Extrait de l’article de JDuquesnes (un petit historique)
Un épisode :
C’était un 18 juin, à Londres, en 1982. Un homme
découvrit sous le pont de Blackfriars le corps pendu d’un banquier
italien, Roberto Calvi. On cria vite au suicide. Beaucoup pensaient que
la réalité n’était pas aussi simple : Calvi se trouvait au centre du
plus gros scandale politico-financier d’après-guerre en Italie. Et le
Vatican y était étroitement mêlé. A travers l’Institut pour les oeuvres
de religion (IOR), et également à cause d’un prélat haut en couleur,
Paul Marcinkus.
L’IOR existe depuis le XIXe siècle. Mission première à cette époque
: gérer ou vendre les immeubles et les actions données au Vatican ou
aux oeuvres italiennes. En 1942, en pleine guerre mondiale, le pape Pie
XII en fit un organisme officiel du Saint-Siège. Résultat : une
dispense d’impôts sur les revenus des actions (circulaire signée le 31
décembre 1942 par le ministre des Finances de Mussolini). L’IOR avait
entière liberté pour les opérations de change avec le monde entier,
sans passer par la lire italienne, et d’autres facilités encore. Tous
les banquiers vous diront que c’était la porte ouverte à des opérations
de blanchiment de l’argent.
« Comme financier, il est zéro »
L’IOR devient à ce moment une grande banque, tenant les comptes des
congrégations religieuses, des oeuvres, de leurs dirigeants, d’une
partie des employés et des dignitaires du Vatican, du personnel des
représentations diplomatiques. Tout se passe sans anicroche, bien que
la banque gère des fonds considérables, jusqu’à l’arrivée à sa tête de
Paul Casimir Marcinkus.
Ce prélat américain, né à Chicago dans le quartier où régnait Al
Capone pendant la prohibition, est un personnage de roman. Un physique
de joueur de football américain ou de garde du corps : il a d’ailleurs,
jouant ce rôle, détourné le poignard d’un Philippin qui visait
Jean-Paul II lors de l’un de ses voyages, en 1980. Arrivé jeune au
Vatican, il y avait fait ses classes dans la diplomatie. Pas dans la
finance. Mais Paul VI, ayant remarqué lors de ses voyages ses talents
d’organisateur, en avait fait un banquier.
L’IOR n’est pas la banque centrale du Vatican : ce rôle est tenu par
l’administration du patrimoine du Siège apostolique (voir page 32).
Mais c’est l’un des plus gros instruments financiers de l’Eglise. Et le
voilà entre les mains d’un novice. « Comme financier, il est zéro »,
dira de lui Michele Sindona, l’un des principaux acteurs de cette
aventure rocambolesque.
Sindona appartenait à l’IOR avant Marcinkus. En 1965, ce petit
avocat sicilien devenu banquier à Rome se voit confier une mission de
confiance par Paul VI. Le gouvernement italien vient de soumettre le
Vatican au régime fiscal ordinaire des placements financiers dans le
pays. Le pape, furieux et inquiet, décide de « désitalianiser » son
patrimoine. Et confie cette mission à Sindona. Lequel réalise quelques
bons coups en revendant les participations majoritaires du Vatican pour
les placer en Europe (Immobilière des Champs-Elysées) et surtout aux
Etats-Unis (General Motors, Shell, General Electric, immeuble du
Watergate, etc.). Marcinkus admire comme s’il assistait à des miracles,
et fait confiance.
Empoisonné en prison
Une première affaire avec la justice américaine qui, en 1975,
s’émeut des conditions dans lesquelles l’IOR a acheté une compagnie
pétrolière, n’entamera ni cette admiration, ni cette confiance. Et
Sindona continue. Il tente même d’obtenir un gros prêt en dollars au
nom d’une congrégation qui n’existe pas et en la garantissant par des
actions aussi irréelles. A force d’acrobaties, il tombe. Sa banque, la
Banca Unione, fait faillite. L’IOR en possédait 20 %. L’un de ses
dirigeants, un laïque, Luigi Mannini, qui siégeait au conseil de la
Banca Unione, se retrouve en prison. Pour effacer l’ardoise, le Vatican
débourse plus de 300 millions de francs. Sindona ne s’en émeut guère :
« Je leur ai fait gagner 200 millions de dollars au moins », assure-
t-il. En 1986, il mourra en prison, empoisonné dans sa cellule. Par la
Mafia, chuchote-t-on.
