Le grand doute technicien
Les ingénieurs seraient-ils tentés par la « désertion » ? Certains sont pris de doute, voire saisis de « dissonance cognitive » entre leurs « valeurs » et leur « gagne-pain » au service de l’expansion industrielle. Nombre d’entre eux se retrouvent confrontés non seulement à la « perte de sens au travail » mais aussi à la nocivité écologique de leur activité. Est-il temps encore de remettre la technique à sa place pour s’assurer d’un avenir commun simplement soutenable - et désirable ?
« C’est à désespérer de l’humanité » disait un ingénieur de retour d’un salon professionnel CES (Consumer Electronic Show) à Las Vegas. Dans sa lettre ouverte adressée à ses confrères, Olivier Lefebvre décode ainsi : « l’effervescence et la frénésie générées par cette hyperconcentration d’innovations technologiques, toutes plus gadgets les unes que les autres » laissent mal augurer des « possibilités d’infléchir les trajectoires destructrices de la planète sur lesquelles nous sommes embarqués »...
L’humain chercherait-il « sa solution » ultime dans sa dissolution plus ou moins consentie ?
Après avoir officié pendant une décennie dans la robotique, Olivier Lefebvre considère l’état du monde et la responsabilité de son activité professionnelle dans « sa dégradation continue ». Après l’emballement des deux siècles précédents d’industrialisme utopique lancé par Saint-Simon (1760-1825), marqués par une volonté de puissance croissante et la mise à mort industrielle de l’humain, le malaise gagne une partie des 800 000 ingénieurs français. Une bonne partie de cette « élite intermédiaire historiquement au service du développement du capitalisme industriel » en arriverait même à se demander comment « cesser de nuire pour mettre ses compétences au service d’autres logiques » que celles de l’extension du dit capitalisme.
Le moteur du « technocapitalisme »
La course à la puissance technique peut-elle encore être tenue pour la condition du « progrès » social - et du bonheur de tous ? Le rythme actuel d’expansion de la technique s’avère insoutenable pour tout le monde – en particulier pour les ingénieurs acculés à des bulshit jobs (les "boulots de merde" de David Graeber), c’est-à-dire à des « fonctions de gestion de projet, de démarche qualité et de management qui consistent à mettre en place des processus bureaucratiques ». En d’autres termes, ils sont astreints à aggraver le parasitisme techno-bureaucratique qui étouffe et éteint toute aspiration à une existence humaine véritable, digne et décente...
D’autres, s’acquittant de fonctions techniques (« calcul et optimisation, programmation, modélisation, conception, études, etc. »), semblent s’épanouir dans une activité qui « tend à être une fin en soi ». Jacques Ellul avertissait que le développement du système technicien est celui d’un processus autonome, sans sujet ni finalité autre que la « rupture » avec le réel qui fonde l’existence humaine – ou d’une « disruption » nous arrachant à l’entreprise terrestre qui, jusqu’alors, constitue notre récit commun .
L’illusoire maîtrise opératoire du réel qui caractérise l’entreprise technicienne occidentale n’en finit pas de révéler son potentiel de déshumanisation, dans une fuite en avant fondamentaliste que commencent à ressentir certains ingénieurs – enfin, ceux atteints de « dissonance cognitive » : la politique mise en oeuvre par leur travail « va à l’encontre de la politique que l’on souhaiterait mettre en oeuvre ».
Car les techniques véhiculent bel et bien « un ordre social et politique » que peinent à masquer les discours prétendant « dépolitiser » la « question technicienne ». L’accélération des délires technologiques successifs se coagule en un enchaînement implacable, mené par une « pensée calculatoire » ne supportant pas la contradiction. Par conséquent, elle ne fait l’objet d’aucun « débat démocratique ». Ce n’est pas étonnant : « la dynamique du capitalisme est intrinsèquement liée à la dynamique de l’innovation technologique ». Cette dernière est à la base de l’idéologie du progrès – et le « moteur de l’histoire »...
