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La Cour constitutionnelle allemande contre Bruxelles : une étape vers la sortie de l’Italie de la zone euro ?

Le 5 mai dernier, la Cour constitutionnelle allemande, ou Cour de Karlsruhe, a mis en cause la politique d’assouplissement quantitatif (programme d’achat d’actifs visant à atteindre la cible d’inflation de la zone euro et à maintenir les taux d’intérêt à un bas niveau) ou QE (pour quantitative easing) pratiquée par la Banque centrale européenne (BCE) depuis mars 2015, et dont le principe a été admis par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le 10 mai, la Commission européenne est montée au créneau, envisageant même – chose inouïe – de déclencher une procédure d'infraction contre l’Allemagne en raison d'une décision de sa Cour constitutionnelle, alors même que cette dernière est indépendante de l'exécutif, et que ses décisions s’imposent à lui. Et les pouvoirs de la Cour constitutionnelle sont d’autant plus intangibles qu’elle fait l’objet en Allemagne du respect le plus absolu : elle est en effet considérée comme le garant suprême de l’Etat de droit avec, toujours, en arrière-plan le spectre du nazisme. La Commission européenne a-t-elle vraiment réfléchi à tout ceci avant de proférer une telle menace ? En tout cas, force est de constater qu’elle aime beaucoup les juges, mais seulement quand ils disent ce qu'elle veut entendre ! De son côté, Angela Merkel aurait affirmé que le problème soulevé par la Cour constitutionnelle allemande peut être résolu si la BCE apporte des explications sur son programme d’achat d’actifs.

 

Mais encore ? Pour y voir plus clair, il n’est pas inutile d’examiner le texte de la décision de la Cour[1] et le communiqué de presse[2] qui l’accompagne, tout en gardant cependant à l’esprit qu’on se trouve moins face à un problème juridique que face au règlement d'un conflit politique germano-bruxellois. La rédaction chantournée de ces textes n’en facilite pas l’interprétation. J'en déduis tout de même les positions suivantes de la Cour allemande :

 

1) dans des cas rares mais qui peuvent se produire, comme aujourd’hui, la CJUE n'est pas fondée à interpréter unilatéralement la conformité d'un acte de droit européen aux traités européens. C'est le cas, en particulier, lorsqu'une telle prérogative risque manifestement d'ouvrir la possibilité d'empiétements sans limites de l'Union européenne (UE) sur les prérogatives des Etats ;

2) en l'occurrence, la Cour allemande est donc fondée à interpréter elle-même cette conformité. Or, elle relève que la décision instituant le QE n'a pas pris en compte la proportionnalité entre ses objectifs et les vastes conséquences qui sont les siennes pour l'ensemble de l'économie.

 

Dans le communiqué de presse, on peut en particulier relever qu’il est reproché au QE d’avoir les mêmes effets que l’aide financière susceptible d’être accordée dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité, ou MES. Or, il est clair que le QE sert notamment aujourd’hui de palliatif à l'impossibilité de recourir au MES pour l'Italie, celle-ci refusant les contraintes liées au MES qui la mettraient dans une situation analogue à celle qu’a connue la Grèce. La politique monétaire de la BCE, seule compétence fédérale de l'UE avec l'agriculture, la pêche et le commerce extérieur, remplace une impossible politique budgétaire commune, dont ne veulent ni l'Allemagne (bien sûr, car elle lui coûterait trop cher), ni l'Italie (à moins qu'elle ne soit soumise à aucune mesure de rigueur imposée par Bruxelles et Francfort). Par sa décision, la Cour allemande remet donc en cause l'ensemble du dispositif.

