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Accueil du site > Actualités > Religions > L’offrande qui plaît au Seigneur (fin)

L’offrande qui plaît au Seigneur (fin)

Pendant le déjeuner qu’ils prirent dans un restaurant placé en haut des marches qui conduisent à la rue principale de la ville, il leur expliqua rapidement le pourquoi de son retard. Il en mit l’essentiel sur le compte de son erreur de parcours et il finit en annonçant que, se sentant encore en petite forme, il préférait faire étape à Sarria pour ce jour-là. Ses compagnons pouvaient poursuivre leur route sans inquiétude. Lui continuerait à petites journées. Dès qu’il irait mieux, et cela ne prendrait sans doute que deux ou trois jours, il reprendrait son allure normale et il finirait bien par arriver à Santiago. Gaspard se récria. Il n’était pas question qu’ils l’abandonnent. Rien ne les pressait et ils se sentiraient mauvaise conscience s’ils le plantaient là alors que, manifestement, qu’il l’avoue ou non, il avait besoin d’aide. Melchior et Balthazar approuvèrent. Ils en avaient d’ailleurs parlé en l’attendant avec Catherine et Philippe. Ceux-ci confirmèrent, regrettant de ne pas pouvoir rester eux-aussi, pour l’accompagner, mais on était dimanche et ils devaient être à Saint-Jacques mercredi ou jeudi. Ils avaient retenu, en effet, des places sur un vol qui partait le vendredi matin pour passer avec leur famille, la fête de la nouvelle année.

