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Montaigne, au secours !

Montaigne, au secours !*

Le 18 mai sur Itélé, dans l’émission Le Grand Décryptage, Olivier Galzi recevait Jean-Claude Delage, secrétaire général du syndicat de police Alliance, et Christian Mouhanna, sociologue au CNRS, auteur de La police contre les citoyens aux éditions Champ social. Le débat n’avait de rapport avec un réel débat que le nom, de même qu’il ne fallait pas chercher de décryptage, et encore moins de « Grand décryptage » ailleurs que dans le seul titre d’une émission standardisée où la passion et le factuel prennent le pas sur la raison et le fond. L’obstruction systématique, à la hussarde, qu’a fait monsieur Delage aux prises de parole de monsieur Mouhanna, qui montre au passage qu’il sait faire de la force de multiples usages, illustre surtout le peu de cas qu’il fait de la liberté d’expression et son désintérêt total, sinon son aversion, pour l’analyse du phénomène des « casseurs ». Cette position, du reste, n’était apparemment guère différente de celle de l’animateur, lequel, poussé par le sociologue à intervenir, a préféré voir dans cette réduction au silence de son invité, sur le point de quitter le plateau écoeuré, le ’jeu naturel du débat’.

Malheureusement, nous avons là des comportements typiques du climat dans lequel nous vivons, de confusion et d’excitation permanente, de navigation à vue et donc de superficialité par absence de recul dans nos jugements ; où une information chasse la précédente, où l’individualisme dégénère en excès de confiance dans sa propre opinion, où l’on a tendance à considérer tout ce qui s’oppose à son désir comme un obstacle à éliminer d’urgence.

L’une des conséquences les plus fâcheuses de ce climat, c’est cet esprit de simplification, de catégorisation systématique qui s’est largement développé dans les médias et le monde politique ces dernières décennies, dû pour les uns au besoin de traiter à chaud ce qui est dans l’air, au tribu à payer à la mode de l’entertainement et à la publicité ainsi qu’à la course à l’audimat, et pour l’autre au besoin opportuniste d’éliminer ou au moins de réduire la taille apparente des obstacles, afin de donner et de se donner l’illusion qu’on les domine. Car l’avantage des catégories, pour tous les indolents de la pensée, est qu’elles sont plus faciles à manipuler que le réel et qu’elles mènent plus rapidement à un résultat aussi douteux soit-il.

Le slogan « Nous sommes tous Américains » (qui a suivi la déclaration bushéenne de « Guerre du Bien contre le Mal » post 11 septembre 2001), entonné benoitement par les dirigeants et l’ensemble des médias occidentaux, est certes qualitativement bien différente du « Je suis Charlie » post attentats de janvier 2015. Cependant, ils ont en commun leur manichéisme. Et on y voit dans les deux cas le mouvement réflexe et passionné d’une communauté qui fait bloc sous la menace. Un bloc rendu soudain homogène pour la circonstance et qui, pour s’afficher comme tel, prend appui sur son corollaire : une menace purement extérieure. Ce vernis, aussi faussement consensuel qu’artificiel, qui recouvre d’un coup la complexité d’une société et ses tensions, marque la frontière au delà de laquelle règne la mal-pensance. La bien-pensance du moment étant de se déclarer anti-casseur, et de se ranger par exemple derrière le syndicat Alliance qui justement, dans un tract d’avril 2013 exigeait « l’arrêt immédiat de la mission de protection « Charlie Hebdo », qu’il jugeait « inadmissible ». C’est ainsi que, se disputant l’étendard du tout nouveau mot d’ordre anti-casseurs, quelques journalistes zélés, notamment sur Public sénat ou BFM TV ont littéralement harcelé leurs invités notés à gauche afin qu’ils montrent au public dans quel camp ils sont. C’est là où l’on voit que l’esprit de l’inquisition n’est pas mort avec le Moyen âge. Les phrases de M. Valls : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé » ou « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » indiquent une belle démangeaison de passer aux actes de suite, et comme un regret de devoir composer parfois avec un pouvoir judiciaire constitutionnellement indépendant.

Les « casseurs » ne sont pas un groupe homogène. Ce serait trop simple. Et ils ne constituent pas non plus une nouveauté, loin de là. Cependant, gagné par cette fièvre catégoriale devenue endémique, on se moque le plus souvent (Monsieur Mouhanna en a fait l’expérience), de savoir ce qu’il y a sous l’étiquette, quand on ne veut pas carrément l’ignorer, pour la raison qu’on veut en expurger toute cause politique. Ce qui peut être le cas de ceux qui, indifférents aux motifs, profitent de l’occasion pour se défouler à bon compte, mais non de ces autres qui réagissent à ce qu’il faudrait bien considérer comme une entrave au droit de manifestation, lorsque la Police disperse la tête d’un cortège dont la queue n’est pas même parvenue au milieu du parcours prévu, ou de ceux qui n’ont pu faire entendre leur colère de voir payer des dettes privées avec de l’argent public, et s’en prennent délibérément à des symboles comme des devantures de banques. Ces derniers ont d’ailleurs en commun avec ceux qui les condamnent la conviction que les mots ne suffisent pas, et ils ont dans l’histoire des mouvements sociaux de nombreux prédécesseurs auxquels, parfois, on a même élevé des statues. Cette violence hyper médiatisée, qui scandalise ici avec une telle promptitude, a le visage de la rue et devrait cesser sans délai, tandis que perdure dans l’indifférence cette autre, en col blanc, de la finance internationale et des puissants lobbies des multinationales, capables de ravager des pans entiers de l’économie planétaire avec le concours d’instances telles que le FMI.

