L’erreur du RER
Le Réseau Express Régional rentre dans sa cinquième décennie. L'anniversaire a été plus discret que les festivités prévues pour son ouverture. Et pour cause, les promesses de départ n'ont pas été tenues...

Il y a quarante ans naissait la première ligne du RER, immédiatement baptisée A . Lors de l'inauguration se presse le gratin parisien. La télévision publique filme longuement la cérémonie d'ouverture à Boissy-Saint-Léger, gros bourg d'un peu plus de 5.000 habitants - à l'époque - situé à 25 kilomètres au sud-est de Paris. Dans le hall, les affichages rétroéclairés signalent les directions Boissy-Saint-Léger et Nation. La fanfare de la RATP entoure le ministre : chemise blanche, cravate noire, lunettes avec montures en écaille. Au premier rang, les hauts-fonctionnaires écoutent religieusement le sermon laïc. Un général surgit devant la caméra, avec son képi à feuilles de chênes. Il fait penser à Jacques François dans Rabbi Jacob. La France se marie à la modernité.
La première séquence s'achève sur le train-express. On devine une locomotive électrique. Sous la vitre du conducteur, une grosse cocarde tricolore indique que le cameraman ne filme pas le départ du train Moscou-Léningrad. Le PDG de la RATP poursuit la démonstration devant la carte, avec une baguette en bois, comme un général présentant son ordre de bataille. Le télespectateur contemple le tracé de la ligne qui traverse Paris de part en part. Au centre, les tiretés figurent les trajets sous la surface, et sous le métro. Des campagnes de l'Île de France, le voyageur accèdera désormais au centre de la capitale
Pour incarner cette révolution des transports, l'équipe télévisée a emboîté ses pas dans ceux d'une jeune femme, Paola, qui habite en 1971 à Boissy-Saint-Léger. Depuis cinq ans, cette secrétaire bilingue prend un train à 8h26 chaque matin. La locomotive à vapeur l'emmène en une heure à Paris-Bastille ; là, elle enchaîne dans le métro. Le message implicite est que le temps de trajet excède la limite du supportable. Et puis Paola saute comme par enchantement dans le fameux RER. Elle est toute seule sur des banquettes rembourrées couleur crème Mont-Blanc au caramel. La lumière rentre par de larges baies vitrées cerclées d'aluminium : propre, brillant, hygiénique. En voix "off", Paola remplace la voix d'une hôtesse d'avion. Le luxe pour tout le monde et pour deux francs cinquante centimes.
A Nation, on tomberait presque sur le Grand Blond avec une chaussure noire. Le journaliste fait le bilan : Quel temps gagné repète t-il à Paola. Elle gagne une demi-heure à l'aller et autant au retour. Ce qui vaut pour elle vaut aussi pour les 150.000 voyageurs programmés. Les pouvoirs publics offrent la lune mais demandent peu de choses en contrepartie : que les Parisiens quittent leurs vingt arrondissements selon le plan prévu. Peu de temps auparavant, les villes nouvelles ont donné le ton de la décongestion urbaine : 'Ne pas confondre vieille ville nouvelle et ville nouvelle d'art et d'histoire'. En regardant les archives Ina de l'inauguration de Boissy-Saint-Léger, l'échec d'aujourd'hui découle des erreurs d'hier.
Que s'est-il passé dans cette commune du Val-de-Marne ? La population a doublé entre 1968 et 1982. Elle a triplé en quatre décennies, et compte près de 16.000 habitants en 2008. Mais la densité n'atteint que 1.750 habitants au kilomètre-carré [source] Dans l'idéal, il faudrait retrouver Paola, si elle vit toujours et si elle n'a pas changé de lieu de résidence.
En revanche, le lecteur du Monde daté du 11 novembre peut se rendre compte du chemin parcouru grâce à une enquête consacrée à la ligne B du RER. Il faudrait retourner quasiment tous les arguments de l'archive précédente. S'y accumulent les détails de la bestialité ferroviaire. Les voyageurs ont muté en ruminants transhumant à travers l'Île de France à horaires non fixes. Le troupeau s'engouffre dans les cages de fer, se poussant et s'invectivant à qui mieux mieux. Prendre le train, c'est à la fois s'humilier soi-même et humilier les autres ; la barbarie plutôt que l'état de nature. Celle-ci se répète sans s'interrompre : "C'est tous les jours comme çà" avertit un passager. Combien sont ces utilisateurs (ou prisonniers ) du RER ? Benoît Hopquin joue sur les mots, mais le total dépasse trois millions, plus d'un million sur la seule ligne A. Même si la direction s'en défend, la qualité du transport se dégrade (1) Chacun jugera : un blogueur du Monde confirme le malaise. J'ai évoqué dans la gare de Saint-Lazare l'effet produit par une trop grande affluence quotidienne : 'Pas de hasards à Saint-Lazare'.
