Philippe de Dieuleveult : l’aventurier sacrifié sur l’autel des secrets d’État ?
Le 6 août 1985, Philippe de Dieuleveult, héros charismatique de La Chasse au trésor, âgé de 34 ans, disparaît dans les eaux déchaînées du fleuve Zaïre avec six compagnons. Officiellement, une noyade tragique. Mais derrière ce verdict hâtif, des murmures persistants : services secrets, dictature de Mobutu, intrigues de la Françafrique. Quarante ans après, le mystère s’épaissit, nourri de témoignages troublants et de silences coupables. Qui était cet homme au sourire conquérant ? Que cachait cette expédition fatale ?
Philippe de Dieuleveult, l’homme aux mille vies
Philippe de Dieuleveult n’était pas qu’une icône télévisuelle, ce baroudeur en combinaison rouge qui, chaque dimanche entre 1981 et 1984, embarquait les Français dans La Chasse au trésor depuis son hélicoptère. Né le 4 juillet 1951 à Versailles, il était le dernier d’une fratrie de sept garçons, élevés dans une maison bretonne austère par une mère autoritaire et un père discret, employé de banque. Cette rigueur familiale forgea un tempérament intrépide. À 20 ans, lors de son service militaire au 1er régiment de chasseurs parachutistes, il se découvrit une passion pour le risque, sautant en parachute au-dessus des plaines de Mourmelon. "Il avait cette étincelle, cette envie de repousser les limites", se souvient son frère aîné Bernard, dans une interview au Télégramme en 2005. Après un diplôme d’ingénieur à l’ESTP en 1975, il préféra les caméras aux chantiers, devenant cadreur puis reporter pour Antenne 2 dès 1979.
En 1977, il épousa Diane de Torquat, descendante du légendaire corsaire Robert Surcouf, une femme discrète mais solide qui lui donna trois enfants : Erwann (1978), Tugdual (1980) et Anaïd, née le 15 août 1985, neuf jours après sa disparition. Sa carrière explosa avec La Chasse au trésor, où il incarnait un aventurier moderne, mi-Indiana Jones, mi-Jacques-Yves Cousteau. "Philippe, c’était notre passeport pour l’évasion", raconte Patrick Poivre d’Arvor, alors présentateur vedette, dans ses mémoires (Une vie, 2012). Mais cet homme public cachait une facette secrète. En 1994, son frère Jean, officier de carrière, révéla au Figaro son appartenance supposée à la DGSE, le service de renseignement extérieur français. Était-ce un fantasme familial ou une clé pour comprendre sa fin ? En 1984, son livre J’ai du ciel bleu dans mon passeport, vendu à 300 000 exemplaires, laissait entrevoir un goût pour les missions périlleuses, bien au-delà des plateaux télévisés.
Ses proches décrivent un homme généreux mais tourmenté. "Il ne tenait pas en place, toujours à la recherche d’un défi plus grand", confie Arnaud Bédat, journaliste suisse et ami, dans Les Enquêtes impossibles (2006). Lorsqu’il annonça quitter La Chasse au trésor pour Africa Raft, beaucoup y virent une suite logique. Mais d’autres, comme sa femme Diane, pressentaient un danger. "Il m’a dit au téléphone : ‘Je rentre bientôt, je te le promets’", confia-t-elle à Paris Match en septembre 1985, la voix brisée. Ce départ pour l’Afrique, en juin 1985, marqua le début d’une odyssée dont il ne reviendrait pas, laissant derrière lui une légende et des questions sans fin.
Africa Raft, une expédition sous tension
Lancée le 15 juin 1985, Africa Raft devait être une épopée spectaculaire : descendre le fleuve Zaïre sur 5 000 kilomètres, du lac Tanganyika à l’Atlantique, en radeaux pneumatiques. Imaginée par Thierry Sadoun, producteur ambitieux, cette aventure réunissait une équipe hétéroclite : André Hérault, chef d’expédition et ancien officier, Richard Jeannelle, photoreporter de Paris Match, Guy Colette, riche Belge amateur de sensations fortes, Alain Angelini, mécanicien discret, Nelson Bastos, logisticien brésilien, Lucien Blockmans, caméraman belge, et Philippe, leader charismatique du radeau Françoise. L’objectif : un exploit médiatisé, financé par des sponsors comme Kodak et Antenne 2. Mais dès les préparatifs, le projet vacilla.
