Raoul Vaneigem, le visionnaire oublié
Michel Onfray nous a régalé tout l’été avec sa contre-histoire de la philosophie, mais c’est avec Raoul Vaneigem qu’il a peut-être proposé sa contribution la plus intéressante.

La pensée de Raoul Vaneigem mérite plus qu’un détour, et récemment, sur l’antenne de France Culture, Michel Onfray s’est attardé longuement, lors de ses émissions sur le « traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations ». lien
Cet écrivain belge, philosophe, situationniste, révolutionnaire et médiéviste, est l’inventeur de la célèbre formule que l’on a pu découvrir en mai 68 sur beaucoup de murs à Paris, et ailleurs : « jouir sans entrave ». lien
Revendiquant un droit d’inventaire pour mai 68, ce fils de cheminot qu’était Vaneigem, s’intéresse aussi à l’irrationnel, tant sur le sujet des « rebouteux » et autres guérisseurs, que sur celui de la « transmission de pensée », faisant état de leurs réalités, même s’il constate l’absence d’explications plausibles.
L’historien qu’il est aussi s’interroge sur l’image que nos religions ont décidé de faire de Jésus, en nous le proposant en blond, aryen, aux yeux bleus, dans un pays ou la peau est plutôt brune, les yeux sombres.
Dans son livre « La résistance au christianisme », paru en 1993, qu’il résumera par la suite dans un petit ouvrage (les hérésies/que sais-je), il détaille la construction de ce mythe, affirmant que Jésus n’a pas existé, du moins tel qu’il est décrit dans le Nouveau Testament.
Il assure que le village de Nazareth (village qui serait le lieu de naissance du Christ) n’existait pas au moment de l’histoire racontée, ne comprend pas comment ce dernier aurait pu dialoguer avec Ponce Pilate puisqu’ils ne parlaient pas la même langue, et il fait un travail précis de mise en perspective des évangiles, mettant en évidence qu’elles sont totalement contradictoires les unes avec les autres.
Au delà de sa réflexion sur la religion, Vaneigem défend surtout un autre modèle social.
Prônant la haine de ceux qui haïssent le vivant, et défendant l’amitié communautaire, il fait l’éloge de l’animal, de la nature, dénonçant la chasse en tant « qu’exercice de guerre en temps de paix », remarquant que dans les temps anciens, à l’époque des « cueilleurs », la guerre n’existait pas, que l’apparition de la chasse et de la propriété sont des vecteurs de violence et que la pratique du dressage est liée à cet instinct de mort qui nous habite, puisqu’il est avant tout porteur de souffrances.
Il s’en prend aussi aux intellectuels, ces hommes qui « mettent une bibliothèque entre eux et le Monde », leur préférant « l’intuition, l’intelligence animale ».
Il fait l’impasse sur la violence, croit à la nécessité du triomphe du « bien » et alors que les évènements de mai commencent, provoquant l’arrivée d’intellectuels qui jusqu’à présent s’étaient fait remarquer par leur absence, il s’en va en douce compagnie, prendre du bon temps en Espagne.
Il affiche sa différence avec Guy Debord, alors que le situationnisme de ce dernier vouait un culte à la pulsion de mort, Raoul Vaneigem lui préfère la pulsion de vie. lien
Récemment encore, il participait à l'insolent journal « Siné Hebdo », devenu en Juillet dernier « Siné Mensuel ». lien
Ce citoyen hors norme, qui explique dans l’un de ses billets, pourquoi il ne vote pas, ne cesse de passionner par la clairvoyance de sa pensée.
Faisant le constat que la démocratie actuelle n’est qu’un leurre, il réclame dans l’hebdo satirique : « une assemblée de citoyens qui choisisse des délégués pour défendre ses revendications, leur donne mandat de les représenter et leur demande de rendre compte du succès ou de l’insuccès de leur mission, voila ce qui constitue une véritable démocratie ».
Il dénonce « ceux qui escroquent le bien public, se servent des taxes et des impôts (…) pour renflouer les malversations des banksters, gèrent, au mépris des patients, les hôpitaux comme des entreprises à rentabiliser, privilégient l’enseignement concentrationnaire et construisent des prisons et des centres fermés au lieu de multiplier les petites écoles, soutiennent les mafias agroalimentaires qui dénaturent la nourriture, bousillent les secteurs prioritaires » et il plaide pour une démocratie directe. lien
Mais revenons au livre majeur de Raoul Vaneigem, son « traité du savoir vivre à l’usage des jeunes générations » publié le 30 novembre 1967 par Gallimard, après de multiples hésitations.
Michel Onfray le décryptait le 28 aout 2013 sur l’antenne de France Culture.
