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La superstition du progrès°

Qu’est-ce que le progrès ? Une évolution vers un objectif ou un idéal ? Une amélioration de l'existant ? Pour tous ? Pour quelques uns ? Quelle part les sciences, les techniques, les philosophies, l’économie ont-elles ?

 Le mot progrès apparait dans la langue française grâce à Rabelais qui le forge à partir du latin progredi qui signifie avancer. Aller de l’avant est nécessaire pour avoir un état stable. De fait, lorsque vous faites du vélo, si vous arrêtez de pédaler, c’est à dire fournir de l’énergie, vous tombez à droite ou à gauche. Une première condition du progrès, c’est la nécessité d’avancer en faisant fi des habitudes, il faut induire un changement, effacer au moins partiellement un passé pour un futur quelque peu différent. Mais l’apparition d’un nouveau ne signifie pas l’émergence d’un mieux. Le Bien, le Mal, le convenable, l’inconvenant, le légal, l’illégal fournissent le cadre d’une régénération considérée comme bénéfique. La découverte des machines à vapeur, des lampes à incandescence, des transistors et de multiples autres technologies permettent d’alléger des fardeaux et contribuent aussi à définir le Bien.

 Une société qui n’évolue plus se languit puis meurt, mais peut-on guider les transformations indispensables ? L’ordre existant avant et après une transition est le paramètre le plus pertinent pour la caractériser. Des cueilleurs-chasseurs en tribus nomades de la nuit des temps, aux villages des éleveurs-agriculteurs, aux villes de l’antiquité jusqu’aux métropoles actuelles, l’Homme s’est toujours orienté vers une concentration humaine de plus en plus grande, vers un plus grand degré d’ordre. Cette agglomération doit s’accompagner d’une division du travail de plus en plus grande : le domaine d’expertise de chacun devient de plus en plus étroit, le besoin des autres devient incontournable et vital. 

 La mondialisation en cours présente le stade final de l’organisation humaine. Les pouvoirs locaux se désincarnent, les chefs de tribu, les monarques, les chefs d’états s’évanouissent pour laisser place à un monde parallèle discret mais efficace pour imprimer sa marque. Les instincts, dont l’amour, perdent de leur pertinence pour déterminer les décisions prises et font place aux seuls intérêts.

 Le progrès qui s’annonce sera cependant d’une autre nature que ceux du passé car il devra tenir compte de la raréfaction des sources d’énergie fossile et de l’épuisement à terme des matières premières. La consommation des habitants de la Terre ne pourra pas s’aligner sur les pays les plus voraces en ressources. À titre d’exemple, la ration alimentaire indispensable à la vie est de l’ordre de 2 500 Kcal/personne/jour. Aux États-Unis la consommation quotidienne est 1,5 fois plus grand (et non nécessaire car des Hommes sont obèses). Les 11 milliards d’individus que comptera la terre en 2100 ne pourront pas compter sur ce niveau de consommation. Il serait possible de proposer une « sobriété heureuse » en vivant mieux avec moins et en partageant. Cette approche nécessite raison, tempérance et respect de tous, approche utopique donc non raisonnable. Les Hommes de pouvoir ont fait un autre choix : la sobriété libérale : moins de riches, plus de pauvres afin de tenir compte des possibilités limitées de la Nature… et permettre à une élite de décider du sort de tous les autres. Pour l’essentiel, les créatures destinées à guider l’humanité sont dans les pays dits développés, mais quelques homologues ayant fait leurs preuves les côtoient, ce qui permet à des pays émergents de prendre un certain essor économique. 

