Liberté d’expression et statut du religieux
Les remous suscités par la publication des caricatures du prophète Mohammed auraient pu être le signal invitant à revisiter la notion de liberté d’expression et le statut du religieux dans son rapport au politique.
Quelques articles, publiés ici et là pour initiés, étaient à la hauteur des enjeux. Ailleurs, on a assisté soit à des réactions plutôt épidermiques dans les deux camps, soit à des litanies dans lesquelles les auteurs pataugeaient, dans la pire vulgarité idéologique. Les arguments avancés par les uns et les autres contiennent bien sûr un semblant de vérité, mais la manière dont ils sont assénés, et les conclusions de leurs auteurs, trahissent chez certains d’entre eux une approche naïve de la réalité, chez d’autres une vision narcissique, et chez d’autres encore l’arrogance insupportable du maître s’adressant à ses esclaves. Heureusement, quelques voix, comme Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, donnent du baume au cœur. Dans l’émission de France 2 du lundi 6 février, il a réussi à mettre un bémol aux déchaînements de certains invités pour qui hors de leur centre de leur monde, point de salut. De la place qu’il a occupée, le ministre a rapporté une vision un peu plus rigoureuse de l’universalité des choses. A l’écouter et en déchiffrant ses propos, on comprend que des concepts universels sont évidemment les produits de l’histoire et de l’intelligence de l’humanité, et non une abstraction qui satisfait les paresseux du cerveau.
Comme on est dans le pays de Descartes, ces auteurs se croient obligés de se noyer dans des logiques simplistes, où la mauvaise foi le dispute à l’ignorance. Oui, ignorance, car depuis Descartes, il y a eu Hegel et Marx, qui ont fait faire un bond à la philosophie. Si nos pauvres idéologues avaient pimenté leur logique cartésienne avec des épices de la dialectique, ne serait-ce qu’hégélienne, ils auraient épargné à l’opinion publique des tombereaux de bêtise et de haine.
Revenons aux deux notions déjà citées.
1) Le statut du religieux et son rapport au politique : les musulmans de religion ou de culture, qui se sont sentis offensés par ces caricatures, avaient raison d’exprimer leur indignation. Car derrière le prétexte de la liberté d’expression, beaucoup se sont jetés comme des charognards sur un cadavre pour vomir leur haine de l’autre, cet étranger, ce "musulman" devenu, sans jeu de mots, la tête de Turc de tous les nostalgiques d’une certaine histoire. Heureusement, la France n’est pas habitée que par des nostalgiques. C’est pourquoi les croyants de l’islam doivent écouter ceux qui défendent la liberté d’expression et la laïcité, précisément pour qu’ils (les croyants d’une manière générale) se fassent respecter. Ils doivent donc, calmement et intelligemment, revoir, travailler, (comme du reste le recommande ‘’l’ijtihad’’, rechercher une lecture des textes et des lois en fonction du contexte historique) le statut du religieux dans la société d’aujourd’hui. Revoir le statut du religieux ne veut pas dire renier sa foi. En France, la loi sur la laïcité de 1905 a rendu à César ce qui appartient à César. En contrepartie, à tous, la république offre sa protection quant à la liberté de conscience. Il n’y a donc aucun problème à vivre sa foi dans le respect des lois de la République. Plus que jamais ce subtil équilibre entre le politique et le religieux, arraché de haute lutte, est une nécessité pour éviter des guerres, intestines et interminables.
J’entends déjà les voix qui clament que Dieu, l’éthique, la morale doivent être présents dans la politique pour éviter que la société ne devienne une jungle. Et ces voix d’ajouter : pourquoi hier le Pape couronnait-il rois et empereurs, pourquoi le président des USA prête t-il serment sur la Bible, ou bien encore pourquoi l’idéologie du Parti a-t-elle la primauté sur l’Etat dans la Russie soviétique ou la Chine actuelle ? Certes, ces arguments ne sont pas dénués de fondements. Mais les dogmes d’hier ou d’ailleurs finissent par céder aux tumultes de l’histoire ici et maintenant. Et l’histoire, c’est la matrice sur laquelle se construit une civilisation, laquelle s’enfonce dans les sables mouvants quand elle tourne le dos aux mouvements de la vie. Les sociétés ne sont plus monolithiques à l’intérieur, ni des forteresses vis-à-vis de l’extérieur. C’est pourquoi on ne peut plus raisonner en terme de tribu ou de territoire quand les idées et la technologie font cohabiter peuples et pays. La pollution de Tchernobyl ne s’est pas arrêtée aux frontières des pays voisins, pas plus qu’un crime contre l’humanité contre un peuple ne peut laisser insensibles les autres peuples. C’est pourquoi l’argument selon lequel les caricatures danoises étaient destinées aux seuls Danois est un argument bidon. Parce qu’il y a des Danois de religion musulmane, et qu’aujourd’hui l’information circule à la vitesse de la lumière.
