Delgado et Réglat, après un documenteur sur Action Directe
[Lettre ouverte de Raymond Delgado et Bernard Réglat]
Le 16 octobre 2009, Canal+ a diffusé, dans le cadre de son magazine Spécial investigation, un documentaire intitulé Histoires secrètes d’Action directe
qui prend place, malgré la dure concurrence à ce niveau, au sommet des
pires saloperies jamais diffusées concernant l’histoire de ce groupe.
Et
il se trouve que nous, Raymond Delgado et Bernard Réglat, apparaissons
comme la « caution anarchiste » de cette infâme saloperie, ce qui nous
oblige à nous expliquer sinon à nous excuser auprès des principaux
intéressés pour des propos que nous n’avons pas tenus (nous y
reviendrons).
Comment
sommes-nous arrivés là ? Le réalisateur de cette merde, Romain Icard, a
pris contact avec nous se recommandant de Gilles Millet, un des rares
sinon le seul journaliste avec qui nous avons toujours eu des rapports
de mutuelle confiance. Icard nous a ainsi présenté son projet dans un
mail du 16 juin 2009, que nous reproduisons ici in extenso afin que
chacun puisse se faire une opinion sur cet individu :
«
(…) je m’emploie à raconter l’histoire de la lutte armée politique dans
les 1970 & 1980. Dans ce cadre, je reviens grâce aux archives de
l’époque et aux témoignages des intervenants qui ont vécu cette période
sur l’histoire des groupes.
«
C’est dans ce contexte que j’aimerais pouvoir raconter votre (ton ?)
histoire, celle des GARI. D’où ils venaient politiquement, et comment
vous avez décidé de mettre un terme à vos actions, une fois que vous
considériez avoir obtenu ce que vous vouliez. Ce serait d’ailleurs
l’occasion pour vous de tordre le coup à une idée tenace dans certains
milieux politiques et policiers selon laquelle J.-M. Rouillan était le
leader des GARI, et que son groupe a une filiation directe avec vous, et
d’avoir votre vision entre votre position autonome et celle
marxiste-léniniste de l’autre côté.
«
Dans le même ordre d’idées, sache que je fais le même genre
d’entretiens avec les fondateurs des autres groupes de l’époque, plus
proches des tendances mao que vous ne l’étiez.
«
De plus, j’aimerais revenir sur les relations que les différents
militants entretenaient avec le pouvoir de l’époque. Quelles étaient vos
relations s’il y en avait. Je
pense notamment au moment de l’amnistie de 1981 et de la façon dont
elle a été obtenue. Mais pas seulement, je pense aussi aux relations
avec le pouvoir de droite de VGE en 1978, notamment sur l’affaire du
banquier espagnol et votre relaxe.
«
Enfin, si tu en es d’accord, j’aimerais revenir sur le fait qu’en 1982,
si tout le monde avait été un peu plus « honnête », J.-M. Rouillan se
serait rendu. Mais des fuites font que sa reddition devient impossible à
ses yeux.
«
Voilà, tu sais tout. Je suis, du moins je crois, bien loin de la vision
sensationnaliste habituelle sur le sujet.. Ce que je cherche à montrer,
c’est l’amalgame douteux qui est fait entre les différents mouvements
pour mieux absoudre de leurs responsabilités certaines personnes.
«
J’espère sincèrement que tu accepteras l’idée de cet entretien filmé,
sachant que je ne me base que sur l’aspect historique des choses. »
Pour
rappel, les GARI (Groupes d’action révolutionnaire internationalistes)
était une coordination de groupes et individus autonomes, de sensibilité
anarchiste et libertaire, qui mena des actions contre la dictature
franquiste, essentiellement en 1974. Nous avons fait partie de cette
coordination, ainsi que Jean-Marc Rouillan, qui se prévaudra, lors de la
création d’AD, de cette appartenance aux GARI, pour essayer d’en capter
l’« héritage ».