 Un pauvre est avant tout un outil de production, qu’il soit en Asie, en Europe ou ailleurs : il faut donc choisir celui qui conduit aux moindres coûts. Le rapport de forces qui limitait les décisions au raisonnable s’est toujours superposé avec une éthique plus ou moins assidûment appliquée. Les intérêts seuls subsistent maintenant afin de garantir la liberté érigée en valeur suprême. Mais les paysans chinois ou picards appartiennent à des systèmes bien différents même si les mouvements financiers sont mondialisés. Les démocraties, les cultures ne nouent donc plus de lien entre riches et pauvres, entre puissants et obligés, laissant le seul intérêt immédiat régir leurs relations. Les règlements nationaux ou internationaux censés remplacer la morale sont écrits en faisant l’hypothèse que la concurrence peut venir à bout de tous les abus. Les innombrables biais sociaux qui rendent dissymétriques les espaces de liberté sont ignorés. 

 Les élus sont en conséquence évacués pour affronter les terribles défis existentiels qui se posent : trop fragiles, trop proches du peuple, trop liés aux émotions, pas assez sensibles à la loi du plus fort pour pouvoir prendre les décisions qui s’imposent !

 Mais quels progrès proposent les marchés qui les remplacent ?

 Une sobriété heureuse aurait nécessité de consommer moins des produits de meilleure qualité. Le progrès libéral préconise l’inverse : une consommation frénétique de produits médiocres voire frelatés grâce à un matraquage publicitaire de tous les instants.

 Les produits sont fabriqués (par exemple) en Chine puis importés à des prix dérisoires grâce aux faibles coûts de production. Les spéculateurs obtiennent des profits inespérés en investissant leur capital en Chine grâce aux taux de croissance hors normes de l’économie. L’État français emprunte des sommes colossales sur les marchés financiers qu’achète en grande partie la puissance chinoise. L’État français peut finalement se prévaloir d’actions de bienfaisance (appelées quelquefois d’assistanat) en faveur des innombrables naufragés de la vie à cause des délocalisations industrielles.

 Le néo-progrès est en tout point similaire à l’ancien : la jouissance pour les uns, le labeur pour les autres alors que nombre de citoyens faisaient des efforts dans un sens tout opposé. Il fallait décorer le banal par des paillettes de nouveauté : la planète 2.0 restait à vendre. Internet, les divers moyens de communication, les réseaux sociaux, ont une évidente utilité mais ils servent aussi à masquer le manque d’imagination et de sérieux dont fait preuve la sobriété libérale pour inventer un futur convenable.

 Les barbaries utilisées traditionnellement pour prévenir les rebellions ne sont pas abandonnées mais elles sont complétées par les armes que fournit le monde connecté : une surveillance de tous les instants, l’exposition continuelle de tous les aspects de la vie des individus sur les réseaux, le lynchage médiatique lorsque cela se révèle nécessaire pour le bien de la Cause. La tutelle informatique est tellement contraignante, la vie devient invivable sans courriel, site et appartenance à un réseau, qu’elle s’apparente à une version moderne du totalitarisme. Le totalitarisme 2.0 est à la fois efficace et fragile : à tout moment il est possible de détruire un monde connecté sans qu’aucune trace du prédateur ne puisse être détectée.

 Historiquement, les peuples ont toujours été en quête de vérités, aidés par les philosophes, guidés par les savants. Se rapprocher de la Vérité était autant un facteur de progrès que l’amélioration du bien être. Faire accepter leur sort aux dominés était difficile dans le réel, il a donc été décidé d’en construire un autre parallèle. La vie d’un humanoïde est devenue indissociable de communications virtuelles, d’amis virtuels, de plaisirs virtuels, d’émois virtuels… qui, additionnés, finissent par construire un monde lui-même virtuel avec des images de réalité augmentée bien plus agréables que la réalité, triste, banale, sans folie, sans espoirs. L’esclavage 2.0 qui s’annonce est déjà illustré par certaines pratiques de pays du Moyen Orient, en particulier par les chantiers de la future Coupe du monde de football de 2022 : des émirs fortunés font travailler des misérables dans les domaines qu’ils ne connaissent pas, c’est à dire tous.

