L’« Etat de droit » ... en question
« l’Etat de droit » … en question.
On entend, dans cette période électorale, critiquer « l’Etat de droit ». Qui serait le résultat de la mise en œuvre d’une certaine idéologie par les juges, auxquels le pouvoir politique serait obligé de se soumettre.
« Etat de droit » dans les mains des juges … lesquels, concrètement, empêcheraient les décideurs français ( gouvernement, parlement) de prendre certaines décisions relatives à l’exercice de la « souveraineté » du pays dans certains domaines.
1. Selon l’acception courante du concept, on vit dans un « Etat de droit » lorsque le gouvernement ne fait pas n’importe quoi, et inscrit son action dans le cadre de règles pré définies principalement par le pouvoir législatif mais aussi, dans les faits, par le juge … Qui veille de manière générale, au respect des « principes » sous-jacents au bon fonctionnement de la société.
Ce sont les juges qui veillant à ce que le pouvoir ne sorte pas desdites limites, permettent de dire que l’on est dans un « Etat de droit ».
Ce faisant les juges peuvent jouer, sous un certain rapport, le rôle d’une sorte de contre pouvoir. Spécialement utile lorsque dans les faits, les politiques du « pouvoir législatif » limitent leur rôle à faire des sourires à leurs amis qui occupent les postes au sein du « pouvoir exécutif ».
Et l’on ne saurait s’en offusquer.
Dans ce rôle, on pourrait même dire que les juges n’en font pas assez. Puisque les juges ne contrôlent encore pas (ils le pourraient en réalité … s’ils le décidaient) les dispositions que les politiques mettent dans la constitution par la voie de l’article 89 ou celle de l’article 11. Pour que leurs éventuelles turpitudes se trouvent techniquement hors de portée des juges.
2. Actuellement, il semble ( paradoxalement ?) que l’élite au pouvoir, les dirigeants politiques et les juges influents ( recrutés à la suite d’études parallèles et partageant les mêmes valeurs et pour certains les mêmes habitudes de pantouflage) sont, en réalité, et quoi qu’on en dise çà et là, en parfaite harmonie (sur l’essentiel bien sûr). Et ce, depuis longtemps.
a) Les politiques ont voulu en 1993 et 2008 ( titre XV) que la souveraineté du peuple français soit, contrairement aux dispositions de l’article 3 al.1 de la constitution (v. sur internet), déléguée à des organismes extérieurs. (Délégation qui permet que le peuple français n’ait plus de prise sur son mode de vie). Sans compter les décisions successives ( 1974 et 1981) soumettant la France aux mécanismes de la CEDH .
- Et la jurisprudence française a suivi le mouvement. Les juges français (Cour de Cassation : affaire Jacques Vabres ; Conseil d’Etat : affaire Nicolo ) ont décidé que les lois françaises devaient respecter les normes venues de l’extérieur (2). Il n’y avait d’ailleurs pas d’autre possibilité compte tenu des règles tricotées par les rédacteurs des traités acceptés (plusieurs fois) par l’élite politique.
b) Les politiques au pouvoir tolèrent ou veulent une société multiculturelle ?
- Les juges, par exemple, déclarent illégal un règlement intérieur d’un lycée qui prohibe le port du voile islamiste et ouvrent la possibilité à la communauté concernée, de faire valoir l’une de ses exigences (CE 2 novembre 1992 Kerrouaa). (3)
c) Les politiques veulent une immigration importante ( notamment pour faire baisser les salaires ) ?
- Les juges facilitent ladite immigration grâce à la manière dont ils exploitent les textes sur les droits de l’Homme (4) .
- Et même, les juges (si l’on range le Conseil constitutionnel dans la catégorie) se mettent à exploiter le principe de « fraternité » (CC décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018). Principe si général qu’on n’aurait jamais osé laisser l’invoquer jadis, sans l’existence d’une loi le mettant en œuvre dans un domaine particulier
d) Les politiques, hostiles aux conceptions de Gaulle, veulent vider une partie de la constitution de sa substance ?
- Et ils permettent que le Conseil Constitutionnel - après que ce dernier soit sorti de son rôle en 1971 (5) sans objection majeure des politiques- soit saisi par l’opposition (1974 / Giscard d’Estaing), puis soit saisi par tout citoyen avec la « question prioritaire de constitutionnalité » ( 2008 / Sarkozy).
e) Et puis, quand on analyse la jurisprudence du Conseil d’Etat sur beaucoup de recours dirigés contre les décisions prises par le gouvernement durant l’épidémie de covid 19, on s’aperçoit qu’il existe une parfaite communauté de vues, de divers ordres, entre le juge et le pouvoir (6)
En guise de conclusion.
