Psychologie appliquée : une leçon sur le pouvoir
L'enseignant Ron Jones publie pour la première fois en 1976, le récit d’une expérience conduite au mois d'avril 1967 dans une classe de « senior year » (terminale) du lycée Cubberley de Palo Alto (Californie) auprès d'élèves appartenant à la upper-middle class américaine (classe moyenne). Pendant un cours d'histoire sur la Seconde Guerre mondiale, celui-ci présente à ses seniors (élève de terminale) un documentaire sur « la solution finale » (camps d'extermination). Le film terminé des lycéens sont interloqués d'apprendre qu'il a suffi que 10 % de la population adhère au nazisme pour faire basculer tout un peuple ?
Le professeur a l'idée d'une expérience de psychologie appliquée afin d'aider les élèves à mieux appréhender le phénomène à travers la création d'un mouvement, « La troisième vague », dont il dira : « Il s'agit de l'événement le plus effrayant que j'aie jamais vécu dans une salle de classe ». Ce professeur à la pédagogie avant-gardiste commença par inscrire au tableau en lettres capitales « LA FORCE PAR LA DISCIPLINE, et prendre en exemple l'équipe de football du lycée qui requiert de la discipline et de jouer collectif pour gagner (principe de discipline et la communauté). Pourquoi ne pas commencer ici et tout de suite, d'inviter, « Bob », un élève « moyen », à adopter une posture corporelle : « Mets tes mains à plat sur tes hanches et force ta colonne vertébrale à se redresser. Voilà, tu respires mieux, non ? » Presque tous les lycéens firent de même ! De poursuivre « Je veux que chacun d'entre-vous observe la façon dont « Bob » a placé ses jambes en parallèle. Ses chevilles sont verrouillées, ses genoux pliés à quatre-vingt-dix degrés. Regardez comme sa colonne est droite. Le menton rentré, la tête relevée », sans oublier de complimenter « Bob » pour sa participation (conditionnement opérant, Skinner).
« Maintenant, je veux que vous vous leviez et que vous marchiez dans la salle de classe. A mon signal, vous retournerez à votre place le plus vite possible et vous reprendrez la posture adéquate. Allez, tout le monde debout ». Les élèves d'ordinaire turbulents s’exécutèrent et déambulèrent dans la salle jusqu'à ce que Ron leur lance « A vos places ! », et tous de se ruer dans un chaos indescriptible. Ron de leur faire remarquer « je n'ai jamais vu un tel chahut. Allez on recommence et sans bavardages. Plus vos mouvements seront vifs et coordonnés, plus vous rejoindrez votre place rapidement. Compris ! Maintenant tout le monde debout ! » L’exercice dura une trentaine de minutes. Cette phase maîtrisée, les lycéens se durent de sortir dans le couloir avant de rejoindre leur chaise, le tout chronométré (ce drill évoquera des souvenirs aux anciens conscrits). Un élève fit remarquer à ses camarades qu'il serait plus judicieux de se placer en ordre selon leur place occupée dans la salle, avec en premier ceux qui doivent en rejoindre le fond, « Bob » en tête. Trois nouvelles règles vinrent se surajouter : tout le monde doit apporter ses affaires pour prendre des notes - pour poser ou répondre à une question se lever et se placer à côté de sa table - faire précéder toute question ou réponse par « Monsieur Ron ».
Au cours suivant Ron fut stupéfié de voir les élèves adopter, spontanément, la position apprise la veille ! Sous la formule « LA FORCE PAR LA DISCIPLINE » inscrite au tableau la veille, il y ajouta : « LA COMMUNAUTE », de préciser : « La communauté est le lien qui unit les gens qui travaillent et luttent ensemble pour atteindre un but commun. (...) Vous faites partie d'un mouvement, d'une équipe, d'une cause. Vous vous engagez personnellement ». A l'invite du professeur les lycéens se levèrent et se placèrent à côté de leur pupitre pour répéter à l'unisson : « La force par la discipline, la force par la communauté ».
Un groupe constitué a besoin d'un symbole, Ron dessina des vagues contenues dans un cercle « Ce sera notre logo. La vague évoque le changement et représente un mouvement, une direction. Notre mouvement s'appellera la troisième Vague ». Le choix du nom fait-il référence à un dicton postulant que la troisième vague est plus puissante, ou au troisième Reich ? Il se disait que Ron avait appartenu au « Student for a Democratie Society », un mouvement étudiant opposé au communisme... Une communauté a aussi besoin d'un signe de reconnaissance ou salut, il courba sa main droite, se frappa l'épaule gauche et releva la main avant de demander aux élèves répéter le salut. « Il s'agit de notre salut et du nôtre seulement. Dès que vous croiserez un membre de la Vague, vous le saluerez ». La classe se leva, fit le salut et beugla : « La force par la Discipline, la Force par la Communauté ». Ron Jones interdit tout rassemblement en dehors de la classe supérieure à trois personnes (le cloisonnement a pour conséquence de limiter la contestation).