 

Cependant, cette Cour n'affirme pas qu'il y ait absence de proportionnalité avantages/inconvénients du QE. Elle se limite à manifester ses doutes à ce propos, et demande à la BCE des éléments prouvant qu'elle a fait une recherche des éléments relatifs à cette proportionnalité du QE, et ce depuis 2015 :

 

« On ne peut déterminer si un tel équilibre a été recherché, ni lors du lancement du programme, ni à aucun moment de sa mise en œuvre. Il n’est pas possible d’exercer un contrôle juridictionnel effectif en vue de vérifier si la BCE est restée dans les limites de son mandat, à moins qu’elle n’apporte des éléments d’information tendant à prouver qu’un tel équilibre a bien été recherché, et sous quelle forme il l’a été. »

 

On peut faire confiance à la BCE pour trouver de telles preuves, dont il semble d’ailleurs qu’elles doivent nécessairement exister. Au-delà, la Cour allemande suggère des pistes à la BCE, en énumérant plusieurs critères dont le respect irait dans le sens d'un respect de la proportionnalité avantages/inconvénients du QE :

 

« - le volume des achats [d’actifs] a été limité dès l’origine ;

- seules sont publiées des informations agrégées sur les achats effectués par l’Eurosystème ;

- la limite d’achats de 33 % pour chaque International securities identification number (ISIN)[3] est respectée ;

- les achats sont effectués conformément à la clef de répartition du capital de la BCE ;

- les obligations des organismes publics ne peuvent être acquises que si l’évaluation de la qualité des crédits de l’émetteur lui permet d’avoir accès aux marchés obligataires ;

- les achats doivent être limités ou interrompus, et les obligations acquises vendues sur les marchés, si la poursuite de l’intervention sur les marchés n’est plus nécessaire pour atteindre l’objectif d’inflation. »

 

La fin du communiqué est assimilable à un ultimatum à trois mois au terme duquel, si la Cour allemande n’obtient pas satisfaction de la part de la BCE, elle enjoindra la Bundesbank, la Banque centrale allemande, de cesser de participer au QE. Sur quoi cet ultimatum porte-t-il, sans le dire explicitement ? Probablement avant tout sur les alinéas en gras soulignés supra. La Cour allemande, avec une quasi-unanimité qui mérite d’être soulignée (la décision a été prise à sept voix contre une), pose donc clairement les bornes : si l'Italie ne veut pas des mesures contraignantes liées au bénéfice des crédits du MES, qu'elle ne compte pas sur un rachat de sa dette par la BCE au-delà de 33 % de l’une ou l’autre de ses émissions obligataires, non plus qu’au-delà d’une proportion de l’ensemble des achats qui irait au-delà de sa part du capital de la BCE (soit 13,81 %). Ces dernières contraintes, si elles étaient considérées comme des conditions nécessaires et non comme de simples éléments parmi d'autres servant à établir un faisceau d'indices, seraient particulièrement lourdes et risqueraient fort d’empêcher toute résolution du problème du spread italien (différentiel de taux entre les obligations italiennes et allemandes, qui traduit la perception par les marchés d’une moindre qualité des titres publics italiens ; il s’est accru de manière préoccupante avec la crise du coronavirus[4]). Relevons cependant ceci, au début du communiqué :

 

« La décision publiée ce jour ne porte sur aucune des mesures d’assistance prises par l’Union européenne ou par la BCE dans le cadre de la crise actuelle du coronavirus. »

 

L'Italie est donc tranquille, semble-t-il, jusqu'à épuisement de l'enveloppe actuelle de 750 milliards d’euros du PEPP (Pandemic emergency purchase programme), voire au-delà s'il est question de nouvelles mesures contre le coronavirus. Ensuite, la Cour allemande la laisse au pied du mur : le MES ou la sortie de l'euro. Il ne serait pas surprenant que se produise l'enchaînement suivant, au cas où la BCE camperait sur ses positions, en particulier si elle refusait de rétablir des limites en pourcentage à ses opérations dans le cadre du QE, ou encore si elle allait au-delà de l'actuel PEPP de 750 milliards d’euros.

 

La Cour de Karlsruhe enjoindrait la Bundesbank de mettre fin à sa participation au QE et de ne pas s’associer à la nouvelle tranche du PEPP.

