Robert Sarah : ce cardinal guinéen qui séduit les chrétiens de droite
"Peuple de France, retourne à tes racines !" : cette phrase n'est pas de Dupont-Aignan mais de Robert Sarah, un cardinal guinéen qui a ouvert par ces mots l'homélie clôturant le pèlerinage annuel Paris-Chartres, le 22 mai 2018. Plus de 1500 fidèles (dont une partie non-négligeable d'intégristes classés à l'extrême-droite de l'échiquier politique) étaient réunis pour écouter le sermon de ce septuagénaire que beaucoup voudraient voir à la place de François. En quelques années, ce cardinal africain a su s'imposer comme un des chefs de file de l'aile conservatrice au Vatican et un modèle de père spirituel pour les chrétiens de droite (et d'extrême-droite). Qui est cet homme habile qui, par ses discours conservateurs, a su séduire les chrétiens les plus conservateurs ?
Robert Sarah est né le 15 juin 1945 à Ourouss, dans le nord de la Guinée (alors partie de l'AOF) au sein d'une famille de cultivateurs animistes appartenant à l'ethnie Coniagui. C'est en fréquentant les pères spiritains (congrégation de missionnaires particulièrement active en Afrique) qu'il devient catholique à douze ans et découvre sa vocation : la prêtrise. Après des études au petit séminaire de Bingerville (Côte d'Ivoire) il arrive en France au cours de l'année 1964 pour parfaire ses études de théologie au grand séminaire de Nancy, il y reste jusqu'en 1967. C'est au cours de ses années qu'il aurait fait la rencontre du cardinal progressiste Eugène Tisserant qui l'a impressionné mais n'a visiblement pas su lui insuffler son modernisme.
Le jeune séminariste est finalement ordonné prêtre à la cathédrale de Conakry le 20 juillet 1969. Il s'embarque la même année pour l'Italie afin d'y achever ses études exégétiques, il y restera jusqu'en 1974 : de longues études entrecoupées par un séjour d'une année à Jérusalem (1971-1972). Il retourne dans sa Guinée natale (désormais indépendante) après la fin de ses études et y devient le curé de Boké : une paroisse étendue dont il prend soin de visiter tous les villages. Sa carrière décolle : directeur du petit séminaire de Conakry en 1976, il en devient l'archevêque le 13 août 1979, ce qui fait de lui le plus jeune évêque du monde à trente-quatre ans. Plusieurs facteurs expliquent son ascension fulgurante : Jean-Paul II, pape depuis un an, voulait redynamiser l'Afrique qu'il avait perçu comme le futur terreau du christianisme, un jeune évêque ne pouvait que servir ses plans ; d'autre part, Robert Sarah était un anticommuniste primaire, opposant de toujours au président marxiste Ahmed Sékou Touré qui était quant à lui méfiant envers le catholicisme qu'il accusait d'être un cheval de Troie des anciennes puissances coloniales.
Robert Sarah exerce sa fonction d'archevêque jusqu'en 2001 avant d'être appelé à Rome pour devenir secrétaire de la Congrégation pour l'Évangélisation, une charge qu'il occupe pendant neuf ans, jusqu'au 7 octobre 2010. A cette date, il est nommé président du conseil pontifical Cor Unum (qui gère les œuvres de charité dépendant de l'Église), il sera créé cardinal le 20 novembre de la même année. Il est alors l'un des deux seuls cardinaux noirs, avec Mgr. Arinze.
Le cardinal Sarah acquiert au fil des ans une renommée internationale. Proche de Benoit XVI, il a soutenu le motu proprio de 2007, réhabilitant la messe en latin et soutient également la Manif Pour Tous en 2013. "Pourquoi l'Église devrait-elle changer ?" s'interroge-t-il ainsi dans les colonnes du JDD. Au cours des années 2015 et 2016, il publie plusieurs livres chez Fayard, dont Dieu ou rien et La force du silence, dans lesquels il réhabilite une religion ritualisée et une spiritualité radicale où Dieu (et non plus l'homme) serait au cœur des préoccupations.