L’activité de modélisation consiste à « procéder à une mise en équation du monde » : ça revient stupidement à « mettre le réel en boîte, et cette activité n’est pas sans conséquence sur la manière de percevoir et de penser le monde ». Surtout quand cette activité-là prétend prédire le réel voire le décréter...
L’éthique de l’ingénieur
L’ingénieur dissonant sent bien qu’une « entreprise pilotée par des impératifs de rentabilité immergée dans un système économique concurrentiel mondialisé et soumise aux contraintes structurelles des logiques de marché, n’a d’autre choix que de composer avec les principes destructeurs du capitalisme ».
Olivier Lefebvre a démisionné de son poste d’ingénieur robotique spécialisé dans les systèmes de navigation automatisée (dédié à la « voiture autonome »...) après avoir mûrement réfléchi à l’aliénation, définie par Cornelius Castoriadis comme ce qui s’oppose précisément à l’autonomie au niveau social : « Ce qui pouvait au départ être vu comme un ensemble d’institutions au service de la société devient une société au service des institutions ».
Les véhicules autonomes qu’il avait pour « mission » de développer « permettent d’augmenter la productivité du transport de marchandises et par là même la dynamique de surconsommation » - une bonne raison pour envisager un « sursaut d’éthique »...
Autant interpeller la représentation de l’humain : est-il vraiment, au fond, « agité de compulsions consuméristes, aliéné par des désirs renouvelés au rythme des campagnes marketing », en quête insatiable du « toujours plus » et régi par une « fonction d’optimisation » ? Doit-il consentir à une « existence définie par une position dans la cage », fût-elle dorée à l’or fin des promesses de luxe et de volupté ?
Sa « sortie de cage » a eu lieu peu après le début du mouvement des Gilets jaunes, après une éloquente somatisation et des insomnies répétées. Depuis, il en appelle à des « stratégies articulées avec un projet politique afin d’amplifier et d’accélérer » un mouvement de désertion susceptible de « destructurer en profondeur le technocapitalisme ».
D’abord, il s’agit de « rendre insupportable l’intérieur de la cage et rendre désirable un en dehors de la cage » - élémentaire... Car « ce dont on déserte, c’est d’abord de la condition bourgeoise » - ce qui passe par "le refus de parvenir, la désincarcération de nos dépendances structurelles à un système technique incompatible avec les équilibres naturels ou la mise en oeuvre de stratégies tant interstitielles que symbiotiques, consistant à « inventer et développer un système technique qui nous permette d’atterir vers des modes de vie soutenables »...
La conquête de la moindre parcelle d’autonomie et la détermination d’une trajectoire d’atterrissage en douceur nécessitent, on s’en doute, une « analyse quantitative de nos dépendances qui mette au jour les flux physiques et matériels qui irriguent nos sociétés ». S’il y a une « romantisation du matérialisme » par d’idylliques alternatives désirables à souhait, pourquoi ne pas « matérialiser le romantisme » en nous réappropriant collectivement la « question technique » - cet impensé – à partir d’une « bifurcation industrielle » consistant à « produire ce dont nous avons réellement besoin » ?
Ainsi, le développement d’une « industrie du low tech » permettrait de s’orienter vers les principes d’organisation coopératives de l’économie sociale et de « se départir des logiques productivistes qui imprègnent nos économies ». Après tout, il ne s’agit pas de « déserter la technique ou le développement technologique mais seulement leur mise en oeuvre au sein du technocapitalisme »...
Selon un serment d’Hipocrate bien compris, il est bien question de « cesser de nuire au plus vite » en commençant par s’évader des cages dorées et "bien isolées" pour conquérir une étendue d’autonomie et de souveraineté véritables, au large de la domination d’une fiction technicienne sur la réalité et d’une technosphère à haut risque aux terrifiants coûts cachés jusqu’à l’impensable... La vie sur Terre, c’est une histoire dont la bonne continuation requiert chacun, ingénieur, « usager » ou « décideur » - pour peu qu’il en assume la « fonction » de personnage principal et concerné par le sort de tous, jusqu’au tréfonds de ses racines constitutives.
Olivier Lefebvre, Lettre aux ingénieurs qui doutent, l’échappée, 144 pages, 14 euros
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