L’impossibilité du compromis - Les propagandistes (1)
Dans mon mémoire de fin d'étude, j'explique les raisons qui motivent le fait que j'abandonne le secteur de la communication pour me vouer au journalisme. Dans cette première partie, je reviens sur l'idéologie de domination qui gangrène les professions de la communication de façon plus ou moins subtile depuis ses balbutiements en 1916. Ceci n'est pas une version définitive, n'hésitez pas à compléter si jamais vous aviez des informations croustillantes supplémentaires.

Savons-nous d’où ont émergé les premières agences de relations publiques ? Nous avons ensemble étudiés l’histoire en France, mais les précurseurs se trouvaient outre-Atlantique. C’est un documentaire nommé Propaganda[1], circulant sur Dailymotion.com qui a attiré mon attention à ce sujet. J’ai vérifié, et approfondi certains éléments qui appuieront ma démonstration. Il n’est pas ici question de faire une généralité des exemples historiques détaillés ci-dessous, mais étant donné que ce cas était assez bien documenté et qu’il entre profondément en résonnance avec les problématiques de fond contemporaines de la communication, ce cas mérite je crois d’être davantage connu du public pour mieux comprendre dans quels buts les techniques de manipulations de l’opinion et des comportements ont été développées.
Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud (1856-1939), fût employé par le gouvernement américain et son président Woodrow Wilson (1856-1924). « Celui-ci fût élu président des Etats-Unis en 1916 au terme d’une campagne électorale sur le thème : « La paix sans victoire ». C’était au beau milieu de la Première Guerre mondiale. La population était extrêmement pacifiste et ne voyait aucune raison de s’engager dans une guerre européenne. En revanche, Wilson avait déjà décidé d’entrer en guerre , a dû intervenir dans ce sens. C’est ce que Noam Chomsky considère comme « la première opération de propagande organisée par un gouvernement contemporain »[2]
Edward Bernays étudie alors les théories psychanalytiques de son oncle, et les couple avec les idées des théoriciens des manipulations de l’opinion publique, comme Walter Lippmann (1889-1974) et sa « fabrique du consentement », qu’il énonça en 1922. Ainsi, le concept est développé dans son livre publié en 1947, « The Engineering of Consent » :« L’ingénierie du consentement est l’essence même de la démocratie, la liberté de persuader et de suggérer ». Ceci est la colonne vertébrale de la philosophie de la propagande et de la communication.
L’action de E. Bernays pris donc d’abord place au sein d’un « Comité pour l’information publique ». Ces entités, nées le 13 avril 1917 et dissoutes 21 août 1919, étaient dirigées par le journaliste George Creel (1876-1953). Ce dernier retranscrivit cette expérience dans son livre « How the war came to America » (Comment la guerre a gagné l’Amérique) en 1917, et dans ses mémoires « How we advertised America » (Comment nous avons publicisé l’Amérique) en 1920. Le dernier élément devant attirer notre attention au sujet de George Creel, est son appartenance au Bohemian Club, société secrète fondée en 1873.
Pour Noam Chomsky, « la commission Creel est parvenue en 6 mois à transformer un peuple pacifiste en une population hystérique et belliciste qui voulait détruire tout ce qui était allemand, mettre en pièces les allemands, entrer en guerre et sauver le monde. [De plus il décrit un courant de pensée] : les intellectuels progressistes, disciples de John Dewey.[3] Comme en témoignent leurs écrits de l’époque, ils étaient très fiers de compter au nombre des « membres les plus intelligents de la société », c’est à dire de ceux qui s’était montrés capablesde convaincre une population réticente d’épouser le parti de la guerre en l’épouvantant et en lui inspirant un chauvinisme extrême On n’a pas lésiné sur les moyens. C’est ainsi, par exemple, qu’on a trouvé bon d’attribuer aux « boches » des atrocités fictives, comme le fait qu’ils auraient arraché les bras des bébés belges ; toutes sortes d’actes horribles que mentionnent les manuels d’Histoire. C’est le ministre britannique chargé de la propagande qui a inventé une grande partie de ce que l’on racontait à ce sujet à cette époque. Ainsi qu’il a exprimé au cours de délibérations secrètes, il avait fait le vœu de « manipuler la pensée de la plus grande partie du monde. » Mais le plus important pour le ministre était de contrôler l’opinion des « membres les plus intelligents de la société » américaine, qui répandrait à leur tour la propagande qu’il avait concoctée et feraient basculer les Etats-Unis pacifistes dans une véritable frénésie guerrière. Cela a très bien fonctionné et on n’a pas manqué d’en tirer la leçon : lorsqu’elle est appuyée par les classes cultivées et qu’aucune dissidence n’est permise, la propagande de l’Etat peut avoir des effets considérables. » [4]
Cette longue digression nous permet de nous intéresser plus en détail au Comité Pour l’Information publique (CPI). Il avait comme objectif « la production et la diffusion la plus massive possible de la vérité sur la participation des Etats-Unis à la guerre [5] ». « Il n’y a pas une partie de la machine de la Grande Guerre que nous ne touchions pas, ni de médium de diffusion que nous n’employions » explique George Creel. Une des armes favorite des CPI était les Four-Minute Men, qui, au nombre de 75 000, ont produit au total 755 190 discours sur la guerre d’une durée de quatre minutes (durée étudiée pour conserver l’attention du public)1.
