Portrait : La mère
Une phrase, jolie, me fait braver la paresse et ouvrir mes documents ; le temps d’arriver jusqu’ici, lire ce qui se trouve sur mon chemin, me distraire et la phrase a disparu. Peu importe puisque personne ne la lira.
Tant à dire sur ma mère… commencer.
Dire banalise ; il n’y a qu’écrire pour tenter de rendre compte de la réalité ; et encore, combien faut-il de subterfuges, de détours et d’ornements pour mal y parvenir ?
J’ai dit : « ma mère est morte ». Et tout le monde a compris : « ma mère est morte ». C’est absurde. Ils se sont dit : « sa mère est morte ». Ils ont pensé à un vague soulagement, une mince indifférence, à un événement normal. Or il n’y a rien de normal. Ce qui aurait été normal c’est qu’elle se fût volatilisée ; voilà ce qui aurait été normal.
Mais sa peau fine et sans ride tendue sur son visage maigre aux pommettes hautes, apprêtée pour les visites, cela n’est pas normal ni sa boîte de bois au profil de losange tronqué, ni le trou dans l’argile molle. Les fleurs oui. La gerbe de ses filles est très belle ; belle vraiment. Non, ma mère fut toute sa vie une idée inventée par mon père, une déesse plus qu’une reine, jamais mère jamais chair.
Elle aurait dû se volatiliser.
Nous éviter cette douleur d’une perte prévue, quelquefois souhaitée dans le secret d’un cœur meurtri, d’un corps fatigué de la porter, d’un amour éreinté de l’absence d’échanges, de retour, de mises au point, de souvenir, de consolation. Nous éviter ce vide gigantesque autant que sa présence était discrète. En apparence. Le silence et l’absence de plainte ou de réclamation étaient d’une force telle que l’on ne pouvait pas s’y soustraire ; de gré ou de force, de joie ou de peine il fallait s'y plier.
Une idée qui s’étiole, s’estompe pour disparaître un peu c’est mieux qu’un corps qui soudain sombre en pierre. Et nous laisse chaudes de chagrin.
Comment avoir mis tant de temps à ne pas comprendre que le temps était venu de se couler dans cet amour manquant depuis le big bang d’une naissance injustifiée, de se lover dans des attouchements légers sur ses mains dont les veines ne saillaient plus, vidées peu à peu de leur sang, dans nos mains qui n’avaient jamais touché le dru noir de ses cheveux mais qui pouvaient, là, se risquer dans le duvet blanc ; ourler ses oreilles.
S’arc-bouter sur ce refus d’amour et, sans intelligence, crisper la distance.
Céder parfois à son rire et à son charme mais ne les prendre que pour un rire, que pour un charme, revenue dans la solitude des démons du passé. Ne pas se faire avoir à la servir, à l’idolâtrer, ne pas pouvoir, ni vouloir y penser.
Ne pas sécher les plaies vives et pourtant si anciennes mais qu’elle n’avait jamais connues. En vouloir à sa candeur prise pour de la facilité. Résister aux turbulences abyssales qui nous auraient broyées.
J’ai vu ses pieds meurtris, j’y ai porté des soins. J’ai vu son corps sali, je l’ai lavé. Mais je n’ai pas vu que je pouvais me servir en amour et m’en rassasier.
J'ai vu pourtant ses mains se replier, agrippées à la bouée d'un passé oublié puis qui s'apaisent sur le poil soyeux de son chat.
À dix-sept ans, juste avant de quitter la maison, après une enfance interdite d'animaux, j'avais trouvé une chatte, bébé noir apeuré et je la lui avais ramenée. Ces deux-là s'aimèrent d'amour tendre ; un soir de Noël où la chatte pattait doucement les boules multicolores, les décrochant de l'arbre, se reculant d'un effroi mesuré devant la chose qui explosait au sol, ma mère dit : « Oh, la pauvre, elle est déçue ! » ; c'était les mêmes yeux grands bleus qui s'étonnent.
La mémoire est une alliée trompeuse, quelques neurones, des liens interrompus ; nous ne savons rien de ses brumes. Il y a juste là un ressenti, le murmure de son corps qui se raidit ou s'abandonne.
Où est ma mère ? Femme superbe, sublimée dont j'étais si fière à défaut d'être sienne. Où sont ses mots, ses citations, ses poèmes ?
Ses pieds la font souffrir, elle marche un peu quand même et tant mieux pour elle si elle ne se souvient pas de ses marches solitaires, ses randonnées chéries, rituel annuel tenu envers et contre tous, dans les Alpes de son cœur, sa Vanoise, ses marmottes, ses névés ses vipères.
Le dernière fois que je l'ai vue, elle n'était qu'une idiote offerte aux ogres de la vie.
J'étais passée par la maison, en faisant un détour qui m'avait coûté, mais dans l'élan d'une attraction dernière. Les volets étaient clos, la bâtisse était désertée, le mistral soufflait la poussière de la cour et dans le sentier qui menait à la grange, les lauriers roses se secouaient ; mais ce n'était plus un fou rire. Voulaient-ils s'arracher ? Foutre le camp d'ici ?
L'année d'avant, en effleurant ma taille, elle avait dit : « Que tu es fine ma fille » et cette fille m'avait mis les larmes aux yeux.
Ni son hibiscus ni son bougainvillée ne la saisissait plus ; je ne verrais plus la lenteur de ses gestes en décrochant son linge, ni sa voix douce et haute qui chantait « Catou, Catou » en appelant sa chatte qui n'avait plus guère droit à des sorties nocturnes !
C'était un autre monde, un autre rythme comme une désespérance qui vous happait.
Toute en demi mesure en demi teinte en demi ton et pourtant régnante. On apprenait ses délabrements mais sans en être jamais témoins.
Nos rires n'étaient déjà plus qu'un souvenir, son humour et sa belle accroche au mien.
Elle aimait tant les chats qu'elle nous appelait « ses chattes », elle était déjà vieille. Il n'existait alors plus que ce moment, là, les autres étaient notre ignorance. Le passé est un mystère qu'on ne peut pas saisir, des vagues qui nous harassent ou qui nous retirent, des moments des odeurs des lumières, un fond comme un bruit qui nous rappelle.
« Tu sens le vent » disait-elle en touchant mes cheveux, quand plus tard ses yeux brillaient en caressant ma chienne.
Douces larmes, paix tant convoitée.
Je n'irai sans doute jamais sur sa tombe ou peut-être plus tard.
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