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La bibliothèque de Marcel Proust de Anka Muhlstein

Le dernier ouvrage d’Anka Muhlstein « La bibliothèque de Marcel Proust » est d’une lecture agréable et peut être recommandé à ceux qui souhaitent connaître Proust à travers ses lectures, car on sait que les écrivains sont aussi de grands lecteurs. C’est grâce à la lecture que l’enfant Proust découvrit sa vocation, de même que son attirance irrésistible pour la chose écrite. Il eut la chance d’avoir en sa mère et sa grand-mère maternelle deux initiatrices de tout premier ordre, l’une et l’autre férues de lecture considéraient comme absurde de ne pas proposer à un enfant des œuvres de réelle qualité, supposant à juste raison que « les grands souffles du génie » ont une influence aussi vivifiante sur l’esprit que le grand air et le vent du large sur le corps et qu’il serait regrettable d’en priver les apprentis lecteurs. Elles lui laissèrent par conséquent une grande liberté dans le choix des ouvrages et Proust eut d’instinct une attirance pour les écrivains qui avaient du style et étaient fidèles à leur réalité intérieure. Ainsi, inspiré par Racine et Saint-Simon, Proust affirmait-il que « chaque écrivain est obligé de faire sa langue comme chaque violoniste son son  ». Très tôt, il s’est attaché à analyser la technique des auteurs qu’il lisait et à les imiter. Pour se purger de cette facilité qui risquait de lui jouer des tours, il composait des pastiches, c’était sa façon de faire sortir de sa tête les tics et les rythmes d’un Balzac ou d’un Flaubert. Ce goût des pastiches lui fut tout particulièrement utile dès lors qu’il souhaita doter quelques-uns des personnages de "La Recherche" des manières propres aux fétichistes de la littérature qui n'hésitaient pas à s’exprimer comme certains écrivains célèbres. Il en est ainsi de Mr Legrandin dont la préciosité de langage doit beaucoup aux Goncourt et à Anatole France.

On sait aussi que les premiers enthousiasmes de l’enfant Proust ont été pour « Le capitaine Fracasse » de Théophile Gautier, « Le Chevalier d’Harmenthal » de Dumas et « Les mille et une Nuits » qui l’impressionnèrent tellement qu’il s’en souvint lorsqu’il écrivit dans « Le temps retrouvé » : « qu’il lui faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille…pour rédiger un livre aussi long que « Les mille et une Nuits » mais tout autre  ». Un peu plus âgé, encouragé par sa grand-mère, il se plongea dans l’œuvre de Balzac avant de s’enthousiasmer pour Baudelaire – son poète de prédilection – Leconte de Lisle dont il admirait la précision de langage et la richesse des références classiques, pour Tolstoï, Dickens et George Eliot. Enfin ce sera Racine et Saint-Simon qui encouragèrent son refus à se plier aux règles habituelles de la grammaire afin d’obtenir plus de force dans l’expression. Mais si Proust considère qu’un écrivain n’a pas à se soumettre aveuglément aux règles de grammaire, il entend respecter scrupuleusement le sens exact des mots, les mots communs devant être utilisés avec la plus grande précision. Toutefois, si le style le préoccupait, la mémoire, et plus particulièrement le phénomène de la mémoire involontaire et son rôle dans la création artistique, l’obsédait littéralement. Trois écrivains, qu’il appréciait, Chateaubriand, Nerval et Baudelaire y attachaient une semblable importance. Ces prédécesseurs lui donnèrent ainsi le sentiment qu’il était sur la bonne voie et qu’il devait s’y engager et en analyser les ressources immenses. Le passage de la madeleine n’est pas sans rappeler le chant de la grive dans les bois de Combourg dont usa le vicomte. Proust ne manqua pas de reconnaître sa dette envers son aîné : « N’est-ce pas à une sensation du genre de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires dOutre-Tombe  ? » - écrira-t-il.

Chez Baudelaire, qu’il ne cessait de lire et relire, Proust admirait la juxtaposition de cruauté apparente et de tendresse invisible et l’originalité frappante, et même parfois choquante, de ses images. Et il s’indignait de l’aveuglement des critiques qui n’avaient pas décelé l’immense sensibilité du poète dans ses évocations précises et cruelles de la pauvreté, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. « Peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité est-elle au fond une marque du génie, de la force de l’art supérieure à la pitié individuelle. » - écrira-t-il dans « Contre Sainte-Beuve ».

Enfin, on ne peut dissocier Proust de Ruskin, un auteur qu’il a traduit avec l’aide de sa mère et qui l’a ouvert à la beauté de l’art médiéval, tout en lui inspirant nombre des propos qu’il placera dans la bouche du peintre Elstir. Proust passera 9 ans dans l’obsession de Ruskin et finira par s’éloigner, car il lui fallait désormais – pour exister lui-même – se détacher du vieux maître, de façon « à renoncer à ce qu’on aime pour le recréer  ». Du moins le chroniqueur anglais avait-il eu le mérite d’ouvrir les yeux du jeune Marcel sur l'art en général.