Mais à travers toute ces lignes, l'allusion à une densification du tissu urbain dans la première couronne parisienne manque cruellement. Dans le Val-de-Marne, les communes les plus denses sont les suivantes : Vincennes (22.800 habitants au km²) Saint-Mandé (près de 20.000 habitants au km²), Le Kremlin-Bicêtre (15.400), Charenton-le-Pont (14.400), Gentilly (13.700) et Nogent-sur-Marne (10.000). Les densités baissent très vite lorsqu'on s'éloigne du centre [source]. La banlieue parisienne s'étend sur des centaines de kilomètres quand quelques dizaines suffiraient. Contrairement à ceux de 1971, les banlieusards de 2011 n'ont cependant plus le choix, faute de moyens financiers pour se loger intra muros. On leur a promis le Grand Paris, mais ils éprouvent de grandes difficultés pour se déplacer, tous types de transports confondus ['La voiture Médicis' 'Ceinture et Sainte-Soulle'].
Un passage de l'enquête du Monde mettra néanmoins en rogne les plus indulgents. Il s'agit pour Benoît Hopquin de relayer la peine et le découragement des élus locaux. Ceux-ci se plaignent de la direction de la RATP qu'ils jugent arrogante. Mais ils n'avancent aucune proposition. La maire de Sucy-en-Brie constate que le trafic augmente chaque année et que les rames s'usent. Mais elle ne compte pas demander à ses électeurs de payer plus d'impôts pour moderniser le réseau RER. Sur le blog d'une élue PS, on apprend que le président du Conseil Général de l'Essonne s'est fendu d'une lettre pour signaler les perturbations provoquées par les grèves. Plutôt que de s'inquiéter des causes, il évoque la détérioration du climat social et les conditions de travail. Voilà qui fait progresser le problème ; en revanche, nul appel à des opérations d'expropriations-densification des deux côtés du périphérique, ou à une augmentation sensible de la contribution publique destinée au réseau francilien. On cherchera également en vain une critique des syndicats de la RATP, toujours prompts à surenchérir dans la politique du pire : à chaque incident, un débrayage fixe les voyageurs sur leurs quais de gare...
Alors les usagers tireraient les conclusions qui s'imposent ? Ils partiraient vivre en province ? L'issue serait donc proche ! En fait, cette fin ne tient pas la route. On vient de le voir, les trajets en RER ne diminuent pas, au contraire. Deux raisons expliquent que l'Île-de-France attire plus qu'elle ne repousse : le marché de l'emploi et la bulle immobilière. Il est d'une part plus difficile de trouver un emploi en province qu'en région parisienne. Les Franciliens ont d'autre part opté en masse pour l'accession à la propriété. La montée continue des prix les a incités à s'endetter. Ils souhaitent tirer profit d'une plus-value à la revente, lorsqu'ils prendront leur retraite ; plus tard. Il n'est pas d'esclaves sans maître. Mais si les banlieusards ne peuvent plus circuler et travailler normalement, le château de cartes s'effondre.
Erreur du RER ?
Incrustation : Galères de transport
[1] " Combien sont-ils, ces " prisonniers longues peines " du RER qui vivent au quotidien sa promiscuité ? Les estimations de la RATP et de la SNCF, cogestionnaires du réseau francilien, donnent le tournis : un million de voyageurs par jour sur la ligne A, troisième ligne la plus fréquentée au monde ; 800 000 sur la B ; 500 000 sur la C ; 600 000 sur la D et 300 000 sur la E.
Les chiffres continuent de croître année après année. Guillaume Pépy, président de la SNCF, livrait au Monde un constat sans fard sur la ligne D en début d'année : " Il y a environ 5 % d'augmentation chaque année, soit 25 000 personnes. Pour ne pas détériorer la qualité de service, il faudrait 25 trains supplémentaires. Combien en met-on ? Zéro, parce que la ligne est déjà saturée. " Jacques Eliez, secrétaire général de la CGT-RATP, expliquait, lui, à l'AFP qu'il faudrait 114 rames sur le RER B pour assurer un service décent. Il n'en circule que 90 en temps normal.
La Régie fait valoir des taux de régularité (moins de cinq minutes de retard pour un RER), qui oscille entre 80 % et 90 %, selon les lignes, en 2010. Des chiffres en amélioration quand la vox populi hurle que la situation ne cesse d'empirer. Contradiction ? Pas tout à fait. La RATP établit ses calculs sur des moyennes journalières qui ne correspondent pas au ressenti des heures de pointe. Quand les rames combles se suivent à flux tendu, avec un intervalle minimal de sécurité, à la moindre anicroche - problème de matériel ou incidents dus aux voyageurs -, c'est l'effet boule de neige. " [Prisonniers du RER - Le Monde du 11 novembre 2011]
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