Le
projet d’Icard nous a donc semblé intéressant dans la mesure où à
travers la critique idéologique, non seulement d’AD mais des différentes
organisations marxistes-léninistes ayant sévi en Europe dans les années
70/80 (BR, RAF, etc.), nous pourrions essayer d’expliciter l’action
politique des groupes et individus autonomes telle que nous l’avons
toujours défendue et pratiquée. Et d’autant plus intéressés du fait que
ces idées sont revenues sur le devant de la scène médiatique avec la
criminalisation par le pouvoir actuel des groupes « anarcho-autonomes » et
notamment l’emprisonnement, entre autres, de ceux dits « de Tarnac ».
Nous
avons donc décidé de participer tout en ayant conscience des risques et
surtout des limites d’un tel projet, qui devait être, d’après Icard,
diffusé sur Canal+. Nous avons essayé de nous prémunir en posant comme
condition de notre participation le visionnage du montage final de son
documentaire, ce qu’il accepta, et s’engagea à nous envoyer un DVD avant
la diffusion. Bien sûr, ce DVD ne nous est jamais parvenu. Et lorsque
nous avons découvert dans les journaux spécialisés qu’un film allait
être diffusé, portant sur des soi-disant manipulations dont AD aurait
été l’objet, et signé Romain Icard, nous avons naïvement pensé que
finalement il avait changé son projet et donc pas retenu nos
témoignages. Or, non seulement il s’en est servi, sans notre
consentement donc, mais (...) les a tronqués (ce à quoi on s’attendait,
mais pas autant), placés hors contexte et surtout déformés. Ainsi, afin
d’apporter un peu de crédit à sa vision du terroriste sanguinaire, il se
permet de dire dans son commentaire, au sujet de l’enlèvement du
banquier Suarez par les GARI : « Ce que Bernard Réglat veut dire c’est que Rouillan veut brutaliser le banquier
». Bien sûr, nous n’avons jamais dit ni voulu dire cela et que ce
manipulateur ait été obligé « d’interpréter » nos propos en est la
meilleure preuve. La phrase – tronquée – dont il se sert dit bien ce
qu’elle dit : des discussions eurent effectivement lieu au sein des GARI
au sujet du sort à réserver au banquier au cas où nos demandes ne
seraient pas satisfaites. Et si notre mémoire est bonne, Rouillan ne
prit même pas part à la discussion. Nous ferons par ailleurs remarquer à
tous les (...) du genre Icard, qui veulent apporter du encore plus
sanguinolent au moulin du sensationnalisme, que Rouillan n’a jamais été
inculpé individuellement pour aucun crime de sang et que sa condamnation
judiciaire découle du fait qu’AD ait choisi comme système de défense de
tout revendiquer collectivement.
Par
delà la dénaturation de nos témoignages, c’est la globalité de ce
« documentaire » que nous entendons dénoncer. Bourré d’approximations, de
simplifications et d’accusations (notamment sur l’amnistie politique de
81), d’images ordurièrement racoleuses (photos de nu de Joëlle Aubron…),
l’« œuvre » de Romain Icard nous rappelle les pires écrits de Minute et autres torchons d’extrême droite.
Et
pour finir, nous voulons préciser que si nous avons toujours été
critiques en ce qui concerne l’idéologie et certaines actions d’AD, nous
avons toujours manifesté notre solidarité aux militants de ce groupe
victimes de la répression étatique, et qu’en tout cas nous n’avons
jamais hurlé avec les loups, même et surtout lorsque certains d’entre
eux se prétendaient « anciens des GARI » (Cf. Appel aux anarchistes.
Pourquoi les anarchistes doivent se désolidariser, dans la conjoncture
actuelle, des activistes du groupe Action Directe, paru dans Le Monde en octobre 1982 et contre lequel nous avions pris publiquement position).
La
situation actuelle de J.-M. Rouillan, qui ne peut même pas se défendre
et qui reste incarcéré, gravement malade, sans soins, rend encore plus
odieuse l’interprétation de Spécial Investigation.
Interprétation
qui, d’ailleurs, tombe peut-être à pic dans le contexte politique de
bras de fer avec l’Iran au sujet du nucléaire ! Qui manipule qui ?
Raymond Delgado, Bernard Réglat, 28 octobre 2009 (communiqué relayé librement, notamment par l’En-Dehors)