Les VRP de la Commission européenne
« Nous représentons les intérêts des entreprises européennes » expliquait le plus naturellement du monde un représentant de la Direction Générale Commerce de la Commission européenne, lors d’une présentation devant des étudiants.
Une déclaration qui éclaire le rôle des représentants de la Commission dans les négociations entre l’UE et ses « partenaires ». Les Dessous de Bruxelles enquêtent sur la politique commerciale des VRP de l’industrie européenne.
Lorsqu’elle communique sur la politique commerciale européenne, la Commission aime à mettre en avant ses intentions humanistes. Ainsi, si elle milite « en faveur de l’ouverture des échanges mondiaux », c’est bien évidemment « dans l’intérêt mutuel des pays riches et des pays pauvres ». La Commission « cherche ainsi à aider les pays en développement [1] », via une politique commerciale « qui a déjà sorti de la pauvreté des centaines de millions d’habitants de pays en développement et pourrait en faire de même pour quelques autres centaines de millions. [2] »
Il arrive pourtant que les fonctionnaires européens s’embarrassent moins de beaux discours. Invité pour présenter le déroulement des négociations des accords commerciaux aux élèves d’un master de Politiques Européennes de l’IEP de Rennes, un chef-négociateur de la DG Commerce expliquait très prosaïquement : « Nous représentons les intérêts des entreprises européennes ». Les dommages sociaux et économiques potentiellement causés par les accords de libre-échange ? Une question secondaire : la priorité, c’est le business.
De l’OMC aux accords bilatéraux
Une telle franchise contraste avec les bonnes intentions qui figurent dans la communication grand-public de la Commission. Elle illustre bien certains changements qui se sont opérés dans la politique commerciale de l’Union européenne. Jadis encadrée par les règles du GATT, puis de l’OMC, les négociations de libéralisation du commerce pouvaient se parer des atours du « multilatéralisme ». La Commission pouvait redoubler de langue de bois : « Un sport d’équipe nécessite des règles du jeu équitables et acceptées par toutes les équipes ainsi qu’un arbitre chargé de les faire respecter ».
La libéralisation faisait son bonhomme de chemin équitable. Jusqu’au jour où le doute vint s’emparer de certains dirigeants de pays du Sud quant au caractère véritablement « équitable » des négociations multilatérales, ainsi qu’au bienfondé d’une « ouverture » imposée au rythme des cycles de libéralisation… Une ouverture du reste pas toujours partagée (notamment sur la question de l’agriculture). « Le commerce est un sport simple, qui se joue à 11 contre 11, et à la fin ce sont les pays du Nord qui gagnent », dirait le Gary Lineker de l’altermondialisme.
Un désaccord persistant entre certains pays du Sud et du Nord conduit finalement à l’échec des négociations du cycle de Doha, lancé en 2001… Ainsi qu’à leur prolongement, mais par d’autres moyens. Ce que les grandes puissances commerciales n’avaient pas réussi à obtenir dans le cadre des négociations « multilatérales », elles s’empressèrent de le réclamer à leurs partenaires commerciaux dans des négociations en vis-à-vis. Ainsi, depuis l’échec de Doha, c’est une véritable course à la signature d’accords « bilatéraux » à laquelle les grandes puissances commerciales (UE, USA, Japon mais aussi la Chine) se sont livrées.
En 2008, la Commission européenne a même adopté cette fuite en avant comme l’alpha et l’oméga de sa politique commerciale, dans sa Communication « Global Europe », explicitant sa stratégie. Le programme décennal « Europe 2020 », adopté en mars 2010, remet au goût du jour (avec une légère surcouche de peinture verte écololibérale) cette politique commerciale prédatrice basée sur la signature d’accords bilatéraux. L’argument phare, le péril jaune : si l’Union européenne ne met pas rapidement main basse sur les marchés des pays en développement, les chinois, couteau entre les dents, s’en chargeront à sa place.
La loi du plus fort
Certes, les négociations bilatérales n’ont plus rien qui puisse se revendiquer d’« équitable ». Mais elles ont le bon goût de donner une certaine vérité des prix quant aux rapports de forces commerciaux entre les grandes puissances et leurs partenaires. En vis-à-vis avec leurs homologues, les négociateurs de la DG commerce sont mieux à même d’employer toutes sortes de moyens de pression pour obtenir des contreparties sur les questions stratégiques pour les « entreprises européennes ».
Lors d’une conférence organisée à Bruxelles en avril 2010 sur les accords de partenariats économiques négociés avec les pays ACP (Afrique – Caraïbes – Pacifique), un négociateur nigérian explicitait certains moyens de pression employés par la DG Commerce, comme le chantage à l’aide au développement, ou les menaces de restriction d’accès au marché européen [3]… On en passe probablement et des meilleures qui resteront dans le secret des négociations.