Amalgamer autant (ou plus que faire se peut, comme vient de le faire Monsieur Valls) la CGT avec les casseurs, n’est qu’une triste manœuvre d’une autorité prête à verser dans l’autoritarisme et la manipulation pour parvenir à ses fins, malgré une opposition majoritaire à cette fameuse loi-travail, avérée tant dans l’opinion publique qu’au parlement ou au sein des syndicats y compris patronaux. Derrière ces caricatures et ces condamnations à l’emporte-pièce touchant aux casseurs comme d’ailleurs aux terroristes, il y a l’idée qu’on n’aurait affaire qu’à de pures anomalies, et qu’une fois éradiqués ces individus nos sociétés seraient le meilleur des mondes possibles. Mais c’est tout le passé colonialiste, impérialiste et de luttes sociales internes à l’occident qui est bel et bien en cause ici, à la traîne de cette fuite en avant désespérante que représente le libéralisme mondialisé. Il faut quand même rappeler à ce propos à tous les amnésiques, volontaires ou non, que l’Histoire n’est pas l’épicerie du coin où l’on prend ce qui nous plaît (comme François Hollande récemment, citant Thorez en oubliant la fin de la phrase qui le dessert).

De même que toutes ces sociétés qui nous ont précédés et dont nous sommes issus, un jour, celle qui est la nôtre à présent sera périmée et devra faire place à une autre, que l’avenir nous réserve, et aux yeux de laquelle, probablement, nous serons des barbares. En envisageant nos actes du moment, on ne peut faire longtemps l’économie d’un résumé des épisodes précédents. Nous devons au contraire prendre conscience que nous payons aujourd’hui les aveuglements d’hier, tout comme nos descendants auront à payer demain les nôtres.

* « (…) si en mon païs on veult dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent qu’il n’a point de mémoire, et quand ie me plains du default de la mienne, ils me reprennent et mescroyent, comme si ie m’accusois d’estre insensé : ils ne veoyent pas de chois entre mémoire et entendement. » Michel de Montaigne, Essais, chap IX, Des menteurs.


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4 réactions à cet article    


  • Clark Kent Jeussey de Sourcesûre 21 juin 2016 10:01

    Vous avez écrit :


    «  manœuvre d’une autorité prête à verser dans l’autoritarisme et la manipulation pour parvenir à ses fins »

    Vous vouliez sans doute dire que cette autorité n’arrive toujours pas à ses fins malgré un usage constant et immodéré de l’autoritarisme et de la manipulation ?

    • Taverne Taverne 21 juin 2016 11:25

      Toute pensée est émotion comme le dit Nietzsche et, à chaque fois que nous exprimons une pensée, nous passons par la médiation des valeurs, dont les catégories qui nous servent à enfermer les choses. Le jugement ne prend pas l’éloignement nécessaire et se précipite.

      En tant que cartésien irréductible, je suis choqué d’entendre ce matin à la radio des personnages officiels et du monde de la culture incapables de répondre à la simple question « qu’est-ce que la culture ? » Or, pour moi, tout individu devrait connaître la définition exacte de chaque concept. Car c’est souvent sur un malentendu sur le sens des mots que se créent des querelles bien inutiles. Enfin, inutiles pour la vérité et le débat constructif, mais très utiles, bien sûr, pour le buzz et l’audimat.


      • Jason Jason 21 juin 2016 13:54

        Plusieurs choses : D’abord méfions-nous des débats télévisés dans lesquels les protagonistes se font concurrence à qui aura le dernier mot, où le modérateur ou la modératrice cherchent avant tout à se faire valoir en interrompant toute idée qui fait ombrage à leur spectacle, et dans lesquels les approximations douteuses tiennent lieu de débat.

        Deuxième chose : je qualifie ce genre d’émissions de distribution de « paires de claques », tant il est vrai qu’il n’émerge jamais aucune solution ou même la plus petite porte de sortie. Le débat télévisé : c’est le rendez-vous des voies de garage.

        « on conclut toujours trop tôt. La bêtise c’est de conclure », disait Flaubert.


        • Dzan 21 juin 2016 16:38
          Une police “déshumanisée”

          Alexandre Langlois, secrétiare de CGT Police ( et oui !) exprime également le sentiment d’un moral très atteint dans les rangs de la police, qu’il juge “déshumanisée”, du fait “d’une perte de sens [du métier de policier]”. Pour le syndicaliste, le gouvernement se sert des forces de l’ordre comme d’une chair à canon qui excite médias et citoyens, pour qu’ils détournent le regard : “Le pouvoir politique instrumentalise la police, qui sert de bouc émissaire. Cela permet au gouvernement de faire diversion”.

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