Sur la question du travail, Vaneigem propose que nous soyons « maîtres sans esclaves », reprenant la pensée de Nietzsche qui écrivait : « il m’est odieux de suivre, autant que de guider », et il préconise que la révolution soit dans le détail de notre vie quotidienne, refusant le principe de la délégation de pouvoir.
Critiquant toutes les dictatures, autant celle des bolchéviques que celles de Cuba, et les autres bien sur, critiquant toutes les gauches, affirmant que toutes les révolutions ont trahi, de 1789 à mai 68, Vaneigem regrette que si cette dernière révolution voulait la destruction du vieux monde, elle ne se soit pas préoccupée d’en mettre en place un nouveau.
Son programme de société est clair : il préconise le gout de la vie, l’exploration du vivant, la générosité humaine, la création de soi, qu’il oppose au fétichisme de l’argent, à la volonté de pouvoir…
Pour réaliser ce choix, il évoque l’insurrection pour la vie, critiquant la survie, la vie mutilée, le travail sans intérêt, l’entassement dans les transports en commun, dans les immeubles, les petits salaires, le piège de la consommation qui nous aliène au marché, l’endettement pour posséder, l’accumulation des objets, concluant qu’on finit par mourir sans jamais avoir vécu, sans avoir eu de désir, de plaisir, nourrissant la religion par notre aliénation, puisque l’on croit en Dieu parce qu’on a pas les moyens de croire en soi, investissant un « au-delà », car incapables de vivre un « ici-bas ».
Il veut en finir avec la religion, mais aussi avec toutes les religions, dont le communisme fait partie, puisqu’il est aussi une forme d’ascétisme.
Cette société, pour Vaneigem, nous encourage au sacrifice, demandant que nous renoncions à nous-mêmes, au profit du progrès, du parti, de Dieu, dans une logique de servitude volontaire.
En résumé, pour cette société du spectacle, dénoncée par Debord, il suffit de paraitre au lieu d’être, alors que ce qui est important, ce n’est pas la « quantité de vie », mais sa qualité, sa densité.
« Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui » écrira au début de son ouvrage le philosophe, phrase qui sera quelques mois après au cœur des évènements de mai. lien
Il préconise la fête permanente, et non pas la fête de fin de semaine en attendant le lundi, le travail toute une année en attendant les vacances, ou toute une vie en attendant la retraite
Mais la société veut l’ordre, la soumission, l’obéissance, et non son contraire.
Il fait aussi l’éloge du don, sans contrepartie, car donner, dit-il, c’est une subversion puisque la gratuité est subversive.
Il défend aussi « une microsociété dont les membres se seraient reconnus sur la base d’un geste, d’une pensée radicale, et qu’un filtrage théorique serré maintiendrait dans un état de pratique efficace permanent. Un tel noyau réunirait toutes les chances de rayonner un jour avec suffisamment de force pour libérer la créativité du plus grand nombre des hommes ».
Avec le recul, on réalise à quel point Vaneigem avait compris, avant pas mal d’autres, à quel point Mai 68 allait bouleverser le monde, puisque il évoquait, lors d’un entretien avec Laurent Six, dans le livre de ce dernier (éloge de la vie affinée/éditions Luce Wilkin) : « le refus du travail, le refus du sacrifice, de la culpabilité, de la hiérarchie, du refoulement et du défoulement, dénonçant la fonction déshumanisante de l’économie », plaidant pour « le caractère inséparable de l’amour et de la révolution, pour l’émancipation conjointe de la femme, de l’enfant et de la nature ». lien
Pour autant, il se refuse d’être un maître à penser, de fonder un parti, de se poser comme exemple, ou d’offrir un modèle en quoi que ce soit, et pourtant, c’est ce qui va arriver, puisque Guy Debord va largement reprendre les thèses qu’il défend.
Ce philosophe visionnaire qu’était Vaneigem n’était fort heureusement pas seul à avoir compris ce qui allait se passer après 68 : Guy Hocquenghem, avait dénoncé en son temps « ceux qui sont passés du col Mao au Rotary », en établissant la longue liste de ceux qui sont passés par la case reniement, citant BHL, Cohn Bendit, Finkielkraut, ou Bruckner. lien
Aujourd’hui, alors qu’il vient d’avoir 89 ans, les idées de ce philosophe libertaire sont plus que jamais d’actualité.
Comme dit mon vieil ami africain : « l’homme du désir périt avec ce qu’il désire ».
L’image illustrant l’article vient de « larevuedesressources.org »
Merci aux internautes pour leur aide précieuse
Olivier Cabanel
à découvrir : Les graffitis de mai 68
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