A l’issue de la guerre, Bernays accompagna Woodrow Wilson à la conférence pour la paix de Paris en 1919 : « A ma grande surprise, ils me demandèrent d’aller avec [le président] à la conférence de paix. Alors que je n’avais que 26 ans, j’étais à Paris pendant toute la durée de la conférence, qui se tenait dans les environs de Paris. Nous travaillions à « faire du monde une démocratie plus sûre ». C’était le grand slogan. » Puis, il se dit qu’il pouvait utiliser ces techniques autrement : « A mon retour aux USA, je me suis dit qui si on pouvait utiliser la propagande pour faire la guerre, on pourrait certainement l’utiliser pour la paix. La propagande était devenu un gros mot à cause de l’usage qu’en faisait les allemands, alors ce que j’ai fait, c’est de chercher un autre mot. Ce fût « conseil en relations publiques »[6]. Il créa ainsi la première agence de relation publique sur Broadway avenue à New York.
Intrigué par les écrits de son oncle, il se demanda alors s’il pouvait faire de l’argent en travaillant sur l’inconscient du public. Pat Jackson (ancien collègue de Bernays au CIP), nous confie qu’ « Eddie se mit à formuler l’idée qu’il fallait toucher les émotions irrationnelles des individus. Cela a constitué une rupture historique avec ce que pensaient le gouvernement ou les chefs d’entreprise du moment. Ils croyaient qu’ils suffisaient de donner aux gens une information factuelle, qu’ils l’a regarderont et qu’ils se diront « mais bien sûr ! ». Evidemment, ça ne fonctionne pas ainsi. »[7]
E. Bernays fût contacté en 1927 par George Hill (1884-1946), président de l‘American Tobacco Corporation (ATC), pour trouver le moyen de mettre les femmes à fumer : « Il m’a dit : « Nous perdons la moitié de notre marché parce qu’il est tabou pour les hommes que les femmes fument en public. Pouvez-vous y remédier ? » J’ai dit : « Laissez-moi y réfléchir » puis j’ai demandé : « Ai-je la permission de voir un psychanalyste pour voir quel sens les cigarettes ont pour les femmes ? ». Il était d’accord, alors j’ai appelé le docteur A. Brill. »
Abraham Arden Brill (1874-1948), psychanalyste autrichien, fût d’une aide précieuse à E. Bernays. Suite à son étude sur les femmes pour le compte de l’ATC, il décrivit les cigarettes comme étant pour elles des « Torches of Freedom » (Torches de la Liberté) : « Aujourd’hui, l’émancipation de la femme a supprimé nombre des désirs féminins. (…) Les attraits féminins sont masqués. Les cigarettes, qui sont affiliées à la masculinité, deviennent des Torches de la Liberté. [8] » Ainsi, le 31 mars 1929, lors de la New York City Easter Parade, Bernays envoya un groupe de jeunes mannequins défiler. Elles dissimulaient leurs cigarettes, et, au même moment, elles sortirent leurs paquets Lucky Strike devant la presse conviée pour l’événement. L’argument donné était que les femmes allumeraient des « Torches de la Liberté » pour montrer leur indépendance du pouvoir masculin. Par un habile glissement de mots, les publicitaires ont donc fait d’un intérêt particulier (augmenter les ventes de cigarettes), l’intérêt général (l’émancipation des femmes).
Et cela a fonctionné ! Pat Jackson explique : « Là vous aviez un symbole, de jeunes femmes fumant une cigarette en public, avec un slogan qui allait faire que tous les partisans de l’égalité les défendront dans le débat qui allait suivre. Je veux dire, l’héroïne des américains, c’est la Statue de la Liberté, avec sa torche ! Donc toutes ses émotions, souvenirs, slogans rationnels réunis ont fait que le lendemain, l’événement était à la une de tous les journaux de New York, mais aussi des Etats-Unis, et bientôt du monde. (…) Il avait brisé le tabou, avec un seul acte symbolique. »[9] En effet, si en 1923, les femmes ne représentaient que 5% des acheteurs de cigarette, elles étaient déjà 12% en 1929, et 18,1% en 1935. [10]
E. Bernays a réussi l’impossible : faire de la cigarette un objet de libération. Et même si cela est totalement irrationnel, cela fonctionne encore aujourd’hui. Par l’étude des consommateurs, on peut donc déduire comment des objets à priori anodins peuvent tout à coup être de puissants référents émotionnels, qui peuvent être utilisés pour construire une image positive ou négative. Ceci est le postulat nécessaire à l’existence de la société de consommation. On n’achète pas un produit parce qu’on en a besoin, on l’achète pour se sentir bien, pour être quelqu’un.
