Hamas, extrémisme et élections démocratiques
Après avoir annoncé la « victoire confortable » du Fatah dans la journée du 25 janvier, les journaux ont dû tourner casaque : c’est le Hamas, parti prônant la lutte armée contre Israël, qui dans les faits a la majorité (mais non absolue) au Parlement palestinien. Ma réaction à vif fut de faire un parallèle avec l’Algérie.
En effet, l’Algérie est une sale histoire qui m’a fait beaucoup réfléchir sur le concept de démocratie, sur des propos démagogues au possible, tels que : "Le peuple a toujours raison". L’Algérie est, à ma connaissance, le premier fossoyeur de Rousseau : en décembre 1991, le FIS prédit dès le premier tour comme étant susceptible de prendre le pouvoir dans le vaste Alger : toute l’élite politique refusera l’évidence, se sacrifiant ("démission" du président Chadli) au nom de la démocratie. Souvent bien aidée par l’armée, mais ce n’est pas le propos : l’Algérie montre que le peuple n’a pas toujours raison, et que parfois il peut pousser les dirigeants à choisir entre la préservation des valeurs démocratiques et la préservation de la démocratie elle-même. Cruel dilemme, surtout lorsqu’on sait, rétrospectivement, que de ce choix résultera la guerre civile la plus meurtrière qu’ait connue un pays arabe. Contrairement aux idées reçues, Hitler n’est pas arrivé au pouvoir par la voie des urnes : n’oublions pas l’incendie du Reichstag. Et jusqu’à l’Algérie, on pouvait encore croire que des élections démocratiques permettaient de se prémunir contre le fascisme, qu’il soit vert ou brun.
Une seconde piste de réflexion m’a été suggérée par le blog "Le monde à l’envers", lequel se lance dans une comparaison avec l’arrivée du FPO de Jörg Haider en Autriche. Bien qu’en (très) profond désaccord avec la plupart des billets de ce blog, je trouve la comparaison plutôt bien trouvée : c’est pourquoi je me suis lancé dans l’épluchage des archives d’époque, des commentaires liés à l’arrivée de Haider. Bien que conscient des grandes différences qu’il peut exister entre les histoires autrichienne et palestinienne, des limites de l’analogie entre les deuxième et troisième exemples d’une population portant démocratiquement le fascisme au pouvoir, je crois qu’il peut être intéressant d’observer comment l’information fut traitée en octobre 1999, lorsque le FPö fut la grande surprise législative autrichienne, arrivant en deuxième position derrière les éternels sociaux-démocrates, et devant les conservateurs.
Plus qu’une comparaison Palestine-Autriche, je vais me hasarder à retracer de manière relativement détaillée les événements qui suivirent la percée du FPö. En effet, si la tentation d’en extraire la seule moelle est forte, à des fins analytiques, le futur comportement du gouvernement palestinien est à mon avis très incertain. Aussi la synthèse comparative serait-elle par trop biaisée pour être objective ; ma rétrospective sera donc principalement factuelle.
Intransigeance face à la résurgence de l’extrême droite
Le lendemain des élections, soit le 5 octobre, Pierre Rousselin, du Figaro, commente une amnésie dont semblerait frappée l’Autriche :
On aurait pu croire qu’en Allemagne et en Autriche le passé servirait de garde-fous. Mais, cinquante-cinq ans après la guerre, l’argument semble s’épuiser. Jorg Haider ne cesse de se référer à l’époque nazie, sans encourir la moindre sanction de la part des électeurs. La politique de l’emploi du IIIe Reich est pour lui un modèle ; il confond les camps de concentration avec des camps de travail ; les Waffen SS lui inspirent un hommage ; il compare enfin la déportation des juifs à l’expulsion des Allemands des Sudètes après la guerre.
C’est qu’en effet, malgré les déclarations fracassantes et tonitruantes de toutes les élites au pouvoir, Haider est accepté comme interlocuteur valide, selon Libération :
Interrogé sur le gouvernement qu’il compte former et sur l’éventualité de négociations avec le FPÖ, Viktor Klima [chancelier socio-démocrate sortant, ndlr] tend même la main à son voisin Haider : Le FPÖ a toujours été un interlocuteur. Nous avons toujours parlé ensemble.
