Thomas Piketty, tout occupé à dissiper l’illusion bolchevique...
En mobilisant son instrument favori : le rapport capital-revenu, Thomas Piketty a pu vérifier que ce qu’il affirme pouvoir prendre pour "le capital" a connu, en France comme au Royaume-Uni, une sévère décrue entre 1914 et 1950, puis une remontée assez spectaculaire jusqu’à nos jours… Ce qu’il synthétise de la façon suivante avec un "toujours" qui est peut-être un tout petit peu hors saison :
« Les patrimoines ont repris les couleurs qui ont toujours été les leurs. Dans une large mesure, ce sont les guerres qui au XXe siècle ont fait table rase du passé et ont donné l’illusion d’un dépassement structurel du capitalisme. » (Idem, page 190.)
Voilà pour l’aspect quantitatif. Il permet de compter pour "illusion" rien moins que l’entière histoire de l’URSS…
Pénétrons maintenant dans la problématique qualitative :
« […] de par les actifs concernés, le capital au XXIe siècle n’a pas grand-chose à voir avec celui du XVIIIe siècle. » (Idem, page 190.)
Si nous entrons dans le détail, nous voyons que l’outil de mesure utilisé par Thomas Piketty n’est guère sensible aux modifications essentielles qui viennent frapper les sous-jacents. Il ne fonctionne ici qu’à la louche… comme d’habitude :
« Pour simplifier, on peut dire que sur très longue période les terres agricoles ont été progressivement remplacées par l’immobilier et par le capital professionnel et financier investi dans les entreprises et les administrations - sans pour autant que la valeur globale du capital, mesurée en années de revenu national, ait véritablement changé. » (Idem, page 190.)
Dans ce monde économique rudimentaire qui paraît être celui de notre auteur - mais ce n’est sans doute que pour les besoins de la cause qu’il défend sans trop nous le dire -, l’affaire qualitative se trouve réduite à cette redoutable équation :
« Capital national = terres agricoles + logements + autre capital intérieur + capital étranger net » (Idem, page 191.)
Nous sommes encore nombreux et nombreuses à avoir connu, dès l’école primaire, un équivalent du genre : prix de vente = prix d’achat + bénéfice… Mais ici nous avons carrément affaire à la question du Capital au XXIe siècle… La science économique paraît avoir fait des pas de géant.
Regardons de plus près le dernier élément de l’addition fournie par Thomas Piketty : le capital étranger net. Il s’agit de la différence entre les capitaux investis à l’étranger par les résidents d’un pays et les capitaux qui sont investis dans ce pays par les résidents du reste du monde. Voici ce qu’il en est pour les deux pays dont nous suivons ici le sort depuis 1700 :
« Quant aux capitaux étrangers [nets], on constate qu’ils ont suivi une évolution très singulière au Royaume-Uni et en France, à la mesure de l’histoire mouvementée du colonialisme et des deux principales puissances coloniales de la planète au cours des trois derniers siècles. » (Idem, page 193.)
Serait-il mal venu d’évoquer, ici également, les conséquences directes et indirectes de la révolution bolchevique de 1917 ? Silence, on tourne :
« Les actifs nets possédés dans le reste du monde par ces deux pays n’ont cessé de progresser aux XVIIIe et XIXe siècles, pour atteindre des niveaux extrêmement élevés à la veille de la Première Guerre mondiale, avant de s’effondrer littéralement entre 1914 et 1945 et de se stabiliser à des niveaux relativement faibles depuis lors […]. » (Idem, page 193.)
Prenons maintenant la situation de chacun des deux pays avant le début de la chute :
« À la veille du premier conflit mondial, le Royaume-Uni est à la tête du premier empire colonial du monde et possède en actifs étrangers l’équivalent de près de deux années de revenu national, soit six fois plus que la valeur totale des terres agricoles du royaume (qui à ce moment-là n’est plus que de l’ordre de 30 % du revenu national). » (Idem, pages 193-194.)
Si, pour ce pays, le capital étranger net équivaut au double du revenu national annuel, la France, quant à elle…
« a accumulé dans le reste du monde des actifs étrangers équivalant à plus d’une année de son revenu national […]. » (Idem, page 194.)
Or, il s’agit là des pays disposant en 1914, et selon Thomas Piketty, des deux premiers empires coloniaux du monde… Auraient-ils été les principales victimes de l’émergence de l’URSS ?
Nous en étions à étudier le capital étranger net dont des pays comme le Royaume-Uni et la France pouvaient disposer à la veille de la Première Guerre mondiale. Pour le premier d’entre ces pays, ce capital équivalait à deux années de revenu national, pour le second à plus d’une année… Combien cet investissement étranger pouvait-il leur rapporter ? Selon Thomas Piketty :
« À la Belle Époque, le capital investi à l’étranger rapporte des profits, dividendes, intérêts, loyers, avec un rendement moyen de l’ordre de 5 % par an, si bien que le revenu national dont disposent les Britanniques est chaque année de l’ordre de 10 % plus élevé que leur production intérieure [le double du rendement annuel, puisque leurs investissements étrangers correspondent à deux fois le revenu national], ce qui permet de faire vivre un groupe social tout à fait significa-tif. » (Idem, page 194.)
