Mes respects, Monsieur le juge
Le juge Fabrice Burgaud n’était pas seul face à ses questionneurs, sept heures durant. Nous étions tous avec lui, sans voix. Sans réponses, peut-être.
On l’a vu enfin, ce juge, qu’on nous décrivait implacable, froid, calculateur, procédurier, entêté, insensible. On l’a vu enfin. Et qu’a-t-on vu ? Un jeune homme marqué, pâle, les yeux cernés par le doute, la peur, la culpabilité peut-être, la fatigue surtout, les épaules avachies, le regard las, mais dur quand même, noir. Il parle, il prend la parole : « Vous vous imaginez l’émotion qui, à cet instant, est la mienne » En fait non, on a du mal à l’imaginer, on le regarde ce juge, on écoute ce silence, et on n’imagine rien, on voit, tout simplement, on assiste à l’impossible défense de ce juge pas jugé, nous dit-on, juste « entendu », mais quand même, à qui fera-t-on croire ça ?
Des dizaines de paires d’yeux braquées sur lui, un rapporteur sévère, des caméras partout, tous les objectifs sur ce visage aux traits tirés, à l’inexpérience criante. A qui fera- t-on croire que ce jeune homme, là, n’est pas en train de répondre de quelque crime, et grave, en plus ? Mais le juge, à deux ou trois déglutitions près, s’en sort sans émotion, sans larmes, sans craquer. Il est soutenu, il est vrai, par deux conseils massifs, attentifs, prévenants, et par quelques feuillets sur la table, quelques dossiers, potassés, et un stylo, aussi, avec lequel il prend beaucoup de notes.
Et toujours cet air sérieux, implacable, cette absence de sourire, de relâchement, cette tension extrême, à craquer, ou à être au bord de craquer. Toujours cette rupture à venir dans ses gestes, sa voix, son timbre. Il impressionne, là, quand même, Burgaud, à tenir ainsi tête à ses « tanceurs », qui ne lâchent rien, qui, à tour de rôle, posent leurs questions, tous plus détendus, bien sûr, plus à l’aise que lui, tous dans le cirque, lui au milieu de l’arène. Eux interrogent, questionnent, lui répond. L’inverse de son travail. Il n’est plus le matador, qui tente de forcer l’aveu, ou en tout cas de l’accoucher, il est le taureau, qui se précipite à chaque mouvement de la muleta, se précipite et ne récolte que du sable et de la douleur. Il y avait un fort élan dramatique dans cette audition du juge, que certains osent qualifier de « petit ».
Petit, Burgaud ? Certainement pas ! Pas un fanfaron à la Lambert, le juge de l’affaire Gregory, non, loin de là, Burgaud est d’une autre trempe, une sorte de faux jeune inexpérimenté, un vrai jeune déjà rompu, déjà doué, déjà résistant aux coups. Certains de ses confrères ont trouvé qu’il donnait une mauvaise image de la justice, qu’il réagissait mal, qu’il s’en tenait à la procédure, rien que la procédure... et c’est vrai qu’au niveau des relations humaines, là, Burgaud coince, il montre bien que c’est pas son boulot, qui si un tel perd sa mère pendant la procédure, ou un autre meurt en détention, eh bien, ce n’est pas trop son problème, il entend, il communique, il fait suivre, mais il n’est pas dans le ressenti, il reste dans le code, rien que le Code.
