Le renversement de l’axe du politique

Nous avons vécu pendant un peu plus de deux cents ans sur l'idée que nos affaires communes devaient se régler en prenant soin de la notion d'égalité, dans la politique, le juridique, l'économique... Non pas que nous soyons parvenus à établir cette égalité de façon pérenne, nous y sommes parvenus de façon fugitive et locale assez souvent. Cependant, nos discours politiques, nos pratiques politiques se bâtissaient autour de cette question.
Nous pouvons voir que cet axe de la répartition des droits et des richesses est à terre. Le nouvel axe est celui des « identités », c'est-à-dire, en termes hégéliens, des particularités.
Deleuze avait dit qu'être de droite c'était partir de la singularité (la fameuse initiative individuelle) pour aller vers l'universalité en passant par la particularité et qu'être de gauche c'était partir de l'universalité (l'égalité inaliénable des hommes) pour aller vers la particularité et la singularité. Notre nouvel axe politique est la particularité et ne comporte pas la possibilité de mouvements de pensée.
La question des riches et des pauvres perd de sa capacité à orienter nos décisions. Devient plus fondamentale la question de prendre la décision qui me concerne dans le groupe humain le plus petit auquel je me sens appartenir sans réflexion ni discours.
Une conséquence fondamentale en découle : plus moyen de se parler. Il n'y a plus de terrain commun où partager des idées : les Corses sont corses et les Bretons bretons. C'est tout. Les Corses ont voté pour une assemblée régionale dont le président affirme une volonté d’indépendance. L’Écosse a voté contre son indépendance du Royaume-Uni et on peut raisonnablement penser que le référendum reviendra jusqu'à ce qu'une réponse positive suspende le retour de la question pour toujours. Les Corses veulent prendre leurs décisions en Corse, les Bretons en Bretagne, les Écossais en Écosse.
Il n'y a rien à en dire. Ce territoire du politique sort la politique du territoire du débat.
Certains trouvent ces appartenances normales et ordinaires et ne voient de problèmes que dans leurs excès. Un Breton expliquait à la radio que la Bretagne était un modèle d'appartenance régionale, de par sa modération. Tandis que l'Islam extrême ou Islam politique ou djihadisme, je ne sais pas comment il disait, était dans l'abus, condamnable en tant que tel. C'est lui qui établissait ce parallèle. Il y mettait un jugement de valeur politique entre l’identité modérée, et la mauvaise, qui veut prendre toute la place.
A mon sens, c'est cette inclinaison à 90° de l'axe du politique que réside une nouveauté inattendue, imprévue. L'axe de l'économie politique pose et tente de résoudre des problèmes qui traversent les époques et les pays : comment répartir les richesses produites ? Comment organiser la production au mieux ?... C'est par son caractère transversal dans le temps et dans l'espace, voire universel, libre de toute conjoncture que je le qualifierai de « vertical ». L'axe légitimiste : « je suis né ici, je suis né dans un ensemble d'allant-de-soi qui me constituent et dont je ne saurai me défaire sans de grands renoncements qui me feraient souffrir, me mettraient comme en exil alors que je suis toujours sur ce même territoire et que je ne veux pas faire » ne renvoie pas à des possibilités d'échanges symboliques. Cet axe légitimiste existait déjà dans la politique. Les mouvements marxistes révolutionnaires ne se sont guère questionnés sur la dimension nationale des mouvements de libération et de conduite des politiques communistes ou socialistes. Cet axe est horizontal parce qu'il prend sa valeur dans la place de chacun dans l'espace terrestre.
Il est en train de prendre la première place. Il est en train de prendre toute la place.
Les vingt propositions d'Alain Juppé ont pour but d'aboutir à un État fort. Il n'y a pas d'économie, pas de chômage...
Beaucoup de commentateurs cherchent l'actuel succès du Front national dans ce logiciel de l'économie politique. Cet axe identitaire signifierait l’échec des politiques dans l’autre axe. Ce serait l'incapacité persistante des élus à diminuer le chômage qui créerait cette montée. Ils rajoutent, après donc, que les attentats ont accéléré cette progression du FN.
D'autres accablent les personnes, les acteurs de ce renversement d'axe. Ce n'est pas le maire de Béziers, Robert Ménard, qui crée la place, nationale, qu'il occupe, même si le fait qu'il l'occupe avec autant de force et de détermination joue un rôle non négligeable dans la consolidation en France de l'axe identitaire comme axe politique majeur. Marielle Timme, rescapée du Bataclan, parle du racisme décomplexé, et reproche à Ménard de faire le jeu de Daech. Certes, elle n'a pas tort. Je vois juste que si un maire peut « faire le jeu de Daech » notre moteur politique ne moud pas le même grain qu'auparavant, comme disait André Bergeron.
Il me semble que l'économie sociale comme cadre général de la pensée politique ne rend plus compte de ce qui se passe vraiment, qu’il serait bon d’y associer ce renversement.
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