Entouré de ses trois compagnons, il regarda le couple s’éloigner. Avant de le quitter, ils lui avaient fait promettre de les appeler dès qu’il serait revenu en France. Il avait donné une réponse vague qui pouvait passer pour une approbation, mais il savait déjà que, s’il y avait deux personnes qu’il ne souhaitait pas revoir, c’étaient bien ces deux-là. Les regarder, lui était devenue un supplice. Ce n’était pas de la jalousie. En s’examinant il avait découvert que l’un et l’autre lui étaient, au fond, indifférents. Pas non plus de la colère comme il l’avait cru d’abord. Au vrai, le spectacle de ce bonheur qui aurait pu être le sien, le plongeait dans une tristesse amère, rendue plus âcre par la pensée qu’il avait perdu plus de dix fois peut-être, l’occasion d’en connaître le goût. Des visages lui revenaient, des gestes, des instants où, au lieu de se laisser aller, il s’était dérobé aux beaux risques de l’amour. Songer qu’il avait gâché ces moments de grâce en se figurant des pièges qui, sans doute, n’existaient pas, aggravait son accablement. Il se rappelait les images entrevues la veille et il se disait qu’au lieu de traîner la jambe en ressassant des idées noires sur ces chemins du bout du monde, il aurait pu, lui aussi, avec un peu plus de confiance et beaucoup moins d ‘égoïsme connaître cette joie qui illuminait Noël. Le soir, Balthazar insista pour lui masser la jambe avec un baume dont il promettait des miracles. Melchior y ajouta une pilule dont il garantissait l’effet et Gaspard su trouver les mots qu’il fallait pour ramener un sourire sur les lèvres de Tanguy. Le refuge étant fermé, ils passèrent la nuit dans un petit hôtel qu’ils quittèrent après un déjeuner pendant lequel un bulletin météo annonça un retour de la pluie. Comme ils en avaient convenu, Gaspard et Balthazar partirent en avant laissant Tanguy à la garde de Gaspard. Si sa jambe était moins douloureuse, elle ne permettait pourtant pas au blessé d’avancer bien vite. Comme la veille, dès qu’il était tenté d’accélérer un peu, la douleur se réveillait le contraignant à reprendre une allure désespérément lente. La séparation d’avec Catherine et Philippe n’avait pas non plus fait disparaître ses idées sombres. Elles s’accentuaient même, ses souvenirs devenant plus précis et ses regrets plus cuisants. Ils firent halte pour déjeuner dans le petit bar-restaurant de Ferreiros. Pendant qu’ils mangeaient, la pluie annoncée le martin se mit à tomber. Ce ne fut, heureusement, qu’une forte averse, mais, quand elle cessa, un vent glacial commença de souffler. Il s’insinuait dans leurs vêtements par les plus petits interstices, les obligeant à baisser la tête sous les rafales tout en prenant garde aux pièges que leur tendait un sentier rendu glissant par la pluie. En arrivant au gîte de Portomarin, Tanguy était à bout. Il ôta ses chaussures, se débarrassa de son poncho, puis, il se traîna jusqu’à son lit où il s’abattit épuisé de fatigue. Quand il se réveilla, deux heures plus tard, il vit, assis à côté de lui Melchior qui le veillait. Aux questions qu’il lui posa, il répondit que, certes, la journée avait été difficile, mais qu’à condition de continuer sans forcer l’allure, il se croyait capable d’arriver à Santiago. Effectivement, pendant les étapes qui suivirent, même si sa jambe le faisait encore souffrir, son état s’améliora et lorsque le samedi, il quitta l’albergue d’Arca pour le Monte del Gozo où il avait prévu de passer la nuit avec ses trois compagnons, il marchait presque normalement. Cependant, s’il avait triomphé en partie de ses malheurs physiques, il n’avait rien gagné, bien au contraire, sur sa misère morale. Chaque jour ajoutait à sa peine. La nuit, il passait de longues heures éveillé, mâchant et remâchant le souvenir de ses dérobades, le regret de ce qui, par sa faute, ayant pu être n’avait pas été et quand, enfin, il cédait au sommeil c’était pour être tourmenté par les mêmes rêves à chaque fois plus angoissants et plus chargés de remords. Pour ceux qui l’ignoreraient, le Monte del Gozo est le lieu d’où, arrivant de France, on voit Compostelle, pour la première fois, d’où son nom de Montjoie. La piété hispanique y a érigé un monument surmonté d’une croix frappée de la coquille Saint Jacques. Au bas de la colline, on a construit un vaste ensemble touristique qui accueille indifféremment les pèlerins de quelque façon qu’ils soient venus en ce lieu. Toutefois, des petits dortoirs aménagés dans deux des bâtiments centraux sont réservés à ceux qui arrivent là à pied ou en bicyclette. Tanguy et les rois mages y furent accueillis par un hospitalier bonhomme qui, une fois son sceau apposé sur leurs credencials, les installa dans une chambre en leur marmonnant l’habituelle litanie du règlement. C’est Gaspard qui posa la question. Ils avaient dîné dans l’anonyme cafeteria du centre et maintenant, avant de passer leur dernière nuit de pèlerins, ils discutaient, souvenirs et anecdotes mêlées, des journées qu’ils venaient de vivre. - Et toi Tanguy ? Qu’est-ce que tu vas lui offrir ? Tanguy fronça les sourcils. Mais Gaspard continuait : - Tu n’as pas oublié que tu as voyagé avec les rois mages ? Tanguy eut un petit rire - Ah oui, l’or, l’encens et la myrrhe - C’est ça : la myrrhe, l’or et l’encens, Gaspard le regardait avec un sérieux mêlé d’attente. Tu sais ce qui se passe demain ? Tanguy fit non de la tête - L’Épiphanie Tanguy, le jour où les mages sont arrivés à