L’expérience aurait pu servir. Mais non. Dès 1971, Sindona avait
présenté à Marcinkus Roberto Calvi, le pendu de Londres. Ce personnage
avait gravi peu à peu les échelons de la banque Ambrosiano, très
fréquentée par le clergé, jusqu’à en devenir vice-président. Sindona en
prison - d’abord aux Etats Unis -, Calvi prend sa place aux côtés de
Marcinkus. Puis, à la tête de l’Ambrosiano, il se constitue un empire :
une quarantaine de banques, de préférence dans les paradis fiscaux -
Liechtenstein, Caraïbes ou Panama -, avec une holding centrale au
Luxembourg. Marcinkus accepte la vice-présidence d’une de ces banques,
celle des Bahamas, dont l’IOR détient plus de 8 %.
Pour Calvi, l’IOR est un cadeau du ciel. Parce qu’elle lui offre des
facilités pour l’évasion des capitaux. Et parce qu’elle lui prête 600
millions de dollars qu’il se hâte de transporter au Luxembourg. Il en
emprunte autant à de nombreuses banques. Et tout cet argent part pour
l’Amérique latine, le Pérou notamment, mais aussi vers des compagnies
panaméennes aux noms charmants, comme Astrolfine ou Salrosa.
Nous sommes alors en 1980, Jean-Paul II est pape. Marcinkus a gardé
sa confiance, qui grandira ensuite quand l’IOR aidera les Polonais de
Solidarnosc à travers des sociétés écrans. Mais la Banque d’Italie
commence à regarder de près ce qui se passe à l’Ambrosiano. Pour
s’apercevoir que les comptes sont faux, les caisses vides, et donc que
la faillite menace.
Des liens gênants avec la loge P2
Le 10 juin 1982, Roberto Calvi rase sa moustache et disparaît. Il
n’a plus que huit jours à vivre. Seize ans plus tard, un tueur repenti
de la Mafia, Francesco Mannoia, dit « Mozzarella », assurera que
celle-ci a « suicidé » le banquier. Il est vrai qu’il avait quelque
lien avec elle et la loge maçonnique Propaganda due (P2). Le service
rendu était toujours le même : blanchiment de l’argent sale surtout. La
situation de l’Ambrosiano était telle que Calvi devenait gênant,
assure-t-on. Toujours est-il qu’à la suite des « révélations » de
Mozzarella un juge romain demanda l’exhumation du corps du pendu. On
n’a jamais su le fin mot de l’histoire.
On a su, en revanche, l’importance de la faillite. Un milliard de
dollars disparus, des milliers d’actionnaires ruinés. La justice
italienne, alors, fait le ménage, condamne entre autres Carlo De
Benedetti, président d’Olivetti, et deux dirigeants de la loge
d’extrême droite P2. Marcinkus, lui, s’en tirera bien. Le parquet de
Milan lance contre lui un mandat d’arrêt pour « concours en faillite
frauduleuse ». Mais il est toujours au Vatican, où des enquêtes menées
par un père jésuite puis par quatre banquiers européens et un américain
concluent à son innocence... dans tous les sens du mot. Et le Vatican
refuse de le livrer à la justice italienne. Il restera à Rome jusqu’en
1989... pour se retirer, presque clandestin, aux Etats-Unis.
Le Vatican, une fois encore, paiera : 250 millions de dollars. Mais
ne modifiera la structure de l’IOR que cinq ans après le scandale. Et
bien des mystères demeurent : à la mort de Paul VI, en août 1978, le
cardinal Camerlingue (qui assure une sorte d’intérim) réunissait chaque
jour les cardinaux présents à Rome, comme l’exige la tradition.
Quelques-uns l’interrogèrent sur les activités de l’IOR. Ils
n’obtinrent jamais de réponse. J.D