Paul Mazer, banquier à feu Lehmann Brother (qui avait déjà employé Bernays) était déjà très clair à ce sujet : « Nous devons faire passer l’Amérique d’une culture du besoin à une culture du désir. Les gens doivent vouloir de nouvelles choses avant même que les anciennes soient consommées. Nous devons former une nouvelle mentalité en Amérique, les désirs doivent éclipser les besoins. »[11]
Et bien ! On constate que la philosophie des nouveaux propagandistes qui se nomment pudiquement conseillers en communication, pubards et communicants n’a en fait que peu changé. Lors qu’on n’essaie pas de nous mettre sous pression en créant un ennemi fantôme tel que le terrorisme international[12], on tente de distraire notre attention sur des questions futiles[13] ou bien l’on tente de nous vendre des biens dont l’obsolescence est programmée.[14]
Les sociologues de la réception nous rappellent que la propagande n’empêche pas de penser, et cela se vérifie de plus en plus avec la diffusion du savoir que permet Internet. Il n’empêche que la puissance de la fabrique du consentement réside avant tout dans la censure (idéologique ou physique). Il y eut de beaux succès, comme le 11 septembre[15], mais aussi des échecs, comme le referendum de 2005.[16] La société de consommation quant à elle, est sous perfusion de publicité en attendant une crise majeure certaine[17].
Communiquer ou influencer n’est pas un mal en soi. Il est évident qu’il est intéressant d’optimiser la réception de son message, mais cela est dangereux lorsque les buts recherchés vont à l’encontre de l’intérêt général. Je serais bien curieux de connaître des arguments valables pour maintenir cette société de consommation à outrance… Les propagandistes n’ont pas étudiés le peuple ou les consommateurs pour mieux les informer, mais avant tout pour mieux étudier leurs réactions, afin de mieux les dominer. La passivité du public face à l’évidence de l’urgence de d’investir la sphère pourrait s’expliquer selon le concept de la « servitude volontaire »[18] ou bien par l’ironique quolibet d’« homo larbinus ».[19] Mais ceci devrait selon certains être remis en question par l’éveil des consciences…[20]
Mon prochain point de développement aura pour thème les textes déontologiques de la profession, qui n’accordent aucune place ou presque à la conscience humaine.
Jonathan Moadab
La Gazette d'un Humaniste
[1] Chercher : « EDWARD BERNAYS – Propaganda ½ vostfr » sur http://dailymotion.com
[2] Noam Chomsky, Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, Montréal, 1997 (2004 pour la traduction française)
[3] John Dewey (1859-1952), philosophe, et pédagogue américain influent, promoteur d’une pédagogie fondée sur le pragmatisme. .
[4] Noam Chomsky, Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, Montréal, 1997 (2004 pour la traduction française)
[5] American propaganda, free speech and opinion control since 9/11, Nancy Snow, Seven Stories Press, 2003
[6] Edward Bernays in « EDWARD BERNAYS – Propaganda ½ vostfr » sur http://dailymotion.com à 3:30
[7] Pat Jackson in « EDWARD BERNAYS – Propaganda ½ vostfr » sur http://dailymotion.com à 5:10
[8] Brandt, Allan M. (2007). The Cigarette Century. New York : Basic Books, pp 84-85
[9] Pat Jackson in « EDWARD BERNAYS – Propaganda ½ vostfr » sur http://dailymotion.com à 7:45
[10] O’Keefe, Anne Marie and Richard W. Pollay. Deadly targeting of women in promoting cigarettes, Journal of the American Medical Women’s Association 51.1-2 (1996)
[11] Cité par S. Wellington, in Subliminal battle for our free agency, www.ldscooperative.com (30/04/2008)
[12] Voir (entre autres) : Aymeric Chauprade, Chronique du choc des civilisations, Edition Chronique, 2011
[13] Voir (entre autres) : Noam Chomsky, La fabrique de l’opinion publique,
[14] Voir (entre autres) l’excellent documentaire paru sur Arte : « Prêt à jeter », Cosina Dannoritzer, Article Z Media 3.14
[15] Voir (entre autres) : David Ray Griffin, trad. Pierre-Henri Bunel, 11 septembre, la faillite des médias : une conspiration du silence, Résistances. Ce livre a obtenu la médaille de bronze dans la catégorie du Independent Publisher Book Awards 2008. Sur le sujet, il y a aussi le travail du journaliste belge indépendant Olivier Taymans : Epouvantails, autruches et perroquets – 10 ans de journalisme sur le 11 septembre, 2011
[16] Ash 67, Souvenez-vous de la propagande du OUI au referendum, www.dailymotion.com (17/12/10)
[17] Voir (entre autres) : Consommer à en mourir, documentaire canadien, décembre 2010 ; Art and Copy, documentaire de Doug Pray, juillet 2010 ; Le monde merveilleux de la publicité, Arte, (08/12/2006)
[18] Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549
[19] Le syndrome du larbin, Opus Bou, Fond national des arts (Espagne). Visionnable sur www.dailymotion.com
[20] Le règne des désaxés menacé, Interview de Zbigniew Kazimierz Brzeziński, www.dailymotion.com
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