Cette banalisation sera lourde de conséquence, puisqu’il n’est plus tabou de parler du FPö, parti des nostalgiques du IIIe Reich, comme d’un parti gouvernemental. Et les menaces d’Israël fusent déjà, alors même que le décompte définitif (car en attente de la comptabilisation des votes de l’étranger, mais ils ne changeront rien finalement) n’est pas encore connu : "Si des éléments néo-nazis sont associés au gouvernement en Autriche, Israël réévaluera ses relations avec Vienne", selon le ministre des Affaires étrangères, David Lévy. Bien que Lévy soit un second couteau dans le gouvernement israélien d’Ehud Barak, il exprime bien l’emballement qui suit la percée sans précédent de l’extrême droite en Autriche. Et voyant bien que sa place dans un - éventuel - gouvernement ne tient qu’à un fil, Haider s’empressera de s’excuser de certains mots qu’il aurait pu avoir au sujet du nazisme, car le nazisme serait une histoire complexe, difficile à résumer. L’homme semble bien plus préoccupé par une place de ministre que par une fonction d’idéologue du FPö, mais personne n’en doutait.
Mais la formation d’un gouvernement ne semble pas acquise : la précédente coalition sociale-démocrate/conservatrice fait du pied à Haider, s’en éloigne, ne sait sur quel pied danser. Il faudra attendre trois mois et demi pour voir une première décision de reconduite de la coalition déjà au pouvoir. Tout semble acquis, et puis... tout s’effondre : les deux coalisés divorcent, les sociaux-démocrates refusant des exigences de dernière minute. C’est alors que les conservateurs vont tenter de crédibiliser le FPö, sa secrétaire générale déclarant que "contrairement à la vision que l’on peut avoir de l’étranger, le FPö est certes un parti populiste, mais ce n’est ni un parti extrémiste, ni un parti fasciste. Et je suis convaincue que l’indignation des autres pays européens va retomber rapidement." La résistance s’organise déjà au sein de l’UE, dont certains eurodéputés lancent une pétition pour empêcher l’entrée au gouvernement du FPö. La présidente du parlement européen, Mme Fontaine, déclare que "le parti de Jörg Haider véhicule une idéologie aux antipodes des valeurs humanistes qui fondent toute société démocratique [et] il serait intolérable qu’un parti qui nie ces principes fondamentaux accède au pouvoir dans un des pays de l’Union." Le 31 janvier, la présidence portugaise de l’UE lance un avertissement à l’Autriche, qui pourrait encourir des sanctions de quatorze membres des Quinze si elle se dotait d’une coalition incluant l’extrême droite.
Au niveau étatique, Paris est, semble-t-il, la capitale la plus réactive, multipliant les "conseils", des mises en gardes très policées. Lionel Jospin expliquera que la pression exercée par l’Union européenne sur l’Autriche a "pour objectif que le projet d’alliance entre le Parti conservateur et le parti d’extrême droite FPÖ soit interrompu". De l’autre côté du spectre, on trouve les USA de Clinton, qui ont déjà presque accepté l’arrivée de Haider. Du moins dans un premier temps, car début février, à l’unisson avec Ehud Barak et l’UE, ils annonceront des sanctions possibles.
L’ingérence des voisins européens n’est pas feinte : utilisant tous les leviers à disposition, ils font pression sur les élites, sur le peuple autrichien pour qu’il n’emprunte pas cette voie. Ce faisant, ils ne peuvent évidemment que renforcer l’assise de Haider, qui ne cesse de se victimiser, d’expliquer à quel point l’UE ou l’extérieur sont dangereux pour l’Autriche. Les tentatives d’ingérence européenne sont une manne providentielle pour le leader de l’extrême droite... qui peut en appeler à la souveraineté nationale et à la fierté patriotique pour conforter sa position dans le pays.
Le 4 février, le président autrichien donne son aval à la coalition extrême droite/conservateur, et la moitié des ministères sont détenus par le FPö : Haider n’est cependant pas de la partie. Le 5 février, les premières sanctions européennes tombent :
1/ Refus de tout contact politique bilatéral officiel avec l’Autriche
2/ Plus de soutien, pas de candidats autrichiens à des fonctions internationales
3/ Les ambassadeurs autrichiens ne seront reçus qu’à un niveau technique.
Et c’est n’est qu’une mise en bouche, puisqu’on va jusqu’à parler, en Belgique et France (les deux Etats les plus radicaux), de rappel des ambassadeurs en poste à Vienne. Dans un sursaut d’orgueil, Haider menace alors d’utiliser le droit de véto autrichien, c’est-à-dire de s’opposer à toute décision requérant l’unanimité des Quinze au sein des institutions européennes : "Sans nous, rien ne se fera", déclare-t-il. Ce que le nouveau chancelier, Wolfgang Schüssel, s’empresse toutefois de démentir, comme il devra le faire sans discontinuer durant toute la durée de cette coalition.
