Pour combler les insuffisances théoriques dont
souffre le renseignement moderne et par voie de conséquence le développement de
l’intelligence économique, la notion d’intelligence collective pourrait
favoriser l’émergence d’une discipline susceptible de mobiliser les compétences
autour d’un objectif commun à tout système d’information ou de renseignement,
la maîtrise des flux d’information pour la décision dans l’action.
« Rien dans l’univers ne saurait résister à l’ardeur convergente d’un nombre suffisamment grand d’intelligences groupées et organisées. »
[1]
Formé à la pratique exigeante de l’exploitation du renseignement durant de longues années, j’ai pu mesurer l’importance capitale de cette fonction centrale, aussi essentielle que très mal connue. Fortement occultée en effet par l’éclat médiatique du recueil de renseignement pratiqué en environnement hostile, qui conduit la plupart du temps à confondre renseignement et espionnage ou opérations spéciales, la fonction exploitation reste pratiquement inexplorée sur le plan méthodologique et boudée par la recherche universitaire française. Pourtant, le formidable impact de la révolution numérique sur le renseignement, ses méthodes de recueil, de capitalisation et de partage, que l’on observe déjà depuis une vingtaine d’années, ne peut raisonnablement être ignoré plus longtemps de la recherche théorique. Les nombreux développements pratiques dont la fonction exploitation a tellement besoin doivent en effet impérativement pouvoir s’appuyer sur un socle théorique solide.
Dans un
article récent paru dans la Revue Internationale d’Intelligence Economique (Série Publications numériques,
http://r2ie.fr.nf, juillet 2009), je décrivais les grandes lignes d’une étude théorique de la fonction renseignement qui a conduit à la conception et à la mise en œuvre d’une base de connaissances pour l’exploitation du renseignement. J’en avais déjà esquissé le concept dans un ouvrage précédent (Francis Beau,
Renseignement et société de l’information, Fondation pour les Etudes de Défense, La Documentation Française, 1997), en soulignant le caractère inévitablement artificiel du cycle du renseignement, pour appeler à un approfondissement des méthodes d’exploitation plaçant l’organisation d’une mémoire centrale au cœur du problème (notion de banque de connaissances).
Adaptée au travail collectif en réseau, la base de connaissances ainsi conçue pour l’exploitation du renseignement est applicable à tout type d’information utile à la décision. Sa mise en œuvre repose essentiellement sur une méthode rigoureuse de structuration d’un plan de classement rationnel, outil incontournable dont le triple rôle de présentation (composition, synthèse), d’inventaire (décomposition, analyse) et de planification (coordination, animation) est essentiel et conditionne le fonctionnement d’un cycle du renseignement revisité qui s’identifie en réalité à la fonction exploitation.
Comment garantir la pertinence du renseignement en temps utile, dans un environnement fortement versatile, où l’information est soumise à des impératifs contradictoires imposés par la nécessité de partage et d’accès en temps quasi-réel, en même temps que par celle d’une sécurité sans faille ? Cette question aussi vieille que le renseignement, se pose néanmoins avec une acuité toute nouvelle depuis l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et les contraintes qu’elles imposent en termes de réactivité et de capacité à traiter des flux et des volumes jamais atteints auparavant.
L’organisation d’une mémoire commune est au cœur de cette problématique qui rend si difficile la conception d’un système d’information efficace. Partant du constat simple qu’un système de renseignement, dont le fonctionnement est généralement représenté sous la forme du cycle bien connu de toutes les écoles du renseignement (orientation, recherche, traitement, diffusion, nouvelle orientation), n’est en réalité qu’un système d’information particulier centré autour de la fonction exploitation, il a bien fallu reconnaître l’importance capitale du système d’information, véritable système nerveux de la communauté du renseignement, qui ne peut se réduire à un simple outil informatique comme c’est malheureusement trop souvent le cas. Face à l’incapacité chronique des systèmes d’information proposés par l’outillage informatique à satisfaire les besoins de l’exploitation, il est apparu nécessaire d’adapter les méthodes de travail séculaires du renseignement à l’utilisation des nouvelles technologies afin d’intégrer les processus d’exploitation dans un outil méthodologique spécifique, conçu autour d’une fonction exploitation mieux comprise et considérée comme un véritable système d’information.
Mettant en œuvre une méthode de travail éprouvée et utilisant un outil simple de gestion électronique de dossiers, le système élaboré, qui repose tout entier sur l’organisation d’une mémoire commune dont le principe original a été validé par l’expérience, permet de répondre efficacement à la question de la pertinence du renseignement en temps utile. L’apparente banalité de ces premiers développements expérimentaux encore limités ne doit cependant pas masquer leur portée théorique et pratique qui semble être un point clé essentiel de la maîtrise des flux d’information pour la décision dans l’action. Les développements importants que les résultats encourageants de ces premières applications laissent entrevoir doivent à mon sens inciter à l’approfondissement des travaux théoriques entrepris.
L’exemple économique : une source d’inspiration stimulée par les nouvelles technologies, mais un lien avec le renseignement délicat à manier.
J’ai souvent souligné dans
ces colonnes, ainsi que dans d’autres publications, les paradoxes, les contradictions, les dérives et les faiblesses théoriques de l’intelligence économique, ce concept récent aux contours trop fluctuants pour s’organiser en véritable discipline. Fortement stimulé par les nouvelles technologies numériques, l’exemple économique, qui inspirait pourtant en partie la réflexion méthodologique initiée dans mon ouvrage de 1997, s’est en effet révélé délicat à manier, et son socle théorique encore trop insuffisant pour s’appliquer à des pratiques véritablement efficaces.
Dans un monde où l’information est au cœur de bouleversements culturels, sociologiques, économiques, stratégiques et politiques tels que l’humanité n’en a connu que deux fois au cours de son histoire avec l’invention de l’écriture, puis celle de l’imprimerie, il est bien compréhensible que le renseignement, ses méthodes et ses domaines d’application n’échappent pas aux turbulences. L’ouverture des nations modernes à une économie globalisée impose sans aucun doute d’élargir la vision qu’on pouvait avoir de la fonction renseignement au travers du prisme réducteur des deux derniers conflits mondiaux et de la guerre froide. Alors qu’il se trouvait globalement confiné à des activités étatiques de défense ou de sécurité, le renseignement apparaît désormais comme une fonction naturelle nécessaire à tout type de décision dans les environnements complexes et imprévisibles caractéristiques de la plupart des activités publiques ou privées dans nos sociétés modernes. Il semble que les dérives constatées avec la mise en œuvre de certaines pratiques du renseignement dans le milieu économique et les difficultés rencontrées par le concept d’intelligence économique dans l’entreprise, dont mes articles successifs tentaient d’analyser les raisons, révèlent en réalité l’important déficit théorique dont souffre ce métier pourtant vieux comme le monde.
Fort des résultats prometteurs des premières applications de mes travaux théoriques sur l’exploitation du renseignement, j’ai tout naturellement pensé qu’ils pouvaient être utiles à l’intelligence économique, cette jeune discipline dont les débuts pâtissent assez logiquement des mêmes carences théoriques que le renseignement.
Laissons la politique économique aux économistes, la stratégie d’entreprise aux entrepreneurs, le renseignement aux services de renseignement, …
Comme je le suggérais déjà dans un
article intitulé « L’intelligence économique, enjeu politique, fonction stratégique et discipline universitaire, une appellation à contrôler » (CEREM, 2006), laissons aux pouvoirs publics le soin de mener une politique économique et de sécurité apte à garantir notre développement et notre indépendance nationale. Laissons également au contre-espionnage et à la justice le soin de lutter contre l’espionnage économique, aux agences de recherches privées le soin d’enquêter sur des partenaires économiques douteux, aux stratèges et autres experts le soin de définir et de mener une stratégie d’entreprise et de réagir aux situations de crise. Laissons enfin, aux nostalgiques de la « guerre totale » théorisée au début du XIXème siècle par Clausewitz et dont la menace de l’apocalypse nucléaire a au moins provisoirement sonné le glas, le soin de disserter sur le concept de guerre économique et sur cette « théorie criblée de balles de la géo-économie »
[2] qui le fonde.
… et proposons à tous le recours à une discipline baptisée « intelligence collective ».
J’abandonne pour ma part la référence à l’intelligence économique qui repose sur un concept trop difficile à cerner malgré une littérature particulièrement abondante s’y employant, pour me consacrer au concept d’« intelligence collective ». Je crois en effet ce dernier infiniment plus propice aux avancées théoriques et à leurs applications pratiques pour les systèmes d’information que de nombreux praticiens, analystes et acteurs opérationnels appellent de leurs vœux, et auxquelles, je l’espère, mes travaux récents pourront apporter quelques pierres.
L’intelligence dont il est question dans l’expression de ce concept doit être entendue dans son sens français qui caractérise une capacité de compréhension et d’adaptation à l’environnement. Le mot se débarrasse ainsi de toute l’ambiguïté qui pèse sur lui dans son entendement anglo-saxon et de toute référence explicite au renseignement ou implicite à l’espionnage. Même si les méthodes de travail élaborées dans le cadre de ce concept sont issues de l’expérience du renseignement militaire, elles peuvent être largement utiles au renseignement d’entreprise qui, rappelons le, mais ce n’est plus là notre sujet, exclut tout recours à des activités illégales ou clandestines et bien entendu à l’espionnage.
Cette clarification sémantique est à mon sens indispensable pour la poursuite sereine de travaux théoriques et pratiques autour de ce concept, dans le but de proposer enfin, à toutes les communautés professionnelles accordant à l’information une valeur stratégique, des systèmes d’information ou de renseignement aptes à éclairer la décision dans l’action.
[1] Confidence de Teilhard de Chardin à George Magloire, cité par Louis Pauwels et Jacques Bergier, in Le matin des magiciens, Gallimard, 1960
[2] Alvin et Heidi Toffler, Guerre et contre-guerre, Paris, Fayard, 1994 : « … La guerre géo-économique n’est pas un substitut du conflit armé. Elle n’est que trop souvent un simple prélude, voire une provocation à la guerre véritable… »