Lors du cours suivant les lycéens découvrent une affiche représentant une vague bleue et remarquèrent que leur professeur portait costume et cravate sur une chemise blanche, lui préférant d'ordinaire le « casual weare » ! Après que les lycéens eurent rejoint leur place, l'enseignant leur distribua des cartes de membre qui entérinaient leur appartenance au mouvement ! Au recto de certaines cartes figuraient un « X » de couleur rouge ! « Cela signifie que vous êtes un moniteur ; vous viendrez me rapporter, en personne, si vous surprenez un membre de la Vague qui ne respecte pas nos règles » (...) « Votre premier acte, en tant que groupe, sera de recruter de nouveaux membres. Pour le devenir, chaque nouvel adhérent devra prouver qu'il connaît nos règles et jurer qu'il leur obéira rigoureusement ».
La discipline et l’obéissance eurent des répercussions immédiates sur l'enseignement. Les élèves délivraient des réponses concises et rapides et semblaient avancer plus rapidement à l'oral ou aux questionnaires à choix multiples. La participation était maximum et elle avait répercussions notables. Les timides n'hésitaient plus à exprimer leur point de vue et gagnaient en assertivité. Le collectif l'emportait sur l'individuel et les plus faibles se sentaient protégés par le groupe. Le mouvement galvanisa l'équipe de football. Des étudiants allèrent plus loin que ce qui leur avait été demandé, « Bob » de s'improviser le garde du corps de Ron, ce qui eut pour effet de flatter quelque peu l'égo de l'enseignant qui commençait à se prendre au « jeu de rôle » initié par lui même. La situation et l'ambiance déplaisaient aux étudiants les mieux notés, certains préférant rester mutiques que de s'attirer des désagréments de la part de leurs condisciples. Le principal inquiet demanda à Ron de mettre un terme à l'expérience, ce dernier lui fit remarquer que : « tant que je tiens mon rôle, cela ne peut dégénérer ».
Lors du quatrième cours, Ron et ses élèves découvrirent une salle de classe retournée ! Le père d'un lycéen, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, s'y était introduit à la nuit tombée pour manifester sa désapprobation ! Ron remarqua la présence de nombreux élèves qui avaient « séché » leur cours pour venir assister au sien ! la classe accueillait quatre-dix étudiants et non plus trente ! La Vague déferla au travers du lycée, un élève fut molesté pour avoir osé critiquer le mouvement. Le journal lycéen « Grapevine » (bouche à oreille, ragots) dirigé par la meilleure lycéenne de la classe accusa dans une édition spéciale, la « Vague » de supprimer la liberté de parole. L'article suscita la création d'un groupe antagoniste (The Breakers), et des parents d'élèves sommèrent le proviseur d'intervenir. Quelques élèves demandèrent à Ron de mettre un terme à l’expérience, il fut même envisagé de le retenir contre son gré ! Le mouvement commençait à présenter une velléité d'autonomie. Un leader « charismatique » pouvait prendre l'ascendant sur les élèves les plus malléables et ainsi prendre le contrôle de la « Vague », et voir une minorité imposer son point de vue à une majorité !
Le quatrième jour (jeudi), Jones annonça aux élèves que « La troisième vague » était un mouvement national suivi dans plusieurs établissements, et qu'un changement d'ampleur était sur le point de se réaliser grâce à leur participation. « Regardez ce que nous avons pu accomplir dans ce lycée en quelques jours seulement. Si nous pouvons changer les choses ici, nous pouvons le faire partout ». Jones demanda à tous les membres du mouvement d'organiser une réunion dans le grand amphithéâtre pour le lendemain, et qu'il comptait sur la présence de tous pour d'écouter le leader national qui allait s'adresser à eux sur une chaîne de télévision.
Le lendemain plus de deux-cents personnes étaient présentes dans la salle aux côtés de quelques comparses invités par Ron, et se faisant passer pour des journalistes et reporters. A 12 h Ron fit éteindre les lumières, tous les participants présents avaient les yeux rivés sur le téléviseur trônant sur l'estrade impatients de voir et d'écouter le leader qui devait s'adresser à eux dans quelques minutes. Les minutes s'égrenaient et personne n'apparaissait à l'écran, jusqu'à ce qu'un portrait fugace d'Adolphe Hitler traverse l'écran cathodique ! Jones pris la parole : « Le mouvement national n'existe pas. Vous voyez ce que vous êtes devenus ? Vous voyez vers où vous vous dirigiez ? Jusqu'où seriez-vous allés ? (...) Vous avez échangé votre liberté contre une pseudo-égalité. Mais cette égalité vous l'avez transformée en supériorité sur les non-membres. Vous avez accepté la volonté du groupe face à vos propres convictions sans vous soucier de ceux qui en souffraient. Certains se sont contentés de suivre les autres en disant, se disant qu'ils pouvaient rebrousser chemin s'ils le voulaient. Mais l'avez-vous fait ? L'un d'entre vous a-t-il seulement essayé ? »
Cinq cours d'histoire contemporaine ont suffi à faire perdre aux lycéens tout sens critique et à renoncer à leur individualisme. De nombreux élèves-militants en vinrent à menacer physiquement d'autres lycéens, les plus médiocres furent les plus actifs. Près de cinquante-pour-cent des militants avaient dénoncé ceux qui contrevenaient aux règles édictées alors que seulement trois élèves avaient été désignés moniteurs ! « Si un comportement respectueux de l'ordre établi facilite les rapports entre les individus et l’État, celui-ci peut nuire à autrui. On parle alors d’obéissance destructrice, définie comme l’obéissance à des ordres menant à porter atteinte à la dignité et l’intégrité physique et/ou morale d’autrui » (Kelman & Hamilton 1989)
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