Plusieurs sorties tonitruantes ont fait de lui l'un des chefs de file de l'aile conservatrice de la Curie qui donne du fil à retordre au pape François. D'après le Figaro, lui et Raymond Burke (un cardinal américain pro-Trump) seraient les principaux opposants aux réformes pontificales. Il a par exemple pris position contre la communion des divorcés remariés : "il faut guérir les âmes et non les tromper", déclarait-il à ce sujet. De même, il a qualifié de "défaite de l'humanité" le vote irlandais en faveur du droit à l'avortement et a attaqué "l'homohérésie" de certains prêtres progressistes favorables à la communion pour les homosexuels.
Des déclarations qui lui ont valu un recadrage pontifical en octobre 2017, notamment sur la question de la messe en latin et de la communion dans la main (qu'il qualifie de "manque de respect envers Dieu"). Mais les remontrances du Saint-Père n'ont pu arrêter les diatribes conservatrices du cardinal qui a fait de la France son terrain de prédilection. Lors d'un entretien accordé à Valeurs Actuelles, il a ainsi déclaré : "Vous serez envahis et submergés par des cultures qui n'ont rien à voir avec la votre", et a alerté sur "l'islam qui gagne du terrain" lors d'une interview accordée à La Croix. Une opinion très arrêtée également sur la sexualité : "le plan de Dieu est la monogamie dans l’amour conjugal pour donner la vie". La théorie du genre ? "Une perversion aberrante et diabolique". La laïcité ? "Un fanatisme athée". Le prélat est allé jusqu'à comparer les tenants du laïcisme avec Daesh lors d'une conférence tenue à Lyon en 2016. L'immigration n'échappe pas à la langue acérée du prélat : il déclarait ainsi lors d'un meeting à Varsovie : "Le bien commun doit passer avant le sentimentalisme et avant le bien-être de quelques uns […] or, une présence accrue de personnes issues de cultures non-chrétiennes peut générer un trouble au bien commun". Applaudissements dans l'assistance composée d'ultranationalistes polonais, en extase devant ce cardinal guinéen…
Des déclarations qui font les délices de mouvances dextrogyres comme Civitas ou l'Action Française. "Puisse Dieu faire en sorte que ces cardinaux séniles prennent la bonne décision au prochain conclave et mettent ce saint homme sur le trône de Saint Pierre", déclarait ainsi un cadre de l'AF. Les déclarations du cardinal sont reprises en masse par des sites traditionnalistes comme Média Presse Info, la Porte Latine ou l'association intégriste FSSPX qui attend désespérément une "réconciliation" avec Rome, un pas que pourrait sans doute franchir Mgr. Sarah s'il devenait pape.
Pourtant, malgré ces déclarations aux antipodes de l'humanisme chrétien universel prêché par le Pape et ses désaccords publiquement exprimés, il n'a écopé d'aucune sanction ou rétrogradation, mis à part un recadrage gentillet en octobre 2017. Il occupe toujours (depuis le 23 novembre 2014) la charge de Préfet de la puissante Congrégation pour le Culte Divin, l'une des neuf composantes de la Curie romaine. En mai 2018, juste après son fameux discours lors du pèlerinage de Chartres, il est nommé protodiacre par le Saint-Père. Ce sera donc à lui d'annoncer le nom du prochain pape : si le conclave se tient avant ses 80 ans (âge limité pour le pontificat) il sera lui-même papable.
Le pape François semble donc tolérer les incartades de son "jeune" cardinal (73 ans) alors que d'autres prélats – comme Raymond Burke – ont été démis de leurs fonctions pour quelques désaccords publiquement exprimés. Cela amène de nombreux vaticanistes à se demander si Mgr. Sarah n'agit pas en fait avec la bénédiction du pape, afin de représenter un conservatisme qui ne serait plus opposé mais complémentaire au progressisme du pape et couper l'herbe sous les pieds des cardinaux les plus réactionnaires, mais aussi des tradis qui n'ont plus le monopole du conservatisme. D'autre part, s'il a manifesté des opinions bien arrêtées, il ne s'est jamais opposé frontalement au Pape dont il se dit fidèle partisan. Alors, pourrait-il effectivement s'agir d'une manoeuvre pontificale pour endiguer l'aile conservatrice ? La question reste entière.
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