Les contrebandiers des mots oubliés

Sur le bout de la langue
Il fut un temps lointain où penser autrement était un crime de lèse-société. Alors que le discours dominant, diffusé à longueur de journée sur tout ce qui peut porter la bonne parole, ne vise qu'à matraquer les consciences pour les pousser à croire que le meilleur des mondes est arrivé à son apogée par la grâce de ceux qui détiennent le pouvoir de montrer la route, quelques rebelles choisirent la clandestinité pour semer de petites graines différentes.
Tout avait commencé de manière insidieuse, comme souvent en pareil cas. Les lieux de rencontres avaient été fermés, prétextant une sourde menace de contagion. Taverne et opéras, auberge et théâtres, place publique et lieux de culte durent fermer leurs portes. S'arrêter dans la rue pour discuter avec un comparse tombait désormais sous le coup de la loi. Pour favoriser le silence, les humains avaient été équipés de casques sur les oreilles et devaient se mouvoir par la grâce d'engins électriques. La marche à pied tout autant que la station debout étaient prohibées.
Pire encore, des capteurs sonores avaient été installés dans les villes pour traquer la moindre conversation. Parler était désormais passible d'une opération chirurgicale : l'ablation de la langue maternelle. Les malheureux se voyaient ensuite greffer une puce électronique permettant d'envoyer une impulsion électrique dans le cerveau chaque fois que l'idée saugrenue de penser de leur propre chef, leur venait à l'esprit.
Les résultats furent rapidement spectaculaires. Les individus ne se parlaient plus ce qui ne fit que compléter les premières mesures prises quelques années plus tôt, quand, pour se voir, il leur fallait passer par le truchement d'un écran. Quant à leurs oreilles, elles étaient désormais exclusivement destinées à capter en continu et sans relâche, une musique entêtante dépourvue totalement de paroles. Le chant ayant été rigoureusement chassé par une chasse impitoyable menée par des contremaîtres des chœurs.
Rapidement le pays fut sous contrôle. Les humains, ravalés à l'état de robots décérébrés n'avaient plus qu'à remplir leur devoir de citoyen : acheter sur la toile, travailler en silence, respecter les lois. Nulle autre activité possible, ils étaient devenus des pions serviles au profit de quelques actionnaires planétaires qui vivaient dans des paradis climatiques sous la surveillance de séides armés jusqu'aux dents.
Ailleurs le chaos, le silence et le désastre environnemental pour des individus qui n'avaient plus d'autres préoccupation que de tenter de survivre dans un climat pesant, sous le joug d'une surveillance permanente. L'apogée du libéralisme sauvage, dérégulée et inhumain en somme. Si dans le pays, l'assentiment du peuple était presque général preuve en était des multiples dénonciations, des délations en tout genre qui fleurissaient dans les préfectures et les commissariats, il y avait malgré tout une petite poignée de rebelles qui avait fait le choix de la clandestinité.
Ceux-là étaient des contrebandiers des mots. Leur mission consistait à transmettre de bouche à oreilles débarrassées de leurs écouteurs, d'une série de mots dont ils avaient la tâche de ne pas laisser mourir. Ils se contentaient de reprendre l'évocation de ces vestiges anciens, de les laisser vibrer une nouvelle fois pour ne pas en perdre la mémoire.
Démarche illusoire sans doute puisqu'il n'était question que de sonorités, de vibrations anciennes qui avaient perdu au fil des générations soumises à cette épreuve, le sens et l'usage. Ils se faisaient les témoins d'un passé qui avait perdu sa signification. Cependant, ces êtres courageux avec la profonde conviction qu'ils œuvraient utilement en réveillant des sons qui autrefois évoquaient des sentiments, des objets, des idées, des concepts ; toutes choses n'ayant plus cours en ce monde matérialiste.
Ils prenaient des risques insensés pour simplement égrainer une liste de mots oubliés, dénués de tout contexte et dépourvus de valeurs. Contrebandiers d'une denrée sans valeur marchande, ils risquaient leur vie pour quelque chose dont ils n'étaient pas en mesure même de percevoir l'importance. Ils agissaient mus par une irrépressible nécessité.
La litanie des mots oubliés éveillait parfois des réactions à ceux qui leur prêtaient l'oreille. Ceux-là pas plus que leur visiteur clandestin, n'en comprenaient la raison. Ils ressentaient une vibration, une forme d'évocation archaïque que leur insufflait la conviction qu'à leur tour, ils se devaient de passer ce témoin à d'autres.
Les mots oubliés furent ainsi conservés passant des uns aux autres dans une impérieuse nécessité vitale. Ils circulaient, transgressant les lois, surmontant les risques, méprisant les menaces. Il n'y avait plus de dictionnaire et de lexique. Seuls ces murmures secrets leur permirent de rester en vie. Curieusement, dans l'esprit de tous ceux qui conservaient ou retenaient ces mots, une petite flamme persistait.
Ils conservaient un espoir diffus, incertains qu'ils n'étaient pas capable de penser. Ils furent bien plus tard les porteurs des savoirs anciens qui furent réactivés quand les robots, les ordinateurs, les algorithmes et leurs serviteurs furent emportés par le vide qu'ils avaient programmé.
Il y eut un mal sournois qui emporta tous ceux qui n'avaient pas de mots dans la tête. Ce fut une multitude. Les survivants, incapables de comprendre ce qui se passait se regroupaient afin de se sentir moins seuls. Ce fut lors de l'un de ces rassemblements étranges qu'une logorrhée incessante de mots disparus se fit entendre. Chacun y allant de ceux qu'il avait conservés.
Petit à petit les mots retrouvèrent leur sens, leur ordonnancement et leur valeur dans la phrase qui retrouvait ses lettres de noblesse. Une nouvelle civilisation allait naître de ce mystère. Curieusement, il manquait des mots à l'appel. Ils devaient relever de notions qui n'avaient plus court dans ce monde en renouveau.
D'après ce que j'ai entendu dire, argent, guerre, pouvoir, ordre, profit, commerce, rivalité et bien d'autres encore ont totalement disparu de la circulation tandis que les survivants s'en portent fort bien.
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