2) La liberté d’expression.
Il y a deux catégories de gens qui défendent cette liberté. Il y a ceux qui la défendent et qui l’opposent tout le temps à tous les tyrans et à tous les puissants pour mettre un holà aux mensonges et autres turpitudes de ces derniers.
Et il y a les défenseurs de la liberté d’expression made in "deux poids deux mesures". Ceux-ci devraient aiguiser leur pensée et affûter leurs arguments, car leur conception prend l’eau de toute part. Comment peuvent-ils convaincre un monde, celui qui ne jouit pas du parfum de la liberté, quand cette liberté d’expression est mise à rude épreuve par les USA, censés être un modèle de démocratie ?
1) Le gouvernement américain a interdit la publication des photos des sévices d’Abou Graïb. Ce même gouvernement interdit qu’on filme les cercueils de soldats morts en Irak. De même, on n’a jamais vu une victime de la destruction des tours de New York. Et enfin, et la liste est longue, on n’a rien dit quand les journalistes étaient "embeded" (embarqués) avec les troupes d’invasion en Irak.
2) Ce même gouvernement viole la souveraineté des Etats en transférant par avion des prisonniers dans les geôles de dictatures pour arracher des renseignements par la torture.
En France, cette politique de deux poids deux mesures fait aussi des victimes et alimente la rage qui a fait flamber les banlieues. La raison de cette scandaleuse politique ?
C’est cette insupportable arrogance engendrée par ce sentiment d’appartenir à un monde au-dessus de tout soupçon. C’est cette arrogance qui fait dégringoler un pitoyable et nouveau philosophe au niveau d’une discussion de café de commerce, quand il affirme sans honte que les sévices de la prison d’Abou Graïb sont certes des bavures, mais que, comme on les a dénoncées grâce à la démocratie, l’honneur est sauf. Quel sophisme ! L’acte barbare de la torture, exécuté dans la démocratie, perdrait de son ignominie parce qu’il est possible de le dénoncer... Avis aux futurs dictateurs, massacrez, mais créez un service de communication qui dénoncerait les actes des irresponsables de votre vertueux système politique !
Des gouvernements évidemment plus faibles de pays dits sous-développés sont traînés dans la boue quand ils "osent" nier ou sous-évaluer le nombre de morts dans quelque catastrophe politique, ou bien quand ils font accompagner les journalistes par un fonctionnaire du ministère de l’information. Evidemment, les gouvernements de ces pays sont des dictatures qui mentent à leur peuple et le méprisent. Le problème est que certains journalistes donneurs de leçons se croient courageux quand ils s’attaquent à ces gouvernements, mais s’écrasent devant les maîtres du monde. Ceux-là mêmes qui se proclament les défenseurs zélés de la liberté d’expression s’empressent de censurer les "mauvais penseurs" en se cachant derrière leur ligne éditoriale. C’est ainsi que très peu d’intellectuels arabes ou africains arrivent à publier dans les grands journaux, ou à palabrer sur les plateaux de télé. On ne fait appel à eux que pour éteindre le feu dans les banlieues, ou bien pour calmer les ardeurs des zélés du voile. En revanche, quand ces mêmes intellectuels se sentent outragés quand les peuples dont ils font partie sont exploités ou opprimés comme en Irak, en Palestine, en Algérie, etc., leurs voix n’arrivent pas à sortir des tiroirs de quelque rédacteur de journaux.
Le monde se portera mieux quand les intégristes de tous bords, du sacré comme du paganisme, ou de la prétendue modernité, s’imprégneront de la relativité des choses.
Les malheurs du monde proviennent de nos nuits troublées par la haine et le mépris.
L’obscurité qui enveloppe notre monde est un écran qui empêche l’illumination de nos jours.
Le soleil se lèvera pour tous quand les intégristes comprendront que la boule de feu qui réchauffe la terre habite le vaste univers et non le petit réduit de leur nombril.
Puisse l’intelligence des hommes lézarder l’imbécile certitude des idiots du village planétaire.
Puissent ces quelques phrases donner confiance aux uns et calmer les ardeurs des mauvais génies.
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