A lire l’étude de madame Muhlstein, il semble qu’il n’y ait eu que la littérature allemande, malgré Goethe, qui le laissera indifférent. L’anglo-saxonne et la russe l’enthousiasmèrent. Il plaçait Tolstoï, « un dieu serein », très haut dans le panthéon de ses artistes, au-dessus de Balzac pour la raison qu’il jugeait « Anna Karénine » non comme une œuvre d’observation mais de construction intellectuelle. A propos des Russes, Proust analyse également l’œuvre de Dostoïevski, véritable cours de littérature qu’il inflige à Albertine. Il remarquait que l’écrivain ne divulguait jamais, au début d’une intrigue, la véritable nature de ses personnages. Proust fera de même, ce qui prouve que les auteurs russes ont eu de l’influence sur la conception de La Recherche.

Il arrive aussi qu’un auteur sert de lien entre deux personnages proustiens. Ce sera le cas de Swann, le dandy élégant, membre du Jockey-club, et le grand-père provincial qu’unit un même amour pour Saint-Simon alors que tout, dans leurs personnalités et leur style de vie, les sépare. Même chose pour Charlus et la grand-mère qui partagent un égal enthousiasme pour Madame de Sévigné. Cette complicité littéraire permet une sorte de langage secret entre des personnes totalement opposées. Par ailleurs, Saint-Simon sera utilisé pour caricaturer les bizarreries de Charlus.

Cependant, de tous les écrivains qui ont nourri Proust, aucun n’est plus présent dans son roman, ne serait-ce que pour la compréhension du personnage du Narrateur, que Racine et, ce, au-travers de trois de ses tragédies : Phèdre, Esther et Athalie. Phèdre est même le leitmotiv qui accompagne le Narrateur – souligne Anka Muhlstein. La pièce est liée à son premier amour pour Gilberte, puis au second pour Albertine. Le Narrateur découvre dans « La Prisonnière » et » La Fugitive » que les vers du dramaturge, lus, relus et récités si souvent, sont l’expression de lois auxquelles il a été assujetti toute sa vie. Il est en train de vivre Phèdre. Phèdre n’est-il pas le symbole de l’amour-maladie ? – précise Anka Muhlstein. Et elle poursuit : « Cet amour maladif, qui ne peut pas apporter le bonheur, est annoncé et illustré par les malheurs sentimentaux de Swann et de Saint-Loup qui démontrent que l’on n’aime jamais autant que lorsque la personne aimée se refuse  ».

Quant aux Goncourt, Proust posera sur leur œuvre un regard chargé d’ironie. Bien que non cités dans "La Recherche", ils sont à l’origine d’anecdotes qui servent à l’enrichissement du caractère de quelques-uns des personnages. Leur influence sera donc plus négative que positive car Proust en use comme repoussoir pour prêter certains traits ou travers à Mr Legrandin ou Mme Aubernon. C’est d’eux aussi que vient le ton si souvent vulgaire de Madame Verdurin. Pour les Goncourt, l’impression générale supplantait l’impression personnelle qui mène à la littérature. Ce que Proust dénonçait haut et fort. Pour lui, la source de l’art résidait non dans l’apparence mais dans la profondeur. La réalité se devait d’être recréée par l’imaginaire et ne pouvait en aucune façon se rencontrer dans la simple description. Manifestement les Goncourt avaient une conception de la littérature aux antipodes de celle de Proust.

La bibliothèque proustienne a tenu, à l’évidence, un rôle central dans sa vie. Elle en a occupé également un tout aussi capital dans son œuvre. Ce n’est pas sans raison que l’un des personnages, Bergotte, est un écrivain fictif mais ô combien présent. Il est en quelque sorte le double de l’auteur, la créature devenant créateur. Ce n’est plus le Narrateur qui s’insinue dans la tête de Bergotte mais Proust lui-même. La mort de l’écrivain dans le roman sera à peu de chose près celle de Marcel. Mais il ne faut pas oublier que Proust est présent dans les personnages de tante Léonie, de Charlus et de Swann, bien que Bergotte ait sur eux un appréciable privilège : sa survie est assurée par ses livres. Comme elle l’est, le sera pour Marcel Proust.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 


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1 réactions à cet article    


  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 24 avril 2014 22:04

    Merci ,même si Proust me tombe des mains ,malgré son style .
    Son intérêt pour Saint-Simon est une découverte ,mais ne m’étonne guère .
    Saint Simon traverse les siècles ,lecture de chevet de Stendhal à Sollers .

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