Autre exemple significatif, les propos tenus par un fonctionnaire de la DG Commerce lors du colloque « la politique commerciale et les pays en développement » qui se déroulait à Bruxelles le 16 mars, expriment un certain mépris à l’égard de certains « partenaires » de l’UE. A la question d’un lobbyiste qui s’étonnait que certains pays rechignent à signer des accords de libre-échange, il répondait : « Malheureusement, ces pays sont souverains ».
Contrôle démocratique des accords commerciaux et traité de Lisbonne
L’autre avantage de cette approche bilatérale, c’est sa relative discrétion. Si l’OMC avait été une cible idéale pour la critique de la mondialisation libérale, la fragmentation de la politique commerciale de l’UE en une myriade d’accords différents passés avec différents partenaires, la rend opaque et difficile à cerner.
La récente adoption du traité de Lisbonne change par ailleurs la donne de manière importante sur la question du contrôle des accords passés par la Commission. Celui-ci ne sera plus exercé par les parlements nationaux, mais par le Parlement européen. Doit-on se réjouir de cette énième preuve de la « montée en puissance du Parlement européen » ?
On peut rester circonspect quant à ses conséquences. La Commission a déjà affirmé qu’elle ne souhaitait pas que le Parlement européen puisse mettre son nez partout, au nom de la confidentialité nécessaire pour mener à bien les négociations - comme c’est le cas pour la négociation du traité anti-contrefaçon (Anti-Counterfeiting Trade Agreement - ACTA) [4]. Rien ne semble indiquer que le rapport de force entre le Parlement et la Commission sur la question de l’information relative aux négociations permettra à celui-ci d’être véritablement en mesure de jouer un rôle significatif.
L’absence de contrôle de la part des parlements nationaux représente à la fois un gain de temps considérable pour la signature des accords dits « commerciaux » (mais dont les conséquences s’étendent souvent à l’ensemble de la société) et en même temps une perte de contrôle dont on peut douter qu’elle soit compensée par les nouvelles prérogatives du Parlement européen. Une manière d’implémenter une procédure accélérée, à la manière du « fast-track [5] » américain.
Libéralisation et propriété intellectuelle
Le menu des négociations des accords bilatéraux est quant à lui pour le moins délicieux. On retrouve en loucedé la plupart des éléments qui n’ont pas abouti dans le cadre des négociations multilatérales (et pour cause), comme la libéralisation des services, et l’ouverture de secteurs aussi divers que la gestion de l’eau, de l’énergie, des déchets, des services financiers… Il faut dire que l’Union européenne est la première exportatrice mondiale de services, et que les perspectives sont juteuses… Mais peut-être pas toujours « équitables ».
A ce titre, l’intervention de Sanya Reid-Smith, juriste du Third World Network, lors de la conférence « APE en temps de crise », est éclairante : Dans un contexte d’ouverture, la concurrence sera rendue impossible pour les industries locales, vues les économies d’échelle dont bénéficient les grands groupes européens. Profitant des bas coûts salariaux, « les groupes européens vont produire des services au niveau local mais les bénéfices sont exportés, ce qui aura finalement un effet négatif sur la balance des paiements ».
La question de la propriété intellectuelle est un autre point qui tient tout particulièrement à cœur à l’Union européenne et aux Etats-Unis, en tant que principaux « exportateurs » de technologies. Un sujet qui fait actuellement l’objet de la négociation en catimini d’un traité international - l’ACTA, évoqué précédemment. Les conséquences des dispositions volontaristes en termes de protection de la propriété intellectuelle qui sont insérées dans les traités bilatéraux sont diverses, à commencer par l’augmentation du prix des technologies (ce qui concerne notamment les médicaments, et les semences) ainsi que du coût du contrôle des marchandises en transit [6]. Autre victime collatérale de la propriété intellectuelle : le transfert de technologie vers les pays du Sud.
Les questions de Singapour
Les négociations bilatérales intègrent aussi les « questions de Singapour [7] », questions clés pour la défense des intérêts commerciaux de l’Union européenne, investissement, marchés publics, politique de la concurrence et barrières non-tarifaires (c’est-à-dire toutes les réglementations sociales, écologiques, sanitaires qui pourraient faire obstacle au commerce). Il s’agit en gros d’imposer aux gouvernements des pays en développement le corset des règles commerciales de l’Union européenne, une forme de « plan d’ajustement structurel » à la bruxelloise.
La mise en place des mesures de Singapour auraient par ailleurs des conséquences considérables sur les recettes gouvernementales, explique Sanya Reid-Smith, en rendant certaines taxes illégales, comme les taxes sur l’importation. Elles rendent certaines mesures de redistribution impossibles, comme la péréquation. Dans le cas de la gestion de l’eau, il deviendrait impossible de faire payer plus cher dans les zones urbaines pour assurer un accès à l’eau dans les zones rurales sensibles.
