Le Téléthon, « Carrefour » et « les marques engagées » pour quel avenir ?
Le tract distribué traditionnellement maintenant à l’entrée d’un magasin « Carrefour » à Nîmes, pour les campagnes annuelles du Téléthon, a différé, les 7 et 8 décembre 2007, des dernières éditions.
Sans doute, cette opération de marketing s’est-elle encore présentée comme une action humanitaire. Le tract offrait un grand cœur stylisé rose sur fond rouge englobant de sa chaleur les conduites prescrites : « achetez », « faites coller », « déposez », « recevez ». Inutile d’insister sur le symbole stéréotypé du cœur ni sur la charge culturelle du rose et du rouge, couleurs du feu et du sang qui irrigue les muqueuses, et donc des effusions de l’amour. De même, le paradoxe du don fait en achetant « pour soi » était-il toujours soutenu, amalgamant heureusement altruisme et égoïsme : on pouvait aider autrui sans se priver soi-même.
Deux nouveautés
- Toutefois, aucune référence n’était faite au supermarché. Même pas la formule flagorneuse de l’appropriation imposée, « votre magasin » ! Et pourtant les produits proposés par « les marques engagées », qui promettaient des reversements de 30 centimes à un 1 euro par achat à l’organisme humanitaire, ne se trouvaient que sur les gondoles du supermarché. Le nom de « Carrefour » n’apparaissait dans le hall d’accueil que sur une banderole au pied d’une vaste toile peinte mise aux enchères au profit du Téléthon : ce tableau d’une cave avec tonneaux avait longtemps décoré le rayon des vins ; à l’occasion d’une rénovation, il avait été mis au grenier. Carrefour comptait sur ses clients pour l’en débarrasser et faire l’aumône de la meilleure enchère au Téléthon (voir photos ci-contre).
- L’autre nouveauté venait des achats proposés. Jusqu’ici, « les marques engagées » imposaient d’acheter plus pour donner un peu, ce qui leur permettait de vendre plus pour gagner plus. Or, cette fois-ci, sur les neuf « marques engagées », quatre avaient renoncé au principe des lots de deux produits ou plus : un seul produit suffisait pour dégager un pourcentage de don. L’incitation à multiplier les achats cependant était maintenu par un jeu de "vignettes-dons" ouvrant droit par quatre et six à un ou deux cadeaux.
C’est ce mélange d’achats par unité et par lots qui autorisait à moitié le paradoxe choisi pour le slogan : « 100 % d’acheteurs aident le Téléthon 2007... et vous ? » Puisqu’il suffisait par exemple d’acheter, comme d’habitude, un simple kilo de riz ou un saucisson, même l’acheteur distrait et sans intention altruiste qui se portait sur « une marque engagée », aidait à son insu le Téléthon.
Leurre d’appel conformiste et leurre d’appel humanitaire
- Cette astuce permettait, par voie de conséquence, d’actionner vigoureusement le leurre d’appel conformiste qui vise à susciter le réflexe de soumission de l’individu à la pression du groupe : « 100 % d’acheteurs aident le Téléthon 2007... et vous ? » Les travaux de Solomon Asch entre 1953 et 1955, il faut le rappeler, ont montré, en effet, que personne ne sort indemne d’une confrontation à la pression insidieuse qu’exerce un groupe, tenu à tort pour prescripteur infaillible de normalité, quoiqu’il reste discret. Plus d’un tiers des sujets étudiés par Asch étaient capables d’admettre avec le groupe qu’un segment de 10 cm était égal à un autre de 30 ! Quant aux autres qui s’y refusaient avec raison, ils étaient rongés par le doute et s’interrogeaient sur la fiabilité de leur perception.
- Dans le cadre de cette opération de marketing humanitaire, le leurre d’appel conformiste se doublait forcément d’un leurre d’appel humanitaire : le groupe unanime (100 % d’acheteurs) était présenté comme un modèle de bienfaisance qui avait le cœur sur la main et la bonne conscience en sautoir. La question « Et vous ? » visait à rattraper le malin qui ne cédait pas à la pression du groupe en le traquant au plus profond de sa conscience pour lui instiller un sentiment de culpabilité pour sécheresse de cœur et non-assistance à personne en danger.
Le prix redoutable de la charité
On entend bien l’objection : mais si ça permet de recueillir des fonds, c’est mieux que rien ? Oui, sans doute, mais à quel prix ?
- D’abord, ce sont les moins qualifiés qui s’érigent désormais en parangons de vertu. Ces experts en dégagement de marges avant et arrière qui exercent sur les producteurs de terribles pressions, viennent donner avec leurs « marques engagées » des leçons d’ « engagement », ajoutant en passant au mot « engagement » un sens inattendu.
- Ensuite, la recherche doit-elle être financée par la charité publique ou par une politique qui lui consacre une part accrue des ressources publiques financés par les impôts ? De telles campagnes enfin ne sont-elles pas justement l’indice d’une résignation au rien à quoi on les préfère, à savoir le démantèlement d’une solidarité sociale difficilement construite depuis un siècle et demi ?
La charité n’est jamais aussi florissante que lorsque la justice est absente. Les ouvroirs des dames patronnesses au XIXe siècle prospéraient dans un ordre social qui ne connaissait aucune limite au temps de travail, tant les salaires étaient insuffisants. Aujourd’hui, l’augmentation de salaire est redevenue un privilège dont ne se privent pas les dirigeants, et il faut se résigner à seulement « travailler plus pour gagner plus ». On en vient donc à renoncer à ses congés ; le repos hebdomadaire du dimanche tend même à n’être plus obligatoire. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Il reste des gisements insoupçonnés de gains nouveaux : pourquoi ne pas explorer le travail de nuit ? Qu’attend-on pour réhabiliter le travail des enfants ? Par « la réforme » patiente et déterminée, on aura enfin progressé : on sera revenu au XIXe siècle.
Paul Villach
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