 La « superstition du progrès »° tiendra lieu de baume. Est-ce que s’acharner à séparer les gagnants des perdants suffit à donner un sens à la vie ? Peut-on encore penser que travailler moins, travailler mieux, travailler tous ensemble permettrait d’offrir un progrès pour les uns comme pour les autres ?

° Octavio Paz : Essayiste mexicain (1914-1998).

 


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19 réactions à cet article    


  • Cateaufoncel 5 décembre 2017 10:59

    Fondamentalement, le progrès, c’est l’apport de solutions à des problèmes posés par la nature, la vie en société, la satisfaction des besoins vitaux...

    Et, depuis des siècles, une des caractéristiques de chaque génération d’hommes blancs, est de rechercher sans cesse à faire mieux que ce qui avait été fait avant elle.


    • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 décembre 2017 13:10

      @Cateaufoncel
      Mieux dépend du point de vue adopté, ce qui est certain c’est que le futur doit être différent.


    • Cateaufoncel 5 décembre 2017 20:10

      @Jacques-Robert SIMON

      « Mieux dépend du point de vue adopté... »

      J’ai bien écrit « rechercher » et cette recherche n’a pas toujours été couronnée de succès. C’est le moins qu’on puisse dire.

      « ...ce qui est certain c’est que le futur doit être différent. »

      Le futur sera différent. Je ne vois pas un seul domaine où les choses pourront évoluer dans le prolongement des trajectoires actuelles.


    • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 décembre 2017 20:12

      @Cateaufoncel

      Le futur peut cependant évoluer vers un néo-esclavagisme plutôt qu’une sobriété heureuse. 

    • Francis, agnotologue JL 5 décembre 2017 11:32

      ’’Peut-on encore penser que travailler moins, travailler mieux, travailler tous ensemble permettrait d’offrir un progrès pour les uns comme pour les autres ?’’
       
      Ma réponse sera « non » aussi longtemps qu’il y aura des gens qui voteront pour des politiques qui vous proposent comme slogan de campagne : « Travailler plus pour consommer plus ».
       


      • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 décembre 2017 13:11

        @JL
        C’est le même slogan depuis les gorilles, mais on devra vivre en se privant.


      • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 5 décembre 2017 11:45

        Le progrès, c’est quand on aime le grès et le promarbre quand on aime les arbres.


        • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 5 décembre 2017 11:58

          @Self con troll
          Celui qui parle pour ne rien dire, c’est que son silence est d’or.


        • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 décembre 2017 13:12

          @Mélusine ou la Robe de Saphir.
          Le progrès c’est quand on aime.


        • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 5 décembre 2017 17:35

          @Jacques-Robert SIMON

          j’ai tant aimé dans la vie que mon coeur pèse sur mon foie. J’évite le chocolat,...

        • pipiou 5 décembre 2017 13:25

          « moins de riches, plus de pauvres afin de tenir compte des possibilités limitées de la Nature »

          Argument d’autorité qui est plutôt contredit par la réalité : le nombre de millionnaires est en constante augmentation dans le Monde, et si l’on prend la Chine, pays important : il y a 30 ans il n’y avait pratiquement aucun riche, maintenant il y en a près de 300 millions et la quasi-totalité de la population a vu son niveau de vie augmenter significativement.


          • Tzecoatl Claude Simon 5 décembre 2017 18:26

            @pipiou

            Entre un ménage trentenaire dans les années 60-70 qui achetait son logement cash du fait de son travail, et le même ménage des années 2000 qui l’achète à crédit jusqu’à plus tard que sa retraite, pour parler de ce qui nous concerne directement (classe moyenne occidentale), vos allégations idylliques sonnent évidemment creuses.

          • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 décembre 2017 19:32

            @pipiou
            Les européens il y a 30 ans, étaient toutes classes confondues, les riches des chinois. Le nombre de très riches augmente effectivement dans le monde, mais si les apports diminuent (énergie, matières premières), le nombre de pauvres ne peut qu’augmenter.