Les marchés publics peuvent représenter jusqu’à 30% du produit intérieur brut. Ils sont aussi un moyen pour les gouvernements locaux de proposer des débouchés à l’industrie locale, or une ouverture des marchés publics aurait pour conséquence principale de faire tomber ceux-ci dans l’escarcelle des grandes entreprises européennes. Il deviendrait par ailleurs impossible de subventionner l’industrie domestique.
Dans le cadre des accords d’investissement, à moins que des exceptions ne soient négociées, les gouvernements ne peuvent pas empêcher les prises de contrôle d’entreprises, y compris d’entreprises publiques, dans des secteurs clés comme l’eau, électricité, ou les télécoms.
D’une manière générale, les clauses de statu quo insérées dans certains accords bilatéraux (comme dans l’accord de partenariat économique passé avec la région Caraïbes) assurent que les gouvernements ne puissent pas mettre en place de nouvelles réglementations sur le commerce - qui permettraient pourtant d’accompagner une possible industrialisation. Enfin, pour terminer ce bref panorama, l’adoption de ces normes sur une base bilatérale pose un problème de compatibilité avec des démarches déjà engagées d’intégration régionale des économies, les normes européennes pouvant entrer en conflit avec celles négociées dans le cadre des accords régionaux.
« Le problème, c’est la Commission européenne »
La nouvelle tournure que prend le commerce international est un révélateur pour la politique commerciale de l’Union européenne. Elle souhaitait se donner une image positive, prônant le développement, ainsi qu’un caractère plus équitable que celle des Etats-Unis. Elle apparaît en fait pour ce qu’elle est : le vecteur brutal des intérêts économiques des grands groupes européens.
Comme le montrent les différents exemples d’accords bilatéraux de libre-échange négociés ces dernières années, cette politique commerciale s’est encore considérablement endurcie, menée de main ferme par une DG Commerce vouée principalement à défendre les intérêts des entreprises européennes. La seule véritable forme de politique étrangère de l’Union européenne est plus que jamais guidée par le seul aiguillon de la satisfaction de son marché et de ses entreprises.
Les fonctionnaires de la DG Commerce poussent même parfois le zèle un peu loin. Dans le cas des Accords de partenariat économique Europe-Afrique, la Commission ne s’est pas contentée d’exercer des pressions sur les gouvernements du Sud, elle a carrément été à l’origine d’un lobby industriel africain, qui avait pour vocation de pousser à la signature des accords.
Le Forum des affaires commerciales Union européenne Sud de l’Afrique (BTFES ou ESBC), a été fondé en mars 2007, BusinessEurope, Eurochambres, le Forum européen des services (ESF) et quelques groupes d’intérêts d’affaires africains. « L’initiative à l’origine de la création de ce lobby ne venait pas du secteur privé, mais du négociateur de la DG Commerce avec la SADC, Ivano Casella » explique le Corporate Europe Observatory (CEO), un groupe de chercheurs basé à Bruxelles [8].
Le cas de la négociation des accords de partenariats économiques signés avec ses partenaires les moins bien armés pour se défendre contre les offensives européennes montre le niveau de brutalité atteint dans les négociations par une Commission complètement aveuglée par son idéologie du libre-échange généralisé et du laissez-faire - une idéologie pourtant sur le déclin depuis la crise. Les fonctionnaires européens de la Direction générale du Commerce donnent l’impression de se raccrocher désespérément à leurs anciennes croyances comme à un rocher qui se fissure de toutes parts.
Un économiste du South Centre, expliquait, à propos de cette intransigeance sur les questions commerciales « il est temps de réaliser que le véritable problème en Europe, c’est la Commission européenne ». C’est assurément un des éléments du problème.
[1] Lu sur le site de la Commission européenne, présentation de la politique commerciale
[2] Communication de la Commission européenne du 16.03.10 - Coopération et Europe / Développement économique
[3] APE en (temps de) crises, le 29 avril, organisé par le réseau Seattle to Brussels
[4] Voir la résolution du Parlement, qui s’oppose aux conditions de négociations du traité : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=MOTION&reference=P7-RC-2010-0154&language=FR
[5] La procédure « fast track » permet au Président des Etats-Unis de conclure des accords commerciaux que le Congrès peut approuver ou non, mais pas amender. Elle permet d’accélérer la conclusion d’accords commerciaux. Elle a été mise en place en 2002 par le Trade Act.
[6] Sanya Reid-Smith (Third World Network) estime que ces dépenses seraient multipliées par 6.
[7] Au terme de la conférence OMC de Singapour, en 1996, des groupes de travail sont mis en place sur les questions dites « de Singapour », à savoir échanges et investissement ; échanges et politique de la concurrence ; facilitation des échanges ; et transparence des marchés publics.
[8] Lire Quand la Commission européenne crée des lobbies africains, sur Agone : http://blog.agone.org/post/2009/05/09/Quand-la-Commission-europeenne-cree-des-lobbies-industriels-africains
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