Les USA et Israël rappellent leur ambassadeur, mais temporairement pour cette première. Des manifestations anti-fascistes ont lieu en Autriche, alors que les extrêmes droites et droites extrêmes se félicitent de la montée au pouvoir du FPö. Bruno Mégret, l’un parmi tant d’autres, n’hésite pas à fustiger l’Europe : "Qu’est-ce que c’est que cette Europe qui entend dicter leurs droits aux peuples, et qui préfère la Turquie islamique à l’Autriche nationale ?" Les extrémistes semblent se banaliser en Europe : ascension de l’UDC suisse fin 1999, de l’extrême droite norvégienne, le vote d’extrême droite se décomplexe.
Histoire de ne pas banaliser le FPö, il faut rappeler que le président autrichien, qui avait donné son aval à la coalition, avait fait signer aux intéressés une déclaration reconnaissant "le caractère unique du crime de la Shoah" ; ce qui n’empêchera pas Haider de vouloir "que le gouvernement autrichien intervienne pour que les expatriés allemands des Sudètes et les anciens prisonniers de guerre autrichiens en URSS se voient reconnaître des dédommagements au même titre que les juifs victimes du nazisme." Mettre collabos et victimes dans le même panier, voilà qui condamne définitivement le FPö à être mis au ban de l’Europe. Et comme si cela ne suffisait pas, Haider poursuit en refusant toute condamnation collective des anciens combattants de la Waffen-SS. Rien n’y fait pourtant au sein de l’électorat du FPö, qui voit en Haider le héros, le David tyrolien contre le Goliath européen : l’UE "ne peut pas agir comme si elle était une puissance coloniale désireuse de dominer un petit pays", déclare le chef de parti.
Mais les sanctions européennes semblent faire chou blanc, puisque les traités des quinze ne permettent pas d’aller plus loin, pas plus que les sanctions en place ne peuvent être maintenues à l’infini. Une fois passé l’effet symbolique des réactions belgo-françaises, on se demande jusqu’où on peut aller. Pour Haider, il rebondit, accuse un "complot des sociaux-démocrates [autrichiens] corrompus" d’être à l’origine de coups de fil "à leurs amis en Europe pour les soulever contre nous." La légitimité de ce type de propos tient à une seule chose : le refus de la décision souveraine et démocratique du peuple, sur laquelle il peut s’appuyer sans coup férir. L’UE ne peut à la fois se battre pour la préservation des valeurs démocratiques à l’origine de sa création, et en même temps refuser l’application de la démocratie en Autriche... position pétrie de contradiction, Haider semble sortir gagnant de la confrontation. Les médias autrichiens font de leur côté une course au "patriotisme" - qui ne considère pas les sanctions européennes iniques, est mauvais patriote - et se lance une véritable campagne de presse anti-belgo-française, montrant à quel point ces deux nations sont elles-mêmes racistes. Toute ressemblance avec les campagnes étasuniennes anti-germano-françaises serait bien sûr purement fortuite.
Les pressions internationale et - surtout - interne finiront par avoir raison de Haider, forcé de démissionner "temporairement" de son poste de chef de parti, fin février. Si les USA proclament qu’il s’agit là d’un pas "dans la bonne direction", l’Europe, bien que divisée, semble attendre encore plus. Les sanctions s’éternisent, malgré la multiplication des opérations de séduction menées par Schüssel. Le premier pays à rompre l’ostracisme sera la petite... Suisse. Une Suisse où l’UDC, le premier parti du pays depuis la fin 1999, est déjà acquis aux méthodes du FPö, attaquant les élites politiques au prétexte qu’elles sont des élites politiques, brandissant le spectre de l’ennemi socialiste, etc. Rien de bien neuf depuis 70 ans au sein des partis populo-extrémistes, commentent les experts.
En juin, presque cinq mois après le début des sanctions, on décide de l’envoi de "trois sages", chargés d’évoluer le bien-fondé du boycott européen. Les "trois sages" assureront que l’ostracisme est contre-productif, et qu’il n’y pas d’incompatibilité entre les valeurs de l’Union et celles de la coalition autrichienne. Sans toutefois étendre ce jugement au FPö lui-même, ayant multiplié les provocations de tout poil au fil des mois. Il n’empêche, l’Autriche est en voie d’absolution, la France, l’une des plus jusqu’au-boutistes en l’affaire, et qui préside alors l’UE, ne réussit pas à convaincre ses collègues de maintenir malgré tout une surveillance. Romano Prodi, alors chef de la Commission européenne, souhaite que cet exemple serve de leçon à l’UE, et qu’à l’avenir celle-ci s’abstienne de toute ingérence de ce type dans la politique intérieure de ses membres. Pour l’Italien, le choix entre les valeurs démocratiques et la démocratie est fait ; c’est qu’à l’horizon pointe le sommet de Nice, prépondérant dans la construction européenne...
