Vivre ensemble
Il est si difficile de vivre ensemble que les hommes devraient toujours chercher à favoriser tout ce qui y aide. Cela ne suppose pas une foi immense en l’homme. Cela peut même tout-à-fait se passer d’une foi en l’homme.
Nous avons vécu un moment de grande solidarité populaire.
Je suis impressionné par le nombre d’esprits forts qui ont sali ce moment avant même qu’il s’accomplisse, (et le salissent encore), qui ont sali celles et ceux qui voulaient y participer, qui y ont participé : ce moment serait faux, liberticide, et celles et ceux qui le créent seraient des hypocrites !
Dans le film Timbuktu, un imam oppose aux musulmans à kalachnikov, interdiseurs de tout (chanter, jouer au foot) qu’il applique le djihad à lui-même et pas aux autres. A ces djihadistes violents et obsédés de tant de choses, prêts à tenter de conformer tout le monde à leur manière par les coups de fouet et les meurtres, et imam dit qu’ils n’ont qu’orgueil, affirmation d’eux-mêmes, exercice de la domination sur l’autre.
Je vois en ce moment beaucoup de mes contemporains, de mes concitoyens, se dresser, sûrs de leur bon droit, affirmer, affirmer fort… et mépriser et insulter abondamment un grand nombre de leurs concitoyens, sur des tons qui n’admettent aucun doute, aucune réponse.
Max Weber avait le premier établit ces notions de conviction et de responsabilité : ou bien on organise ses actes selon l’amont, selon soi, selon sa conviction ; ou bien on se règle sur l’aval, ce qu’il est prévisible que fassent nos actes et nos paroles (les paroles sont des actes). Vous trouverez le texte initial ici : http://www.politique-autrement.org/Max-WEBER-L-ethique-de-responsabilite-et-l-ethique-de-conviction
Ceux qui tuent au nom de leur conviction et qui meurent aussi, qui ont apparemment anticipé que leur mort était le plus probable sont une sorte de maximum de l’éthique de la conviction.
Ils obtiennent un grand renforcement de la conviction chez trop de Français. Un effet miroir.
D’une certaine façon, c’est inévitable. C’est René Girard, cette fois, qui a montré le mimétisme des belligérants. Il est donc inévitable qu’un certain nombre d’hommes entrent dans une foi anti-djihadiste comparable à celle des djihadistes. Comparable en nature, en qualité, pas en quantité, leurs armes restent le verbe (espérons-le et travaillons à cette modération).
D’une autre façon, comprendre ce mécanisme humain en soi, en nous, pourrait modérer sa réalisation, c’est le sens de mes articles (sans que je pense pouvoir y parvenir, je fais ma part).
Trop de mes concitoyens ont un grand plaisir à se déclarer victime de presque tous les autres, qui n’auraient que le mal en eux. L’injure est devenue suffisante pour trop de monde.
Certains parlent d’un retour des années 30, (de la mentalité des années 30). C’est une comparaison qui a une certaine valeur. A condition de se souvenir que comparaison n’est pas raison. La comparaison s’applique à certains aspects, pas à tous, cela ne signifie pas, par exemple, que la suite sera la même. Cette autosatisfaction par l’injure des autres fait partie de ce retour des années 30. Autosatisfaction affective, groupale. Et surtout, substituer au travail de la raison, le jugement des autres, leur condamnation, l’affirmation que celles et ceux qui voient les choses autrement ne valent pas la peine. J’emploie des mots explicatifs, je ne réécris pas les injures que je lis (j’aurais plus de lecteurs, je ne le fais pas cependant).
Frédéric Lordon, par exemple, écrit : « Et nous avons en quelques heures basculé dans un régime de commandement inséparablement émotionnel et politique. »
Non, monsieur Lordon, nous n’avons pas basculé. Tout au contraire, nous sommes restés nous-mêmes ; nous vivons un « moment », le moment de la sidération, du recueillement de l’enterrement des morts et de la vie de Charlie-Hebdo. Nous nous intéressons à ça, en ce moment, et nous avons bien raison. Il le faut. Nous aurons d’autres moments. Tout se passe comme si, avant toute chose, vous étiez dans l’obligation personnelle, intime, d’être opposé. Vous devriez avoir l’idée qu’il y a des moments dans la vie des hommes.
Nous n’avons pas et nous n’avons pas basculé dans un « régime de commandement ». Ce moment n’est pas la source infinie d’un nouveau régime, extrêmement inquiétant que vous sauriez voir avant tout le monde afin de nous prévenir.
« Un commandement inséparablement émotionnel et politique ». Je vais citer le philosophe Blaise Pascal : « Deux excès : exclure la raion, n'admettre que la raison ». Il est nécessaire de tenir compte de l’affect dans la pensée. On peut discuter des modalités… du rapport entre les deux, mais trouver que ce n’est pas supportable n’est pas acceptable (en plus de trouver que cela commence maintenant !).
La réponse de la France aux meurtres de dessinateurs-journalistes devrait être protégée. Elle est du côté de la paix, du vivre ensemble. La protéger n’est ni soumission, ni béatitude. C’est une attitude visant à la transformer, à garder dans le temps futur tous ces éléments positifs.
Cette réponse consiste d’abord, à rester soi-même ; à ne pas se laisser gouverner par la menace de mort.
Ensuite, elle consiste à marcher, en silence, à dessiner, à afficher, à rester ensemble une minute en silence, à tirer Charlie-Hebdo à cinq millions d’exemplaires, à se lever aux aurores pour l’acheter ; elle est dans le symbolique, elle est non-violente.
Elle est résistance.
15 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON