Passions révolutionnaires...
La Révolution française demeure d’une brûlante actualité, ne serait-ce que parce que toute réflexion en profondeur sur « la politique » y ramène immanquablement. « Mais de quoi était donc fait l’esprit de la Révolution pour que plus de deux siècles après il nous éclaire encore ? » interroge l’historien Olivier Bétourné dans un récit vivant qui remonte à ses sources. Et puis, « comment lui demeurer fidèle ? »
Depuis l’Antiquité grecque pour le moins (Diogène, les Cyniques, etc.) jusqu’aux jacqueries, aux frondes, « guerres des paysans » ou autres insurrections, la révolte n’a cessé de tenailler l’humanité – et de soulever « ceux qui ne sont rien »... Pendant que les philosophes s’interrogent sur la meilleure façon de faire reconnaître et prendre en charge les notions de « bien commun » ou d’ « utilité publique », la révolte viscérale des populations trouve son expression aboutie dans la Révolution française, demeurée l’un des plus grands événements de l’histoire contemporaine - jusqu’à forger son propre mythe.
Olivier Betourné en fait le chantier d’une « entreprise narrative et critique » de longue haleine, sur les traces d’Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’honorable parlementaire et éphémère ministre des Affaires étrangères de la Seconde République, redécouvert par Raymond Aron (1905-1983) et tenu pour le « prophète de l’âge des masses ». Bien évidemment, l’historien et éditeur ne manque pas d’approfondir la proposition théorique de Marx (1818-1883) : « Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font »...
A l’heure d’un globalisation en déliquescence où l’histoire s’écrit dans une encre de plus en plus noire comme celle, "intelligente", des écrans bientôt éteints, elle continue de « produire » quantité de brouillons de plus en plus tragiques – avant de consentir, peut-être, à s’écrire au propre, irrévocablement...
Le moment et le mouvement
La Révolution française s’inscrit dans le contexte des mouvements révolutionnaires qui soulevèrent l’Europe et l’Amérique à la fin de ce XVIIIe siècle en ébullition où la fièvre des idées nouvelles et les émeutes de la faim alimentent un contexte d’agitation continue. Pendant que les philosophes des Lumières argument leur rejet des iniquités et leur refus de la société d’Ancien Régime, les indignations s’aiguisent et les événements s’enchaînent dans une société du conflit dont les châteaux commencent à brûler avec leurs carrosses mis à la remise...
Olivier Bétourné en explore la face d’ombre (la Terreur, matrice des totalitarismes à venir) et de lumière (« l’avènement de la liberté », la promesse de l’égalité) dans une fresque vivante au long cours (dédiée à Elisabeth Roudinesco) fondée sur un « corpus de sources primaires » (correspondances, discours, Mémoires). Ainsi, il prend le parti d’éclairer la personnalité profonde de chacun de ses six grands acteurs passionnés, emportés par son mouvement forcément incontrôlable : « si l’événement leur doit quelque chose, ces hommes doivent beaucoup à l’événement »...
L’ancien éditeur du Seuil prend la mesure des cinq années pendant lesquelles le club des Jacobins aura été « l’épicentre des affrontements successifs entre les tendances majeures de la politique révolutionnaire, l’une succédant à l’autre au pouvoir, l’une écartant l’autre sans ménagement avant d’être écartée à son tour par la suivante, chacune d’elles aspirant, une fois son heure venue, à « terminer la Révolution ». Les hommes qui ont fait cette histoire-là étaient jeunes, souvent fauchés dans la « fleur de l’âge ».
Ainsi de Mirabeau (1749-1791), providentiellement mort dans son lit. Ou de Robespierre (1758-1794) à qui Olivier Betourné rend justice. Dans cette histoire-là qui dévore ses acteurs et figurants, « l’Incorruptible » a pris « la place du mort » après tant d’autres, faute de n’avoir pu assurer la cohésion de la nouvelle « communauté humaine » née de cette « dynamique insurrectionnelle » qu’il ne maîtrisait plus...