Non, Burgaud ne m’est pas apparu désemparé, victime, apeuré, rien de tout ça, je l’ai plutôt trouvé droit dans ses bottes, et bien campé sur ses jambes. Voilà un jeune homme, un peu trop vert pour beaucoup, qui, sept heures durant, a tenu, en pleine tempête, face à des députés qui étaient là pour tenter d’apporter quelques éclaircissements sur le fiasco. Burgaud a fait front, seul peut-être, mais il a fait front. Lui, le juge, enfin l’ « ancien » juge, comme on nous le rappelait à chaque fois que la caméra le visait, lui l’accusé, enfin l’ « entendu », n’a pas rompu face à ses questionneurs, ni même face à ses acquittés, qui eux n’ont pas tenu longtemps, s’en sont allés, dépités. Ils attendaient quoi, en fait ? Des excuses ? Un pardon ? Des larmes ? Burgaud ne leur a même pas donné le plaisir de reconnaître leur innocence. Il a simplement répété : « La Cour d’assises, enfin les cours d’assises les ont reconnus innocents, donc ils sont innocents, c’est tout. Il n’y a pas débat sur le sujet. »
La Cour d’assise, enfin les cours d’assise les ont acquittés ; Burgaud, lui... Que pense-t-il en fait, vraiment ? Pense-t-il comme certains habitants d’Outreau, interrogés hier dans Libé, que : « Il y a toujours des doutes. Ceux qui ont été libérés, ils feraient mieux d’arrêter tout ce bruit. Il y a une partie non coupable, mais les autres ? » Mais les autres... On aurait pu lui demander, hier, vers minuit, à Burgaud, de réagir à de tels propos... Mais les autres, monsieur le juge, les autres ?... Quels autres ? Eux, ils, on, des réseaux, pas de réseaux, des soupçons, des mystères, des rumeurs... Des peut-être... « Est-ce que j’ai commis des erreurs d’appréciation ? Peut-être... », dit Burgaud, qui alimente ainsi le doute. Peut-être. Il n’est pas sûr, Fabrice Burgaud, pas sûr d’avoir commis des erreurs, pas sûr qu’il fallait faire autrement, peut-être même pas vraiment sûr d’être sur toutes ces chaînes, en direct, à répondre à des questions, comme lui exigeait que certains répondent aux siennes...
Il n’est pas sûr, et finalement, nous non plus. Pas sûr qu’il soit si mauvais que ça, pas sûr qu’il soit si inexpérimenté que ça, pas sûr qu’il soit si ému que ça, pas sûr qu’il ait été si implacable durant son instruction, pas sûr du tout de ce qu’on voit là... Une justice qui cherche à devenir meilleure, une société qui voudrait s’offrir un idéal de justice, des politiques qui se rachètent une crédibilité ? Et les médias dans tout ça, les journalistes, n’ont-ils rien à voir, dans tout ça ? Et nous-mêmes, ne voyions nous pas, à l’époque, dans ces trognes d’Outreau, les parfaits portraits de pédophiles sans scrupules, sans âme, animaux ? N’étions-nous pas tous prêts à leur couper la tête, ou le reste ?
Non, finalement, Burgaud n’était pas seul dans cette audience, nous étions à ses côtés, le poids sur ses épaules avachies, nous étions dans ces valises sous ses yeux, nous étions ces traits tirés, nous et notre désir aveugle d’une justice froide et implacable et rapide sur tout ce qui touche au mal qu’on fait aux enfants.
Burgaud a plongé trop tôt dans cet enfer-là, ce monde de barbarie et de folie, qui dépasse l’entendement. Ces horreurs, qu’il a décrites par le menu, ont fini de transformer son intime conviction en aveuglement, et là, tout s’est enchaîné, il a foncé, tête baissé, avec en tête un désir de vengeance qui n’a rien à voir avec la justice, bien sûr.
Fabrice Burgaud n’est pas une erreur judiciaire, ce n’est pas une tare, c’est un homme, et ce sont les hommes qui rendent la justice. Imparfaitement.
Par ses erreurs, il est la meilleure illustration de l’humanité, justement, de la justice.
Il ne mérite pas d’être le seul à qui on demande des comptes. Il ne mérite pas d’être le symbole de l’affaire dite d’Outreau. Il ne mérite pas de passer pour un « bourreau ». Il ne mérite pas ces injustices-là. Il a accepté, il n’était pas obligé, de témoigner. Pour cela, (et ce n’est pas rien), il mérite le respect.
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