne réfute pas son authenticité et le juge Moro, actuel « Ministre de la justice », estime que le sort des auteurs du piratage devrait être le même que celui que la justice anglaise réserve à Julian Assange, raison pour laquelle il « regrette la non-divulgation de la source à l’origine de la fuite et déplore le fait que « The Intercept » ne l’ait pas contacté avant la publication, ce qui, selon lui, serait contraire à toute déontologie journalistique.
« The Intercept » affirme par ailleurs avoir pris ses précautions pour protéger ces données en les stockant en dehors des frontières du Brésil et assure que l’accès sera accordé à de nombreux journalistes dans le monde entier.
Il reste à espérer que le journaliste, Glenn Greenwald, fera preuve de discernement dans l’attribution des droits de diffusion, gardant en mémoire le traitement actuellement réservé, par les médias américains et européens au sort de Julian Assange.
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