          • pipiou 5 décembre 2017 20:17

            @Claude Simon
            Baser vos critères sur une problématique limitée aux grandes villes c’est ça qui sonne creux, surtout qu’au final ceux qui payent leur logement cher ont alors un patrimoine élevé.
            Et le logement d’aujourd’hui n’est pas comparable à celui d’il y a 30 ans.

            Alors réfléchissez, mais j’ai l’impression que vous avez juste envie de vous plaindre.


          • pipiou 5 décembre 2017 20:22

            @Jacques-Robert SIMON

            Oui mais ce ne sont pas les Européens qui se sont appauvris, mais les Chinois qui sont devenus plus pauvres.
            Donc pour l’instant votre affirmation est fausse : le nombre de très riches, et de moins riches augmente.
            Et avec des « si » peut-être que le nombre de « pauvres » (mot à définir) augmentera.

            Mais dire qu’il ne peut qu’augmenter est de la pure spéculation.


          • Tzecoatl Claude Simon 5 décembre 2017 18:23

            J’aime bien la description crue que vous faites, car elle dépeind bien la situation.


            Elle fonctionne car les salariés, pressés vers du quasi-esclavage (qui explose, lui), en mode survie, sont dès lors en guerre les uns avec les autres, consolidant la pression hiérarchique : la régression de leurs droits acquis, avantages, et pseudo-privilèges s’’opère rapidement. 

            Seul des seuils anti-révolte les protègeraient encore.

            Par ailleurs, ces classes salariés ont été forcés de se compromettre avec les intérêts qui les oppressent, ce qui consolide la pression du système.

            Mais dans les faits, le travail ne protège plus de la pauvreté, de l’exclusion, de la précarité, et certainement pas des accidents et maladies, largement professionnelles (ou consuméristes) aujourd’hui.

            Ce que vous n’expliquez pas, ceux sont les leviers qui rongent nos sociétés vers cet état de fait.Dans vos articles précédents, vous sembliez nourrir votre narcissisme de cette situation. Ce n’est plus le cas, car vous semblez esquisser une vague utopie dont vous n’entrevoyez pas clairement ce qu’elle pourrait être.

            « La mondialisation en cours présente le stade final de l’organisation humaine. » C’est évidemment un aveuglement ou un déni volontaire de votre part.
            Car il suffit d’analyser les leviers à l’oeuvre pour engendrer cette situation afin de les contourner.

            « la jouissance pour les uns, le labeur pour les autres » : oui là, de quels jouisseurs parlez-vous, histoire d’éclairer à tout un chacun sa lanterne ?

            Vous souhaitez de la qualité plus que de la quantité, par exemple rendre la nourriture biologique, deux fois plus gourmande en main d’oeuvre moins cher que la pesticido-culture ?

            Il suffirait pour cela, de sortir de son univers de rédacteur pour aller dans celui d’un autre, à tout hasard.

            • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 décembre 2017 19:39

              @Claude Simon
              La « mondialisation » actuelle concerne tous les pays de tous les continents, les colonisations antérieures n’avaient pas atteint ce degré.
              La jouissance ne concerne pas que les favorisés, elle concerne toutes les strates sociales. Mais si certains jouissent, d’autres doivent être au labeur.
              Si, je pense qu’une des utopies est meilleure que les autres. Elle est explicitée dans mes autres textes.


            • Tzecoatl Claude Simon 6 décembre 2017 14:34

              @Jacques-Robert SIMON

              Oui, enfin, elle est surtout entropocentrée sur l’union européenne.

              Le protectionnisme est plus vigoureux ailleurs.

              Je suppose que vous évoquez la sobriété volontaire, alors que nos sociétés sont très largement soumises à une sobriété forcée.

              Sinon, merci de préciser le texte en question.

            • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 6 décembre 2017 18:32

              @Claude Simon
              Je pensais à la sobriété heureuse de M. Rabhi.

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