Une première fois en octobre, une seconde fois en décembre, le FPö subit ses premières défaites électorales, après avoir connu une progression régulière depuis 1986, année de la prise de pouvoir de Haider au sein du parti xénophobe. Suivie par une autre aux législatives de Vienne ; l’extrême droite semble en perte de vitesse. Tout au long des mois qui vont suivre, chaque crise politique sera un test pour la coalition, menacée d’éclater à chaque évènement politique d’ampleur. A plusieurs reprises, Jörg Haider déclarera se retirer du FPö, de la vie politique, pour annoncer peu après qu’il brigue le poste de Chancelier d’Autriche. Il visitera plusieurs fois Saddam Hussein, déjà sur la sellette pour la communauté internationale. Il sera même à l’origine de l’éclatement de la coalition, puisque ses positions radicales finiront par s’éloigner de plus en plus des membres du FPö "socialisés" par l’exercice du pouvoir. Ces derniers, devenus gestionnaires avec le temps, ne parviennent plus à s’entendre avec Haider, et sont contraints de démissionner le 10 septembre 2002. Les élections anticipées de novembre sonnent le glas du FPö, dont le nombre d’électeurs est presque divisé par trois, alors que les conservateurs autrichiens obtiennent 42% des voix, soit une augmentation de 15% par rapport à 1999. L’extrême droite a fait long feu, parce qu’elle a été incapable de gouverner ; les électeurs autrichiens ne s’y sont pas trompés, les promesses électorales ne se sont jamais traduites en actes. A noter qu’étonnamment, la coalition conservateurs/FPö sera reconduite, Schüssel ne parvenant pas à s’entendre avec les Verts ou les sociaux-démocrates ; mais c’est un FPö affaibli, une coalition très différente de la précédente qui se met en place en janvier 2003, presque trois ans après la première ; Israël finit même, quelques mois plus tard, par normaliser ses relations avec l’Autriche, annonçant le retour d’un ambassadeur à Vienne.
Le Hamas suivra-t-il la même voie ?
Aussi courageuses et morales qu’aient été les positions européennes, elles ont surtout exacerbé l’euroscepticisme autrichien, pérennisé une position des ministres du FPö qui, en raison de leur propre amateurisme et des propos ouvertement nazis affichés par certains cadres du parti, était de toute manière intenable. Les luttes intestines, les demandes ridicules des ministres d’extrême droite (une jaguar un jour, des indemnités financières hors de proportion un autre jour) auraient fini par les décrédibiliser.
Encore une fois, il est difficile de tirer un parallèle rigoureux avec le Hamas : ce parti prône ouvertement la violence, a du sang frais sur les mains, et est tout sauf pacifié. La démocratie est une forme politique relativement nouvelle pour le territoire palestinien - à peine plus d’une décennie - et le risque d’une opposition frontale serait avant tout la rupture permanente du dialogue. Plus encore, si les conservateurs autrichiens avaient accepté de "pactiser avec le diable", le Fatah a refusé toute participation au gouvernement extrémiste.
Est-ce que la moralité doit être préservée, en l’affaire ? La déclaration du haut-représentant de l’UE pour la politique extérieure, Javier Solana, a été aussi vive qu’on aurait pu le souhaiter. Les appels au Hamas des chefs d’Etats occidentaux à poser les armes, comme acte préalable à toute discussion, ont été unanimes.
Mais si un enseignement est à tirer de la crise autrichienne, c’est bien qu’entre les bons sentiments moralistes, et le résultat recherché, réside un gouffre politique et diplomatique. Le rejet moraliste a parfois pour effet de renforcer ceux que l’on combat.
Il n’existe que trois démocraties dans les pays arabes : deux démocraties officielles, le Liban et l’Irak, et une non-officielle, la Palestine, étant entendu que la Palestine n’est pas un Etat au sens du droit. L’expérience algérienne de la démocratie s’est transformée en catastrophe, espérons que le scénario ne se reproduira pas en Palestine. Les réactions occidentales à l’accession du Hamas au pouvoir doivent être mesurées, et non pas radicales. Ou le risque serait de ne pas s’aliéner seulement une partie de la Palestine, mais bien tout le monde arabe. Il y a une chance de réparer l’erreur incommensurable irakienne, saisissons-la.
Bien sûr, il est possible que le Hamas ne laisse pas le loisir d’opter pour cette solution, et poursuive ses agissements terroristes. Souhaitons seulement que le parti ne suive pas sa ligne de conduite habituelle. Mais il faut pour cela leur laisser le choix de le faire, et ne pas les forcer à se radicaliser et à se poser en défenseurs des musulmans de Palestine, comme autrefois l’UE le fit maladroitement avec l’extrême droite autrichienne.
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