En effet… les États impérialistes ne sont pas spécialement égalitaires, de sorte que ces 10 % ne seront recueillis que par une partie relativement minime de la population du Royaume-Uni et pour des sommes, dès lors, tout à fait considérables.
Quant à l’année, et plus, de revenu national que la France avait investi à la même époque dans les pays étrangers, bénéficiant de ce même taux de rendement annuel de 5 %, ils ajouteront un bonus au revenu national lui-même…
« […] si bien que ce dernier est chaque année environ 5 % plus élevé que sa production intérieure dans les années 1900-1910 ». (Idem, page 194.)
Pour ne prendre que le cas de la France, voyons la dimension de ce que sont - selon les éléments fournis par Thomas Piketty - les résultats de ce qu’il faut bien appeler l’impérialisme :
« C’est l’équivalent de la totalité de la production industrielle des départements du nord et de l’est du pays, que la France reçoit du reste du monde sous forme de dividendes, intérêts, royalties, loyers et autres revenus du capital, versés en contrepartie de ses possessions extérieures. » (Idem, page 194.)
Du point de vue de leur commerce extérieur, Royaume-Uni et France - riches de leurs propriétés à l’étranger - peuvent avoir un comportement de cigale. Ainsi, constate Thomas Piketty :
« Entre 1880 et 1914, ces deux pays reçoivent du reste du monde des biens et services d’une valeur nettement supérieure à ce qu’ils exportent eux-mêmes (leur déficit commercial est en moyenne compris entre 1 et 2 points de revenu national au cours de cette période). » (Idem, pages 194-195.)
Or…
« Cela ne leur pose aucun problème, puisque les revenus du capital étranger qu’ils reçoivent du reste du monde dépassent les 5 points de revenu national. » (Idem, page 195.)
Déduction faite de leurs dépenses de cigales, ces deux pays sont encore créditeurs de 3 à 4 points de revenu national annuel, avec quoi ils peuvent, à bon compte, jouer le jeu de la fourmi précautionneuse :
« Leur balance des paiements est donc en très fort excédent, ce qui leur permet d’accroître leur position patrimo-niale extérieure année après année. » (Idem, page 195.)
Dans ce système, Thomas Piketty peut même se payer le luxe de faire intervenir… le travail - ce qui, chez lui, est tout ce qu’il y a de plus rare. Mais, ici, c’est tout de même très parlant, et il s’en rend immédiatement compte :
« Autrement dit, le reste du monde travaille pour accroître la consommation des puissances coloniales, et ce faisant le reste du monde devient de plus en plus fortement endetté vis-à-vis de ces mêmes puissances coloniales. Cela peut sembler choquant. » (Idem, page 195.)
Question de point de vue, sans doute…
« Mais il est essentiel de réaliser que l’objectif même d’accumuler des actifs étrangers, au moyen d’excédents commerciaux ou d’appropriations coloniales, est précisément de pouvoir avoir ensuite des déficits commerciaux. » (Idem, page 195.)
C’est qu’ici la cigale et la fourmi se confondent : tu consommes plus que tu ne produis par ton travail, et tu épargnes à partir de l’exploitation du travail d’autrui. Il nous le dit sans trembler, le bougre :
« L’intérêt d’être propriétaire, c’est précisément de pouvoir continuer de consommer et d’accumuler sans avoir à travailler, ou tout du moins de pouvoir consommer et accumuler davantage que le seul produit de son travail. » (Idem, page 195.)
"Pouvoir continuer…" Tout ceci, Thomas Piketty l’applique immédiatement à l’intérieur de chacun des pays… En effet, ce n’est que dans la phrase suivante qu’il précise :
« Il en va de même à l’échelle internationale à l’époque du colonialisme. » (Idem, page 195.)
Que ce petit jeu soit interne à un pays donné, cela signifie que les conditions d’exploitation du travail s’y trouvent stabilisées et de façon suffisamment durable : il ne faudrait pas faire peur aux investisseurs.
Mais dans la dimension internationale, les appétits sont beaucoup plus aiguisés… Il y a ceux dont l’impérialisme n’est que balbutiant alors que leur puissance économique intérieure est là pour les convaincre de la nécessité où ils se trouvent d’aller voir ailleurs… L’Allemagne, par exemple ?... Quoi qu’il en soit, dès la phrase ultérieure de Thomas Piketty, voici où nous en sommes :
« À la suite des chocs cumulés des deux guerres mondiales, de la crise des années 1930 et des décolonisations, ces énormes stocks de placements étrangers vont totalement disparaître. » (Idem, page 195.)
C’est bien ce qu’il fallait démontrer des travers de tout impérialisme…
Passons maintenant, mais sans trop le dire, aux aventures de demain… puisque sur fond des années glorieuses de l’impérialisme occidental, un certain rattrapage se propose pour ces nouveaux conquérants dont Thomas Piketty est peut-être une forme d’avant-garde :
« Des années 1950 aux années 2010, les actifs étrangers nets détenus par la France et le Royaume-Uni ont été parfois légèrement positifs, parfois légèrement négatifs, mais dans tous les cas très proches de zéro, tout du moins par comparaison aux niveaux observés précédemment. » (Idem, pages 195-196.)
Ce qui est tout de même fort dommage…
Michel J. Cuny
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