Bethléem. Eh bien, demain, dans la cathédrale de Santiago, Melchior, Gaspard et Balthazar seront là avec leurs cadeaux, mais voilà, cette année, il n’y a pas trois rois mages, il y en a quatre et c’est toi qui fais le quatrième. Alors je te le répète, qu’est-ce que tu vas Lui donner ? Balthazar intervint : - Ne réponds pas tout de suite, tu as tout ton temps pour réfléchir. Et, Melchior ajouta : - Oui, prends ton temps, je suis sûr que tu vas trouver. Là-dessus, imité par les deux autres, il se leva et quitta la salle du restaurant. En les regardant s’éloigner, Tanguy crut les voir se transformer. C’était toujours les pèlerins rencontrés par hasard à la Cruz de Hierro, mais il y avait sur leur visage un air de noblesse et de bonté qu’il n’y avait jamais vu. En même temps, leurs vêtements prenaient une ampleur et un chatoiement incompréhensibles. Il ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, ils avaient disparu. Il soupira. Fallait-il que les derniers jours de ce voyage l’aient éprouvé pour qu’il en soit arrivé à avoir des hallucinations. Il s’obligea à rester assis une dizaine de minutes. Autour de lui, les rares clients continuaient de parler comme si de rien n’était. Il commanda une infusion, la but, puis il rejoignit sa chambre. Couchés dans leurs duvets, ses compagnons dormaient profondément. Il les observa attentivement. C’était bien les mêmes hommes ordinaires aux côtés desquels il avait marché pendant les deux dernières semaines. Il hésita un moment à les réveiller puis y renonça tant ce qu’il avait cru voir lui paraissait maintenant aussi incroyable que ridicule. Le lendemain, quand il se réveilla, la chambre était vide. Ne restaient, calés dans un coin, que son bâton et son sac, sur lequel on avait posé une feuille pliée en quatre. Il l’ouvrit et lut : « Buen Camino, et n’oublie pas : tu es le quatrième, tu dois apporter un cadeau » Le papier à la main, il s’assit sur son lit. Pourquoi ces trois-là l’avaient-ils accompagné jusque-là et pourquoi ne l’avaient-ils pas attendu pour entrer dans Compostelle ? Pourquoi lui poser de nouveau cette question ? Qu’avait-il à offrir ? Il réfléchit longuement. Soudain, il eut une idée. Dans l’étui où il l’avait rangée, il retrouva l’image de Santa Maria Real, et il la glissa dans la poche de sa chemise. En entrant dans la cathédrale, après avoir suivi le parcours obligé des pèlerins. Il chercha la crèche. Il la trouva, installée dans un des bas côtés. Deux vieilles, vêtues de noir, priaient agenouillées devant le berceau où un enfant Jésus, plus vrai que nature, souriait aux anges qui au-dessus de lui, annonçaient au monde la venue de son Sauveur. Les rois mages étaient là, eux aussi. En face des bergers apportant leurs moutons, Gaspard, Melchior et Balthazar offraient l’encens, l’or et la myrrhe. Tanguy sourit, il avait reconnu, posés près des statues, la pièce d’or, le flacon et les grains qu’il avait vus pour la première fois à la Cruz de Hierro. Après s’être signées, les deux vieilles s’éloignèrent le laissant seul. Il restait là, ne sachant trop que faire, quand il sentit une présence derrière lui. Il tourna la tête. Une petite femme brune lui sourit. Une pèlerine aussi sans aucun doute. On le voyait assez à sa tenue, pantalon, veste de marche et polaire, propres certes, mais aussi, imprégnés des fatigues du chemin et des caprices du ciel. Tanguy la regarda mieux, elle avait, dans un visage hâlé des yeux merveilleux d’un vert sombre et profond. Il lui rendit son sourire. - Peregrino ? Il répondit en français qu’il était effectivement pèlerin. Elle reprit - T’es Français comme moi. Tu viens d’où ? Elle parlait avec une voix un peu rauque avec un léger accent du Sud Ouest. Alors, sans savoir pourquoi, il lui dit tout. Comment il était parti, ses rencontres et cette histoire de cadeau. Mais, au fait, elle l’avait abordé en en parlant Espagnol. Est-ce qu’elle le parlait ? Oui, bien sûr. Elle était fille d’immigrés et parlait Castillan. Il sortit l’image de Santa Maria Real de sa poche et la lui tendit. Est-ce qu’elle voudrait bien traduire ce qui était écrit derrière cette photo. Il fallait qu’il sache s’il ne s’était pas trompé. Elle prit l’image, parcourut le texte, réfléchit quelques instants puis elle lut : Si j’offre un sacrifice, tu n’en veux pas Tu n’acceptes pas d’holocauste Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé. Tu ne repousses pas, ô mon Dieu Un cœur brisé et broyé Elle resta un instant silencieuse puis elle reprit « C’est un psaume. Notre vieux curé nous le rappelait régulièrement et il ajoutait toujours qu’il fallait qu’un cœur se brise pour que l’amour le remplisse ! » Alors Tanguy comprit, sans le moindre doute, que l’offrande qu’à son tour il allait déposer devant la crèche, plairait au Seigneur et, tournant la tête vers sa voisine, il sut de quels dons il serait comblé en retour.

Chambolle

(fin)

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2 réactions à cet article    


  • Scribe Scribe 30 décembre 2011 11:11

    Bravo et merci !
    Scribe


    • brando 22 janvier 2012 14:53

      Je suis fasciné  par la figure de Jesus.Voici rien moins que dix articles sur « Jesus dans la Litterature Mondiale ».L’article suivant a des liens aux autres 9 articles.


      On y  parle desecrivains Boulgakov,Norman Mailer,Luis de Leon,Dostoevsky,Jose Saramago,Marek Halter,Sholom Asch,etc

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