La mort au coin de la rue
Un garçon infirme et frustré ; une jeune femme dynamique et ambitieuse ; un soleil de plomb quelque part dans une ville de l’Ouest...

D’un revers de main, Yann balaya la sueur qui perlait sur son front. Irrités par la transpiration, ses yeux le piquaient. De la paume, il les essuya d’un geste machinal. 34°. Jamais le garçon n’avait connu une telle chaleur dans la région. Le thermomètre digital accroché sous la grande croix verte de la pharmacie était pourtant formel. Le baromètre de l’officine affichait d’ailleurs une tendance à la hausse qui promettait des lendemains encore plus éprouvants. La faute, d’après Ouest-France, à une énorme bulle anticyclonique solidement ancrée au sud de l’Irlande. Avec ça, pas un poil de vent, pas le moindre souffle d’air, pas la plus petite brise marine. Rien. La canicule.
La ville, comme écrasée par un poids trop lourd à porter, avait été gagnée par une torpeur inhabituelle. Les rues, d’ordinaire très animées à la mi-journée, étaient quasiment désertes. Les chiens eux-mêmes avaient disparu à l’ombre des porches tandis que les passants se réfugiaient dans les bars pour rechercher la fraîcheur fugitive d’un pastis ou d’une bière. Quelques rares piétons déambulaient sur les trottoirs, les aisselles auréolées de transpiration, la chemise collée à la peau par de larges plaques humides. Ils marchaient à pas lents en évitant les cloques d’asphalte fondu qui mouchetaient par endroits le trottoir. Un VRP, au bord du malaise, émergea avec les pires difficultés d’une Mégane. Manifestement la climatisation de sa voiture était H.S. Durant quelques secondes, l’homme, un quinquagénaire sanguin, resta immobile, comme assommé, sur la chaussée brûlante. Puis il se ressaisit, rajusta sa cravate, enfila courageusement son veston, et s’engouffra dans un magasin d’électroménager. Un veston par cette chaleur ! Les traditions avaient décidément la vie dure dans la vente ! Par chance, Yann n’était soumis à aucune contrainte vestimentaire par son employeur. Prudent, il avait opté pour un bermuda et un simple débardeur. Indiscutablement le bon choix.
La canicule avait d’ailleurs du bon : jamais les filles n’avaient été aussi légèrement vêtues. Pour un peu, Yann se serait cru quelque part dans le Midi, dans l’une de ces stations branchées où, l’été venu, les nanas se baladent quasiment à poil. Une jeune femme, vêtue d’un boléro minimaliste et d’une robe légère imprimée de motifs exotiques déboucha d’un hall d’immeuble. Le soleil l’enveloppa instantanément de son étreinte ardente. Espiègle, il transperça la robe de sa fulgurante luminosité pour offrir en contre-jour au garçon une silhouette nue agréablement proportionnée. La fille disparut très vite, phagocytée par une étroite venelle. Le garçon rangea soigneusement l’image entrevue dans un coin de sa mémoire, en compagnie de la culotte blanche exposée sans pudeur un peu plus tôt sur les marches de l’église Saint-Mélaine par une plantureuse touriste hollandaise assise là près de son ami.
Les filles constituaient d’ailleurs la principale préoccupation du garçon. Une véritable obsession, exacerbée par une frustration de plus en plus mal vécue. À vingt ans, Yann n’avait encore jamais fait l’amour. Les prostituées elles-mêmes se refusaient à lui. Seule une pute vieillissante et décatie avait un jour accepté son fric. Cette femme avait l’âge de sa mère. Pire, elle lui ressemblait. Un sentiment mêlé de honte et d’écœurement avait submergé le garçon en pénétrant dans la chambre. Il avait fui comme un voleur, les joues empourprées par le dégoût de lui-même. Depuis, il allait d’échec en échec, n’obtenant en réponse à ses avances que du mépris ou de l’indifférence. Il est vrai que son physique constituait pour Yann un handicap insurmontable. Quelle fille pourrait être séduite par un gnome ? Même les plus moches se détournaient de lui, accrochées à l’espoir, pourtant vain, d’attirer vers elles des garçons autrement mieux bâtis que cet hydrocéphale au torse étriqué, ce têtard claudiquant. Yann en était réduit à une sexualité solitaire peuplée des fantasmes engendrés par les images glanées ici et là. À cet égard, la journée n’avait pas été très faste jusque là. Qu’à cela ne tienne : dans quelques heures, Yann emprunterait la vieille mobylette du père et partirait sur les plages, moins pour s’adonner à la bronzette que pour s’enivrer du spectacle des corps féminins largement dénudés dont il nourrirait durant la semaine suivante ses rêveries érotiques dans la solitude de son studio. Peut-être tenterait-il même une incursion sur la plage naturiste, malgré l’escarpement du sentier. Enfin, si sa patte folle ne le faisait pas trop souffrir…
Yann, accoudé au zinc du bar-tabac sous les grandes pales du ventilateur en teck, s’était contenté d’un croque-monsieur en guise de déjeuner. Sourd aux discussions de comptoir, il observait les disputes des goélands sur le quai. Protégé de la chape de plomb par un tourbillon d’air brassé, le garçon dégustait son demi lentement pour mieux savourer ce moment de fraîcheur dans l’atmosphère étouffante du port.
À 13 h 20, Yann sortit de la pénombre du bistrot. Le grand mur blanc de la conserverie lui renvoya l’éclat éblouissant du soleil. Au même instant, une pimpante négociatrice de l’agence immobilière Jézéquel, en retard à son rendez-vous, franchissait le feu rouge au volant de sa Clio, l’œil rivé sur l’horloge du tableau de bord. Aveuglé par le soleil, l’infirme ne vit pas surgir la voiture…
Yann gisait sur la chaussée. Jamais il ne s’était senti aussi léger. Malgré son intensité, la chaleur environnante l’avait envahi d’une délicieuse sensation de bien-être. Seule le gênait cette sueur qui s’écoulait doucement de son cuir chevelu et qui colorait de rouge les pavés du quai. Mais cela Yann ne pouvait pas le voir. Il voyait en revanche avec une remarquable acuité le visage de la femme qui se penchait sur lui. Un visage bouleversé. Sans doute la malheureuse venait-elle d’apprendre quelque tragique nouvelle. Le regard de Yann glissa vers le menton de la jeune femme, puis son cou. Il s’immobilisa sur sa poitrine. Les seins, libres sous le chemisier largement échancré, s’offraient au garçon. Des seins jeunes et fermes, comme ceux qui peuplaient ses rêves. Mentalement, il porta la main dans l’échancrure. De l’index, il caressa doucement la peau satinée d’un sein en progressant lentement vers l’aréole. La plus belle image de la journée. Yann sourit.
Il souriait encore lorsque l’image se brouilla.
Il souriait toujours lorsque les infirmiers chargèrent son corps sans vie dans l’ambulance du SAMU.
Sécurité routière : nous sommes tous concernés !
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