Prévue en Tanzanie, l’expédition fut déplacée au Burundi sous la pression de tensions régionales, un premier accroc qui désorganisa l’équipe. À Kinshasa, où ils arrivèrent en juillet, Philippe confia à son frère Jean, par téléphone : "C’est mal barré, ça sent le fiasco". Diane, enceinte de leur troisième enfant, le suppliait de rentrer. Les dissensions internes éclatèrent : François Laurenceau, médecin, quitta le groupe, excédé par l’improvisation. Le 6 août, à 8h45, les deux radeaux, Françoise et Godelieve, plongèrent dans les rapides d’Inga, un monstre hydraulique de 14 kilomètres, avec des vagues de cinq mètres et des tourbillons mortels. À midi, le silence radio tomba comme un couperet. Seuls Thierry Sadoun et Patrick Voigt, restés à terre pour filmer, échappèrent au drame. Les sept autres disparurent corps et biens.
Les recherches, menées par l’armée zaïroise et une équipe française dépêchée sur place, furent chaotiques. Le Françoise fut retrouvé intact, amarré sous un rocher, avec des affaires soigneusement rangées. Très étrange pour une noyade. Le Godelieve, lui, était en lambeaux, éparpillé sur la rive. Jean-Paul Orlando, pilote d’hélicoptère survolant la zone le 8 août, jura n’avoir vu aucun radeau ni survivant. Dans un article du Monde daté du 16 août 1985, un officier zaïrois parla d’"imprudence manifeste", mais les incohérences s’amoncelèrent. Pourquoi aucun corps ne fut retrouvé, sauf celui de Guy Colette, identifié en 1986 par sa montre ? Était-ce un accident, une mise en scène, ou le prélude à une opération plus sombre ? L’expédition, déjà fragile, venait de basculer dans l’inexplicable.
Les protagonistes et les ombres du pouvoir
Le drame d’Inga ne peut se comprendre sans plonger dans le contexte brûlant du Zaïre de 1985. Mobutu Sese Seko, au pouvoir depuis 1965 grâce à un coup d’État soutenu par la CIA, régnait sans partage sur un pays riche en minerais mais rongé par la corruption. Le barrage d’Inga, à quelques kilomètres des rapides, était une pièce maîtresse de son régime, fournissant l’électricité à Kinshasa et aux multinationales occidentales. Sa garde prétorienne, la Division spéciale présidentielle (DSP), y maintenait une surveillance féroce. Dans ce décor, Philippe, supposé agent de la DGSE, évoluait-il en eaux troubles ? Son frère Jean, colonel dans l’armée française, en était persuadé. "Philippe n’était pas qu’un animateur, il travaillait pour le service", asséna-t-il dans VSD en 1995.
Jean de Dieuleveult devint le fer de lance d’une quête obsessionnelle. En septembre 1985, il se rendit à Kinshasa, où les autorités lui présentèrent un corps décapité comme étant celui de Philippe. Une autopsie à Paris révéla qu’il s’agissait d’un Africain, renforçant ses soupçons. En 1994, Okito Bene-Bene, ex-officier zaïrois exilé en Belgique, déclara sur France 2 que l’équipe avait été arrêtée, interrogée et exécutée par la DSP, sur ordre de Mobutu, qui craignait une opération étrangère près d’Inga. Anna Miquel, dans son enquête Les Crocodiles du Zaïre (XXI, 2008), produisit un interrogatoire signé de Philippe, daté du 8 août 1985, un document acheté 150 dollars US à un ancien soldat, mais dénoncé comme faux par Tugdual de Dieuleveult. "C’est du papier toilette, pas une preuve", lâcha-t-il, amer, dans une interview à Ouest-France en 2010.
À Paris, la France de François Mitterrand jouait un double jeu avec Mobutu, allié encombrant mais stratégique. Christian Prouteau, ancien patron du GIGN et de la cellule antiterroriste de l’Élysée, confia en 2008 sur France Inter avoir reçu des alertes sur des mercenaires près d’Inga cet été-là. Philippe et son équipe auraient-ils été pris pour une menace ? Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, esquiva les questions dans ses mémoires (Coups et Blessures, 1992) : "Une affaire regrettable, sans plus". L’hypothèse d’une bavure militaire, couverte par un silence diplomatique, ou d’un assassinat ciblé pour éliminer un agent trop visible, gagne en crédibilité. Mais sans archives ouvertes, elle reste une toile d’araignée, tissée de fils fragiles.