S’en prendre à l’Etat de droit, tel qu’on le connaît dans les Etats démocratiques, nous paraît à la fois inadapté à la situation présente, et inopportun.
Si, maintenant, certains souhaitent, s’ils arrivent un jour au pouvoir, que les juges ne s’opposent pas à leurs réformes si ces dernières visaient à endiguer les vagues migratoires, à préserver « l’identité française » contre la transformation de la France en un assemblage de communautés hétérogènes, ou à permettre d’avoir une liberté de décision dans l’ordre économique, il faut que l’environnement juridique dans lequel les juges décident soit modifié.
1/ Dans l’ordre interne ce n’est pas difficile. On fait voter un texte ( si l’on a une majorité).
C’est d’ailleurs ce qu’on fait les Révolutionnaires de 1789 qui ont voté la loi du 16-24 août 1790 (7)
Quitte à mettre ce texte dans la constitution ( le cas échéant, en utilisant l’article 11 ou l’article 89).
2/ Mais comme la France se trouve dans un maillage de règles (celles de la zone de libre échange dite « Union européenne ») dans lesquelles se trouvent tenus autant les politiques français que les juges français, émettre des lois françaises, y compris « constitutionnelles » (2) est de peu d’intérêt.
Et de peu d’efficacité, tant qu’on ne sort pas de ces règles « supérieures » de l’Union européenne, qui s’imposent aux politiques comme aux juges comme il vient d’être dit .
Il se trouve que ceux qui manient le concept de souveraineté et qui critiquent « l’état de droit » sont plutôt discrets sur cette condition.
Et qui, lorsqu’ils se réfèrent au général de Gaulle, n’exploitent pas toujours certaines déclarations de cet homme d’Etat, précisément sur cette question (9) .
Et qui, lorsqu’ils regardent autour d’eux, ne voient manifestement pas que la Grande Bretagne (malgré les noires prédictions et les manœuvres contre sa sortie du système économico-financier dit "UE"), existe toujours, qu’elle est toujours en Europe, et que les Anglais ne se sont pas clochardisés.
Marcel-M. MONIN
m. de conf. hon. des unioversités
(1) on se rappelle la réforme constitutionnelle de 1995 qui a ajouté aux questions pouvant être soumises à référendum « les réformes relatives à la politique économique ou sociale de la Nation et aux services publics qui y concourent ». Il s’agissait de permettre que l’assurance maladie puisse devenir un « produit » parmi d’autres, vendu par les compagnies d’assurances. La constitutionnalité des futures lois de financement de la sécurité sociale appelées à faire ces changements, apparaissait incertaine au regard des dispositions du préambule de la constitution de 1946. Le référendum ( il suffisait que le texte soit astucieusement rédigé pour que les citoyens ne soient pas effrayés par ce qui les attendait et ne le voient pas) permettait techniquement que ces réformes soient faites sans risque, puisque le Conseil constitutionnel refusait d’apprécier la constitutionnalité des lois référendaires.
(2) cité n° 17-109, dans notre recueil « les arrêts fondamentaux du droit administratif » Ed Ellipses
Sur les décisions de la CJCE affirmant que le droit communautaire l’emporte sur le droit national, y compris CONSTITUTIONNEL : CJCE, 5 février 1963, van Gend en Loos ; CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. ENEL ; CJCE, 9 mars 1978 Simmenthal c. administration des finances ; CJCE, 17 décembre 1979, Internationale Handelsgesellschaft ; les juridictions nationales doivent l’appliquer CJCE, 19 novembre 1991, Andrea Francovitch ( cités dans notre AFDA)
(3) cité n° 17-109, dans « les arrêts fondamentaux du droit administratif » Ed Ellipses et commenté dans notre « textes et documents constitutionnels depuis 1958 , analyses et commentaires. Dalloz-Armand Colin)
Le Conseil d’Etat fit jouer une loi donnant certaines facultés d’expression aux élèves dans les établissements scolaires contre le principe de laïcité inscrit dans la constitution. Ce qui eut les conséquences que l’on sait. Dans cette affaire, le Conseil d’Etat aurait pu décider exactement le contraire en faisant prévaloir le principe inscrit dans la constitution. Sans qu’aucun juriste ne puisse avoir l’idée de critiquer sérieusement une telle décision.
Techniquement, les juges peuvent souvent faire (et font) ce qu’ils veulent. Spécialement lorsqu’ils ont à choisir entre deux normes. Ou lorsqu’en présence d’un principe, ils le mettent en œuvre directement, ou lorsqu’ ils en assortissent la mise en œuvre à des conditions ou à des exceptions … qu’ils posent eux-mêmes. Lorsque leur choix est fait (que l’on trouve dans le « dispositif »), ils rédigent le texte de leur décision (« motivation »). Les rédacteurs de manuels prennent rarement du recul, en dehors des cas où l’on a affaire à un « revirement de jurisprudence », lequel constitue le cas typique de l’usage par le juge de cette liberté. C’est aussi en lisant ( mais il faut le faire) certaines « conclusions » des « commissaires du gouvernement » devenus « rapporteurs publics » qu’on se rend compte que les juges, - qui ont choisi une solution plutôt que l’autre, une rédaction plutôt qu’une autre - , l’ont fait sur la base de considérations d’ opportunité. Voir aussi ce qui est dit dans la note 6.
(4) jurisprudence du Conseil d’Etat : https://www.conseil-etat.fr/ressources/etudes-publications/dossiers-thematiques/le-juge-administratif-et-le-droit-des-etrangers ; jurisprudence de la CEDH : https://echr.coe.int/Documents/Guide_Immigration_FRA.pdf
(5) v. nos observations sous l’article 61, dans « textes et documents constitutionnels depuis 1958. Analyses et commentaires. Dalloz-Armand Colin)
(6) Exemple : dans l’affaire n° 440129 , CE 28 janvier 2021 B, le Conseil d’Etat juge – en substance- ( § 11) que dès lors que gouvernement avait permis, en application d’une loi, aux médecins des hôpitaux de prescrire certains médicaments ( ceux du protocole Raoult) , il a pu, sans entacher sa décision d’incompétence, interdire lui même aux médecins de ville de le faire, alors qu’ une autre loi le leur permettait. Et juge aussi (§ 16) que dès lors qu’un médicament était censé ne pas être efficace, le fait d’en interdire la prescription aux médecins de ville ne pouvait pas porter atteinte à la liberté de prescrire de ces derniers. NB. Dans cette affaire, le juriste qui répondait au nom du Premier Ministre et du ministre de la santé aux écritures du requérant, était précédemment à ses fonctions dans la sphère du pouvoir exécutif, porte parole du Conseil d’Etat. Ce qui renforce, d’un point de vue technique, les conditions de la communauté de vue signalée ci-dessus.
(7) Qui ont en plus organisé un autre système de recrutement des juges ( juges alors désormais élus). Ce qui fait incidemment penser que l’on pourrait donner une autre composition au Conseil constitutionnel, pour lui ôter la suspicion d’être devenu l’un des moyens de permettre à des politiciens passés de mode, d’arrondir leurs fins de mois. Et d’être un think tank dans lequel on pense comme il convient de le faire par les temps qui courent.
Loi des 16-24 août 1790. Art. 10 : Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du Corps législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture. Art 12. Ils ne pourront point faire de règlements, mais ils s’adresseront au corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire, soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle. Art 13. Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions.
(8) On notera que le candidat M. Barnier ( alternative potentielle à E. Macron ? - v. notre article sur Agoravox - ) a dit que la loi française était inférieure aux normes européennes, mais que la constitution leur était supérieure. (v. la note 2 sur ce point). Ce qui ne mène nulle part, puisqu’il s’agit là d’une paraphrase de la constitition … qui s'est effacée ( ajout du titre XV) afin que les lois françaises soient « inférieures ». On notera avec malice que M. Barnier s’offusque de ce qu’une juridiction polonaise ait dit la même chose que lui sur la constitution de leur pays par rapport aux normes européennes. L’opinion publique, un moment surprise et intéressée, s’étonne ; certains juristes rigolent.
(9) De Gaulle répondant à Alain Peyrefitte ( « c’était de Gaulle, Fayard, tome 2, p . 267) , qui lui disait que le Traité de Rome n’avait rien prévu pour qu’un membre le quitte : « C’est de la rigolade ! Vous avez déjà vu un grand pays s’engager à rester couillonné, sous prétexte qu’un traité n’a rien prévu pour le cas où il serait couillonné ? Non. Quand on est couillonné, on dit : « Je suis couillonné. Eh bien, voilà, je fous le camp ! » Ce sont des histoires de juristes et de diplomates, tout ça. » .
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