Robespierre, le « grand maître des équilibres »
La légende noire de « l’Incorruptible » se met en place après son exécution : « Fouché, Tallien, Barras, Fréron, les plus ultras des Jacobins pendant la Terreur, s’évertuent à faire oublier leurs propres responsabilités dans les massacres de Lyon, Bordeaux, Marseille et Toulon, imputant à l’Incorruptible leurs propres méfaits. Il n’est pas jusqu’aux massacres et noyades initiés par Carrier à Nantes qu’on attribue à Robespierre (...) Si la machine à fabriquer un monstre (...) a tourné à plein régime au lendemain de l’exécution, c’est que la France toute entière demandait grâce et qu’il était bien utile de pouvoir s’assurer d’un bouc émissaire pour sortir de la Terreur quand tant d’honnêtes gens (et de moins honnêtes) y avaient contribué. »
La Révolution avait engendré un système devenu incontrôlable qui, de 1793 à 1795, aura mené entre 35 000 et 40 000 personnes à la mort, « exécutions sans jugement comprises, comme celles qui ravagèrent Nantes et Toulon ». Il fallait tourner la page sanglante sur cette inconnue qui tardait tant à aboutir à l’avènement d’une société viable, alors même que la république était née au forceps et au son du canon de Valmy : « En tuant Robespierre, en lui imputant la responsabilité exclusive du cauchemar qu’elle a vécu ces dernières semaines, les Thermidoriens facilitent l’institution d’une France pacifiée, d’une France tournant le dos à cette utopie politique jouée à l’antique par les Jacobins en l’an II, cette République idéale fondée sur la mobilisation héroïque d’un peuple qui a rompu les amarres en décapitant son roi après avoir déclaré la guerre à l’Europe. »
Olivier Bétourné rappelle que « la question de la souveraineté est la grande affaire de la Révolution » - un débat dont Rousseau (1712-1778) avait posé les termes, laissant ouverte dans Le Contrat social la contradiction entre d’une part « l’impossible délégation de la souveraineté aux représentants de l’autre » et d’autre part « l’impossible exercice direct de cette souveraineté par le peuple rassemblé ». Cette controverse des souverainetés a enflammé les débats voire accéléré le cycle des exécutions sous la Convention. La Révolution aurait-elle « succombé sous le coup des effets mortifères de cette contradiction non résolue que Robespierre aura assumée héroïquement – en s’idenfiant lui-même à la nation avant de s’abolir en elle, dans une posture christique quelques semaines avant le 10 Thermidor » ? Après la tuerie du Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791 (une cinquantaine de morts) consécutive à la fuite à Varennes, Maximilien de Robespierre et Jérôme Pétion (1756-1793), représentants de « l’extrême gauche patriote », prennent la direction des Jacobins. Dès l’annonce de la victoire des armées françaises à Valmy, le 20 septembre 1792, la Convention nouvellement élue se constitue, abolit la royauté et proclame sans pompe ni solennité, par simple décret en date du 22 : « La République française est une et indivisible ».
S’installant en position de « grand maître des équilbres politiques », Maximilien de Robespierre fait lecture d’une Déclaration des droits de l’homme de sa conception. Il affirme le droit à l’existence pour tous, « premier des droits naturels de l’homme, bafoué jour après jour par les puissants, les agioteurs, les spéculateurs qui affament le peuple et tentent de profiter des désordres pour s’enrichir ».
De même, il entend limiter le droit de propriété à « l’utilité sociale », ce qui conforte sa réputation de « défenseur intraitable de la cause du peuple ». Elu président de la Convention, il peine à stabiliser le pays qu’il a mis en mouvement et est renversé après la fête dédiée à l’Etre suprême, présumée rallier tous les Français dans un sentiment commun d’apaisement voire de fraternité.
Avec sa chute et son exécution, la République égalitaire est frappée - à mort, dit-on... Mais elle ne rend pas les armes pour autant... Le commissaire à terrier François Noël Babeuf dit Gracchus Babeuf (1760-1797) tente contre le Directoire la « conspiration des Egaux » qu’il définit comme « la religion de la pure égalité » devant déboucher sur un « bonheur commun » instaurée par une « administration commune » supprimant la propriété individuelle. Elle le mène à son exécution et à sa réputation posthume de « fondateur de la tradition communiste en France ».
Depuis, cette République des Egaux, quoique considérée comme « impraticable », n’en demeure pas moins un idéal vivace dans l’inconscient collectif – de même qu’une vocation messianique assignée à la France, de Michelet (1798-1874) au général de Gaulle (1890-1970) : « L’esprit de la Révolution française n’est pas réductible à l’oeuvre des constitutiants et des conventionnels, pas davantage à l’action du peuple insurgé. Il est indépendant des acteurs, bien qu’émanant d’eux, souffle vers l’avenir à l’heure où ils s’effacent, il vit de ses contradictions, vibre à l’évocation de ses héros par les écrivains, les cinéastes, les dramaturges. Il invite à embraser son siècle et l’univers tout entier (...) Des principes universels furent durablement posés durant ces cinq années, ils inspirèrent l’essentiel des institutions par lesquelles nous sommes aujourd’hui gouvernés. »
De fait, elle fut inlassablement recommencée au fil du XIXe et du Xxe siècle, sur une trajectoire où l’affirmation de la souveraineté est de « moins en moins rapportable à la pure expression de la volonté générale ». Quand bien même les vélléités de changements de régime peinent à déboucher sur celui qui garantirait au mieux « l’intérêt général » et le « bien commun », les acteurs de la Révolution française n’en auront pas moins accompli leur tâche périlleuse comme on s’acquitte d’un « office », selon un vieil idéal médiéval qui a irrigué leur réflexion...
Olivier Bétourné, L’Esprit de la Révolution française, Seuil, 604 pages, 24 euros
Sur le même thème
8 prairial an V : exécution de Gracchus Babeuf. La fin d'un rêve« La Mort de Danton » à La Comédie Française - De La Révolution à La République via l’échafaud
Saint-Just * L'Archange de la Victoire II
Réformisme ou révolution : un clivage dépassé par le capitalisme néolibéral (et depuis toujours)
INSURRECTION : Pour quoi ? Jusqu’où ?
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON