• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > Un homme libre

Un homme libre

Il y a déjà cinquante ans exactement. Le lundi 4 janvier 1960 vers quatorze heures quinze. À Villeblevin, à la limite francilienne de la Bourgogne, juste avant Villeneuve-la-Guyard.

Je roulais souvent sur la Nationale 6. J’allais de Grenoble à Paris en passant par Chalon-sur-Saône puis Avallon, Auxerre, Sens, Montereau, Fontainebleau. Je roulais sur la route parfois droite, parfois bordée de platanes.

Chaque fois, j’avais le cœur qui frémissait. Je ne savais pas où exactement l’accident avait eu lieu, mais je me l’imaginais, là, devant moi, sur cette route si facile. Si facile qu’il était si tentant d’accélérer un peu trop. Beaucoup trop.

Puis, j’ai habité dans la région. Je roulais alors pour ma quotidienneté, plus ponctuellement pour des grands voyages. Je repassais alors sur cette route. J’y ai même visité une vieille maison que je comptais acquérir pour la restaurer (mais de la théorie à la pratique, il y avait un monde, un trop grand fossé, j’ai renoncé).

Je me disais bien que ce n’était pas loin, à cet endroit. Mais jusqu’à aujourd’hui, je n’avais jamais voulu connaître le nom de la commune exactement. Le lieu exact. Je le sentais, et j’étais en fait tout proche. Et ce n’était pas le premier accident mortel dans le coin qui m’avait interpellé, hélas. Mais l’autre était encore plus grave. Plus grave pour moi, évidemment. Plus touché.

Jamais je n’aurais pu le connaître. Ni le rencontrer. Interdiction chronologique hélas. Il était pourtant plus jeune que mon grand-père.

Il rentrait de ses fêtes de fin d’année et du Nouvel An passées dans le Vaucluse. Il avait acheté une propriété grâce à l’argent de son Prix Nobel attribué le 17 octobre 1957 pour « l’ensemble d’une œuvre qui met en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ». Son rival l’aura refusé un peu plus tard. Pas lui. À quoi bon ? La modestie était déjà en bouillie, pourquoi vouloir être encore plus narcissique ?

Ils étaient quatre dans la voiture. Une belle voiture de luxe, rapide. Trop rapide, elle aurait roulé à cent quatre-vingt kilomètres par heure. Un pneu a éclaté. Un platane. Un second.

Albert Camus était le passager avant. Son ami et éditeur Michel Gallimard était au volant. La femme de ce dernier, Jeanne, quarante ans, s’était assise à l’arrière avec leur fille Annie, dix-huit ans. Elle avait laissé sa place à l’avant à Albert à cause de ses grandes jambes.

Trop rapide. Trop triste.

La route était en ligne droite. Il n’y avait personne d’autre sur la route. La voiture a percuté deux arbres. Albert Camus fut tué sur le coup. Quarante-six ans seulement. Le neveu de Gaston Gallimard quelques jours plus tard à l’hôpital, à quarante-trois ans.

On peut lire la triste dépêche ici.

On a retrouvé dans sa poche un billet de train qu’il aurait dû prendre avec René Char qui avait décliné le voyage en belle voiture. Albert a préféré le voyage avec Annie.

Albert aimait choquer et pendant son funeste voyage, il s’amusait à vouloir que leur corps fût momifié et que chacun figurât dans la salle à manger. Annie n’appréciait pas vraiment ce genre d’humour.

Albert Camus, je l’ai connu tardivement.
Enfin, connu, je veux dire, je l’ai lu tardivement.

J’ai eu la chance de ne pas l’avoir eu au programme de philosophie dans ma classe de terminale. Chance car je l’ai découvert quelques années après, quatre exactement, et ceux de mon âge qui l’avaient "eu" en ont été dégoûtés pour longtemps. C’était dommage. La philosophie, c’est une question de maturité. D’histoire personnelle. Pas de programmes scolaires.

Je l’ai découvert au détour d’une angoisse. D’une profonde douleur. Je l’ai découvert chez "Virgin Mégastore", avenue des Champs-Élysées à Paris, pendant ma pause déjeuner alors que je travaillais dans le 7e arrondissement. J’avais vingt et un ans. C’est l’un de ses livres les plus abrupts qui m’avait attiré l’œil : "Le Mythe de Sisyphe".

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »

J’ai tellement adoré que j’ai acheté très vite tous ses autres livres. Œuvres très différentes : théâtre, essai, récit. Mais un style toujours très clair, aux phrases courtes, fluides, incisives.

"Les Justes" comme combat entre l’innocence et la révolution.

Le meilleur, selon moi, fut "La Chute".
Petit récit qui n’a l’air de rien et qui peut ennuyer mais qu’il faut poursuivre jusqu’au bout.
Avec pour thème récurrent, pour seul thème qui vaille… le deuil.

J’adorais tellement Camus que je m’étais interdit de lire Sartre pendant quelques années. Une forme d’hommage pas vraiment intelligent. J’ai ensuite adoré Jean-Paul Sartre. Lui aussi produisait différents types d’œuvres : théâtre, essai, récit. L’un n’interdit pas l’autre. J’aime les deux.

Le destin écourté d’Albert Camus est sans aucun doute un drame pour la littérature française. Au-delà du drame humain.

Sans suite, son œuvre restera hélas plutôt sombre et négative. Pourtant, Albert Camus était un homme d’espérance. De vie, de vitalité, qui adorait les femmes, le football, le vin etc.

Dans sa progression, Albert Camus avait déjà réalisé deux grandes parties de son œuvre : l’Absurde en premier lieu, et sa réaction, la Révolte, en second lieu.

Il comptait conclure sur une troisième partie, consacrée à l’Amour, plus positive, plus optimiste, plus mesurée.

La mort aura été plus forte.
Et le Panthéon n’en ferait rien.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (4 janvier 2010)


Pour aller plus loin :

La dépêche annonçant la mort d’Albert Camus.

Pas de Panthéon pour Albert Camus.


 

Documents joints à cet article

Un homme libre Un homme libre

Moyenne des avis sur cet article :  2.68/5   (19 votes)




Réagissez à l'article

5 réactions à cet article    


  • ddacoudre ddacoudre 4 janvier 2010 10:58

    bonjour sylvain

    en ce moment beaucoup devraient lire l’étranger.

    cordialement.


    • Voris 4 janvier 2010 12:02

      Platane, ne vois-tu rien venir ?
      Je vois venir Albert Camus
      Et je l’avoue suis très ému.
      Platane qu’est-ce qui te fait frémir ?

      C’est que dans l’oeuvre l’Etranger,
      Rien de rien ne m’est étranger,
      Que l’auto va finir en accordéon,
      Que pire on veut Camus au Panthéon !


      • Tony Pirard 4 janvier 2010 12:27

        Avec la philosophie ou sans philosophie...est facile voir que la vie vaut la peine d´être vécue.Malgré des leurs « Up et Downs ».
         Il faut savoir...vivre.


        • kitamissa kitamissa 4 janvier 2010 14:39

          tiens c’est une coincidence,j’en avais parlé dans un post récent sur Camus de cette ligne droite de Villeblevin avec ses immenses platanes et de la Facel VégaHK 500 de Gallimard monstre de la route de l’époque ou la France savait encore fabriquer de vraies voitures d’hommes ,mais dont la qualité des pneumatiques encore à chambre à air n’étaient pas en adéquation avec les presque 400 cv de la machine classée voiture de série la plus rapide du monde environ 230 kms heure à l’époque ou nos bagnoles dépassaient rarement le 150 pour les meilleurs d’entre elles !

          chaque fois que je reviens de Sens,je pense également en passant sur cette route à cet accident stupide comme tous les accidents ,et ayant une pensée pour ces grands arbres ( si ils pouvaient parler )témoins de la disparition de Camus et des occupants de la bagnole .


          • jack mandon jack mandon 4 janvier 2010 18:25

            @ Sylvain

            Albert Camus, un personnage complexe qui occupe le temps. 50 ans, c’était hier et c’est aujourd’hui tant le visionnaire a ponctué avec justesse ce demi siècle de sa présence prophétique. Son rival du café de flore fut moins brillant dans la durée. Jean-paul et Simone. Il fut moins spectaculaire qu’André Malraux mais plus authentique. J’ai le goût pour la mémoire de ceux que j’aime, pour Albert Camus, trop d’émotion et trop de souvenir. J’ai fait un petit papier récemment sur le mythe de sisyphe, j’ai poussé modestement ma pierre en sa compagnie. Je ne sais pas s’il s’agit de l’effort physique du géant athlétique ou plutôt la tête bouillonnante d’Albert Camus, j’étais épuisé. Je salut donc votre courage, pour avoir tenté d’évoquer son histoire...la route vous a sans doute inspiré.
            A. Camus a dérangé beaucoup de gens. Sa réflexion cheminait avec la méditation. Son intelligence fut originale et sa présence toujours attachante.
            Dans votre article, le début, comme le cheminement de Sisyphe, me parait fastidieux...c’est le rythme de Camus. Vous êtes inspiré comme lui, peut être nostalgique, certainement les deux.
            Il aimait les actrices, il aimait l’amitié, voilà ce qui lui donne du charme. Humainement bien vivant, moins dans l’esprit d’une gauche sectaire qui n’a pas hérité de son intelligence créatrice et qui a bavé stupidement sur sa vision du monde...Il se plaisait à dire qu’il était un homme de gauche « malgré elle et malgré lui » mais on ne peut demander à des staliniens de pratiquer l’humour et la justice. La droite un peu borgne n’avait pas le coeur assez grand. La vérité dans tout cela, c’est qu’il faut savoir taire sa mesquine émotion quand un écrivain nous dérange...il nous parle de notre face cachée. C’est utile mais c’est un peu douloureux comme une thérapie.
            J’ai connu l’Algérie peu après sa mort. Les mentalités ont beaucoup évolué. L’immense qualité de cet écrivain pauvre, issu d’un modeste milieu et de l’école de la république, c’est de conjuguer l’histoire à tous les temps et de sourire à nos cotés. Un ami, sauf respect que je lui dois. En idéaliste, il voyait un bassin méditerranéen uni et prospère. Cela c’est plutôt compliqué. L’islamisation s’est radicalisé et la France a commis beaucoup d’erreurs politiques à travers la versatilité de ses gouvernements successifs plus ou moins compétents.
            Le doute l’habitait mais aussi l’absurde, la révolte...et peut être le bonheur. Il avait cette intelligence du coeur qui confère la lucidité et l’honnêteté.
            En qualité d’artiste, il offre deux niveaux de lecture. Dans un premier temps, il est simple et limpide pour ceux qui peinent avec l’écriture. Dans une seconde lecture, il offre en cadeau, un travail de fond intense et délicat. Une âme de prince dans une enveloppe de prolétaire. Extraverti de surface s’abstenir !
            « La chute » et « l’Etranger » sont peut être ses deux plus beaux livres.

            Dramaturge, philosophe et journaliste, sa vie fut courte mais riche et colorée...malgré son visage un peu sombre c’est un être de lumière.
            PS : Il est rare de ne pas le rencontrer au hasard des photos avec une cigarette aux lèvres, il avait de sérieux problèmes pulmonaires...était-il suicidaire ?
            Merci de votre article


Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON






Les thématiques de l'article


Palmarès