Enjeux et conséquences d’un mystère d’État
La disparition de Philippe de Dieuleveult dépasse le drame individuel : elle met en lumière les rouages opaques de la Françafrique. En 1985, le Zaïre était un pivot pour la France, qui fermait les yeux sur les exactions de Mobutu en échange d’un accès aux ressources – cuivre, cobalt, uranium – et d’une influence régionale face aux ambitions soviétiques. Une mission de la DGSE près d’Inga, qu’elle ait été de reconnaissance ou de diversion, aurait pu dégénérer. "Philippe était un pion, sacrifié pour ne pas compromettre l’équilibre", avance Anna Miquel. Cette théorie, si elle se confirme, dessine un scandale étouffé au nom de la raison d’État, un grand classique des relations franco-africaines.
Pour la famille, le choc fut ravageur. Diane, restée seule avec trois enfants, s’accrocha d’abord à la thèse officielle de la noyade, mais sombra dans la dépression. En 2009, elle se donna la mort, laissant une lettre où elle évoquait "l’absence qui tue". Jean, rongé par sa croisade, se suicida en 2015 dans sa maison de Bretagne, après avoir légué son dossier à son fils Alexis. Ce dernier, dans Noyade d’État (2020), accuse : "La France a abandonné mon oncle, comme elle a abandonné mon père". Tugdual, fils de Philippe, choisit une voie différente, dénonçant les dérives sensationnalistes dans son documentaire Les Disparus du Zaïre (Canal+, 2006). "On salit sa mémoire avec des fables", déclara-t-il à Libération en 2023, après un nouveau documentaire sur France 2 qu’il jugea biaisé.
L'opinion publique, elle, oscille entre fascination et scepticisme. La Chasse au trésor, rediffusée dans les années 1990, raviva la nostalgie d’un héros perdu. Mais les révélations sur la DGSE et Mobutu transformèrent cette figure solaire en martyr d’une guerre invisible. La justice française, saisie en 1995 pour "homicide volontaire", enquêta très mollement avant de classer l’affaire en 2004. Une tentative de réouverture en 2023, portée par Alexis, fut balayée d'un revers de main par le Parquet de Paris, arguant d’un "manque d’éléments nouveaux". Pourtant, le mystère continue de hanter, comme une plaie ouverte dans l’imaginaire collectif.
Vers la vérité ou l’oubli ?
Trois hypothèses s’affrontent pour expliquer le 6 août 1985. La noyade, soutenue par Alain Moreau, officier français dépêché sur place, met en cause l’imprudence face à des rapides d’Inga incontrôlables. "Ils n’avaient ni les moyens ni l’expérience", écrivit-il dans un rapport interne, cité par Le Point en 1986. La bavure, défendue par Alexis, imagine une méprise de la DSP, prenant l’équipe pour des intrus. L’assassinat, porté par Anna Miquel et Okito Bene-Bene, suppose une exécution délibérée d’un agent devenu gênant. Chaque scénario bute sur des lacunes : l’absence de corps (hormis celui de Guy Colette), des témoignages tardifs et sujets à caution, des preuves matérielles introuvables. "On nage dans le flou", concède Tugdual, refusant les thèses conspirationnistes sans fondement solide.
Des indices, pourtant, intriguent. Un télex de l’ambassadeur français à Kinshasa, daté du 18 août 1985 et exhumé par L’Express en 1996, mentionne une "possible intervention militaire" près d’Inga. Des rescapés de la DSP, interrogés dans les années 2000 par le journaliste belge Guy Weber, décrivent une opération punitive ce jour-là, visant des "Blancs suspects". Mais sans accès aux archives de la DGSE ou du régime congolais – Mobutu, renversé en 1997, est mort en exil au Maroc –, ces récits restent des bribes. "La vérité est là, enfouie sous des couches de mensonges", insiste Alexis, qui a sollicité en 2024 une commission d’enquête parlementaire, sans succès.
Que reste-t-il, quarante ans après ? Une stèle au cimetière de Minihic-sur-Rance, un village où Philippe aimait naviguer, et des souvenirs épars : le sourire d’un animateur, le grondement d’un fleuve tumultueux. Pour ses enfants, c’est une quête sans fin. Pour la France, une page d’histoire mal refermée, où l’aventure croise l’espionnage et la lâcheté d’État. Le Congo coule toujours, impassible, emportant dans ses eaux brunes les secrets d’un été maudit.
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