Le projet gouvernemental d’extension du « secret défense » : « une société de l’information » ou « une société du secret » ?
Il est de bon ton de soutenir que l’on vit aujourd’hui dans « la société de l’information ». Les performances des médias électriques et électroniques sont telles que les obstacles de l’espace et du temps sont abolis. Avant eux, l’humanité vivait à la vitesse d’un courrier à cheval. Les départements français ont été, par exemple, découpés à cette échelle en 1789 et 1790 sous la Révolution française : il fallait que du canton le plus reculé on pût atteindre à cheval le chef-lieu du département dans la journée.
Il « peut » l’être, dit-on bien, il ne l’est pas forcément ! Croire le contraire, c’est être le jouet de deux illusions, « l’illusion de l’exhaustivité de l’information » qui ne cache rien et « l’illusion de sa gratuité » qui fait croire à sa mise à disposition à volonté. Un état de lévitation s’ensuit qui fait oublier la dure loi de la gravitation terrestre.
La loi d’airain de « la relation d’information »
Car, pas plus qu’on ne peut s’affranchir sur terre de la loi de la pesanteur qui fait que les objets tombent, l’information ne peut échapper à sa propre loi de la pesanteur qui fait que le secret est la règle. Cette loi d’airain qui régit « la relation d’information » postule, en effet, que nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. Winston Churchill, dit-on, la formulait ainsi : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges. » On pourrait ajouter, en temps de paix aussi, et pas seulement entre les États, mais aussi entre les institutions, les groupes divers et les personnes ! Les performances médiatiques n’y pourront rien changer.
L’actuel projet de loi de programmation militaire vient le rappeler utilement. Il y est question d’étendre le champ du « secret défense ». Peut-on y trouver à redire ? Quel État étale sur la place publique ses forces et ses faiblesses ou sa stratégie pour accroître les unes et remédier aux autres. « Le secret défense » est une condition nécessaire à sa survie.
Le détournement du « secret défense »
Seulement, on sait aussi quel usage dévoyé il a pu déjà en être fait dans le passé. On l’a vu appliqué dans des domaines qui auraient dû lui rester étrangers, comme des illégalités notoires ou des faits de corruption. Tout, par un biais ou par un autre, peut être rattaché au « secret défense » dès lors que des gouvernants sont impliqués pour les protéger de poursuites judiciaires.
- Un « vrai-faux passeport » a, par exemple, été délivré, sous la première cohabitation entre 1986 et 1988, sur ordre du ministre de l’intérieur à un informateur obligeant pour s’exiler et échapper à la justice : il était ainsi récompensé d’avoir donné des informations sur un ministre de la coopération indélicat du camp adverse. « Le secret défense » a permis de protéger de la curiosité des juges le ministre de l’intérieur soupçonné de cette forfaiture.
- Surtout, les commissions et les pots de vins qui accompagnent les ventes d’armes dans la foire d’empoigne du marché international, peuvent ainsi être soustraits à toute enquête ou instruction indésirables. Dans une récente interview au Nouvel Observateur, le juge R. Van Ruymbeke cite l’ancien garde des sceaux, Pascal Clément : « Quand vous êtes dans un domaine très difficile comme celui de la vente d’armes, aurait dit celui-ci, ou vous ne vendez pas d’armes et il n’y a pas de « secret défense » ou vous vendez des armes et vous protégez les acheteurs. » (1) On ne peut exprimer plus clairement que « le secret défense » est une condition de la prospérité de la corruption.
- On l’a vu également invoqué à tort pour la protection de hauts fonctionnaires sans foi ni loi dans « l’affaire des Irlandais de Vincennes » : une partie de l’enquête de commandement signée du général Boyé, qui établissait dès le 13 juin 1983 les responsabilités de la cellule anti-terroriste de l’Élysée a été classée « secret-défense » et a eu pour effet de faire du commandant Beau un bouc émissaire aux yeux de l’opinion publique : « Cet officier supérieur, était-il écrit en effet, a été entraîné sur ordre de ses chefs dans une opération dont il ne pouvait cerner à l’origine toutes les conséquences » ! Il faudra 24 ans pour que la vérité éclate. Le président de la République vient de décorer de la légion d’honneur le Lieutenant-Colonel Beau qui, dans ces affaires, a été celui qui a sauvé l’honneur de la République.