 

La BCE en prendrait acte. Il s'agirait d'un cas de force majeure, qui lierait la Bundesbank dans son activité. Mais il ne lierait que cette dernière, non la BCE qui poursuivrait le QE, quitte à répartir la part de l'Allemagne entre les autres Banques centrales de la zone euro. Et si un requérant quelconque venait s'en plaindre en soutenant que la BCE doit respecter une proportionnalité entre les Etats, la CJUE pourrait arguer d'un cas de force majeure. Tout se poursuivrait donc comme aujourd’hui, fût-ce sur un mode dégradé.

 

Tout de même, il y aurait une limite. Nous nous trouvons bien sûr ici dans le domaine du droit constitutionnel, c’est-à-dire de la politique habillée en droit. Mais il y a aussi la politique tout court. Un retrait de la Bundesbank donnerait des idées à d'autres Etats d'Europe du nord, et il pourrait y avoir de gros remous au Conseil de la BCE. Et les marchés, déjà devenus méfiants[5], le seraient bien davantage en présence de telles dissensions, avec en arrière-plan l'aggravation de plus en plus préoccupante de la situation italienne.

 

On risquerait donc de se diriger vers le plus grand krach obligataire de tous les temps, d’où un défaut de l’Etat italien, avec au-delà le risque de défauts en cascade de tous les Etats d’Europe du sud, dont la France. La Cour allemande ne souhaite probablement pas que l’on en arrive à une telle situation, et sans doute moins encore d’en être considérée comme l’une des responsables. Peut-être est-ce pour cette raison, et pas seulement pour ménager une porte de sortie honorable à la BCE dans ses futurs échanges avec elle, qu’elle a produit une décision si riche en circonlocutions. Les réserves et exceptions aux réserves qu’elle formule semblent aussi répondre à une autre préoccupation : celle de laisser à la BCE et aux Etats membres de la zone euro une marge de manœuvre visant à gagner du temps, pour le cas où la sortie de l’Italie de l’euro deviendrait inéluctable. On pourrait alors envisager la mise en œuvre pour ce pays d’une sortie concertée de l'euro, ce qui permettrait de limiter, en regard du scénario d’une sortie dans la panique, l’ampleur de la crise financière qui en résulterait. Si la BCE se voyait contrainte d’amputer son programme de QE et si l’Italie refusait de devenir la Grèce de demain, telle pourrait bien être la dernière option dès que la crise du coronavirus sera terminée, et peut-être même plus tôt encore.

 

 

Jean-Paul Tisserand

 

 

[2] https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2020/bvg20-032.html

C’est à ce texte, beaucoup plus lisible que la décision, que je me réfère.

[3] Les obligations correspondant à une émission donnée ont le même code ISIN.

[5] Cf. ma récente tribune libre consacrée à cette question sur agoravox.fr : https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/de-la-crise-du-coronavirus-a-la-223650


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7 réactions à cet article    


  • Daniel PIGNARD Daniel PIGNARD 13 mai 2020 09:14

    « La cour constitutionnelle d’un pays n’a aucune autorité sur les décisions européennes. »

    Ah ! Objection votre honneur ! Sauf en France, pays où les Français résistent encore et toujours à l’envahisseur.

    Notre constitution interdisait de présenter en congrès ce qui avait été présenté en référendum 2 ans auparavant. Elle le permettait seulement par référendum.

    « Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès » (Art. 89)

    L’article 89 vise la révision de la Constitution, or déjà il s’agissait du Traité de Lisbonne donc pas directement une révision de la constitution.

    Le Traité de Lisbonne ne peut pas être contraire à la constitution comme il l’est spécifié dans l’alinéa 1 de l’article 11 de la constitution.

    « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la Nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. »

    De plus le projet de révision avait été présenté au référendum et ne pouvait donc plus être soumis au parlement, le choix du Président de la République ne peut se contredire comme c’est spécifié dans l’article 11 : « Lorsque la proposition de loi n’est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l’expiration d’un délai de deux ans suivant la date du scrutin. » (Article11 constitution de 1958)

     

    Pour ce qui est de l’Allemagne, ce qui a été voté par les nations dans l’UE n’a pas expressément indiqué :

    « La cour constitutionnelle d’un pays n’a aucune autorité sur les décisions européennes. »

    « les jugements rendus par la Cour de justice européenne sont contraignants pour les cours de justice nationales »

    « Les constitutions des pays sont mineures devant les décisions de l’UE »

     

    Conclusion : l’UE ne peut revendiquer d’avoir cette autorité et elle agit donc par une usurpation de pouvoir.


    • Emohtaryp Emohtaryp 13 mai 2020 14:06

      une étape vers la sortie de l’Italie de la zone euro ?

      Oh oui, mais pas que....

      Il se pourrait bien que ce soit l’Allemagne en premier qui siffle la fin du jeu en disant auf wiedersehen !....et on peut comprendre qu’ils n’aient pas envie de payer pour tous les autres, même si l’ue/euro les a largement avantagé pendant + de 20 ans... !


      • Emohtaryp Emohtaryp 13 mai 2020 14:14

        @Emohtaryp

        Mais dans tous les cas, on va bien assister au chant du cygne de l’ue/euro....c’est quasiment plié ! Et tant mieux !!

        Ce qui n’empêchera nullement de continuer des coopérations entre états européens....mais chacun chez soi, si on veut éviter la zizanie et la guerre entre nous..Cette UE a toujours été une ineptie très mal ficelée mais surtout se révèle une énorme escroquerie...


      • Olivier 13 mai 2020 16:05

        On peut interpréter cet avis de la cour suprême allemande :

        1. soit il s’agit d’un baroud d’honneur de cet organisme pour justifier son existence et faire accepter à l’opinion allemande la facture du COVID, en lui faisant croire qu’elle est légale et que l’Allemagne a eu son mot à dire. C’est sans doute le plus probable ;
        2. soit il s’agit d’un signal de lassitude des cercles dirigeants allemands qui ont téléguidé cette décision. Ce n’est pas exclu car le naufrage des états européens du sud et leur incapacité à sortir de la décadence économique finira par entraîner l’Allemagne aussi. La sortie de l’Italie de l’euro (ou plutôt son expulsion) entraînera de facto la mort de l’euro, et chacun reprendra ses billes. Ce serait le plus raisonnable mais je crains qu’on continue à couler tous ensemble...

        • Jean-Paul Tisserand Jean-Paul Tisserand 13 mai 2020 20:11

          @Olivier,
          Oui. J’ai développé ici la seconde option, parce que c’est celle qui se prête vraiment à un développement. Et puis, il me paraît crédible que la Cour de Karlsuhe, au-delà de la seule situation italienne, commence à s’inquiéter d’une risque de perte de crédibilité de la BCE elle-même si elle soutient l’Italie à bout de bras (cf. ma précédente tribune « De la crise du coronavirus à la crise de la dette ? »). Mais votre option 1 reste possible et, là, on risquerait d’aller vers la sortie de plusieurs pays de la zone euro, et ce de façon non-concertée soit la meilleure manière d’aboutir à une catastrophe.


        • Marc Dugois Marc Dugois 13 mai 2020 17:49

          Très intéressant ton article Jean-Paul.

          Mais tu écris : « On risquerait donc de se diriger vers le plus grand krach obligataire de tous les temps ». Ce n’est pas un risque, c’est une certitude. Seule la date est inconnue


          • Jean-Paul Tisserand Jean-Paul Tisserand 13 mai 2020 19:56

            @Marc Dugois,
            Merci Marc ! Il faudrait en effet beaucoup d’habileté et de chance pour l’éviter. Je veux continuer à l’espérer, mais ce sera difficile, car même si la BCE achetait de la dette (et particulièrement de la dette italienne) sans aucune limite, il viendrait un moment où les marchés douteraient de la BCE elle-même. Peut-être cela a-t-il déjà commencé avec la crise du coronavirus (cf. ma précédente tribune « De la crise du coronavirus à la crise de la dette ? »).

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