- « L’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée », qui a suivi, a été pareillement entravée par « le secret défense » frappant « le rapport Bouchet », du nom du président de la commission nationale consultative des interceptions de sécurité (CNCIS). Déclasssifié seulement en 2005, ce rapport précisait dès 1993 que les écoutes étaient directement transmises manuscrites - et non dactylographiées - du centre du GIC (Groupe Interministériel de contrôle), situé sous les Invalides, au palais de l’Élysée, sans même passer par les services du ministère de la Défense. Or, les accusés, M. Prouteau en-tête, soutenaient le contraire. On se demande quelle défense ce « secret défense » assurait, sinon celle de hauts fonctionnaires dévoyés, qui ont fini, malgré tout, mais au bout de 15 longues années, par être condamnés définitivement le 30 septembre 2008.
Le secret promis aux dénonciateurs
En somme, c’est son activité stratégique essentielle souvent peu avouable qu’un État, une institution, un groupe ou un individu s’attache à garder secrète. Dans le même esprit, la loi du 12 avril 2000 a vidé de son contenu la loi du 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents nominatifs administratifs : elle interdit de transmettre à sa victime la lettre de dénonciation qui la met en cause pour la bonne raison que cette communication nuirait à son auteur, le dénonciateur, en permettant à la victime de lui demander d’en répondre devant un tribunal. L’administration offre ainsi à tous les citoyens de devenir en toute irresponsabilité des informateurs potentiels qu’elle protège par avance de toute indiscrétion qui pourrait les dissuader de jouer les dénonciateurs de leur voisinage. Les indicateurs sont même désormais rémunérés.
Les trois variétés d’information en circulation
À ce compte, dans « la société de l’information », quelle variété d’information peut-il donc circuler ? Il y a évidemment « l’information donnée » à caractère publicitaire, qui est livrée volontairement par les émetteurs dans la mesure où elle sert leurs intérêts ou ne leur nuit pas. On rencontre surtout « l’information indifférente » (stars, mondains, sports, faits divers) qui pullule justement parce que sa futilité est inoffensive pour les pouvoirs qui comptent. Quant à « l’information extorquée », à l’insu et/ou contre le gré des émetteurs, qui débusque les secrets bien gardés, elle est très restreinte : sa diffusion dépend des stratégies des acteurs, sans qu’on sache toujours en la voyant passer quelle est la cible qui est visée.
La négation de la loi de la pesanteur par deux camps
Ces données expérimentales n’empêchent pas pour autant deux camps de les nier en prétendant disposer de solutions-miracles pour accroître la fiabilité de l’information. Le premier camp qui s’accommode de l’ordre établi, jure de promouvoir une information fiable par la promesse de respecter « une déontologie » professionnelle. Le second camp qui rêve d’une société alternative, explique la qualité médiocre actuelle de l’information par les structures socio-économiques présentes. Ils jurent que leur changement entraînerait une amélioration radicale de la qualité de l’information.
Si l’on comprend bien, les uns promettent d’empêcher les objets de tomber par leur rectitude morale affichée, et les autres, de les tenir en apesanteur dans la société de leur rêve. Le problème est qu’on n’a jamais vu une déontologie appliquée sans violation et les sociétés alternatives du passé ont été les pires exemples où l’information n’était pas du tout fiable.
L’acceptation de la loi de la pesanteur n’est donc pas une attitude pessimiste mais nécessaire et, à vrai dire, la seule constructive. Elle n’a pas empêché les avions de voler ni les fusées de s’arracher à l’attraction terrestre. Il en est de même de l’acceptation de la loi d’airain qui régit « la relation d’information ». Elle seule devrait permettre aux citoyens par le doute méthodique de contraindre leurs interlocuteurs et les médias à plus de prudence dans la qualité de leur information s’ils veulent acquérir un crédit et surtout le conserver. Paul Villach
(1) Nouvel Obs.com, une interview du juge R. Van Ruymbeke par Sarah Diffalah, lundi 15 juin 2009, « L’extension du secret défense crée des zones de non-droit ».
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