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Accueil du site > Actualités > Technologies > La « culturomique » : une nouvelle science est née

La « culturomique » : une nouvelle science est née

La prestigieuse revue Science vient de publier en libre accès (il suffit de s’inscrire) le premier article émanant d’une discipline toute nouvelle, la culturomique. Ce néologisme est construit en combinant les mot culture et nomique. Comme ce fut le cas pour la génomique, science vieille de quelques décennies visant à étudier le vivant en analysant les séquences génétiques. Cela étant, la culturomique n’a rien à voir avec la génomique si ce n’est une analyse d’une séquence de signes que sont les nucléotides dans la seconde et les mots dans la première. Le génome constitue le patrimoine génétique des espèces vivantes alors que le « culturome » représente le patrimoine culturel littéraire d’une société pourvue d’une langue, ayant diffusé des écrits et ce, à un moment donné de son histoire. Grâce aux techniques de numérisation et aux instruments de calcul informatique, il devient possible de repérer des occurrences sémantiques sur des millions d’ouvrages. Autrement dit, sur des textes dont la lecture par un individu nécessite des centaines d’années, dont la taille représente dix fois le génome humain et dix fois le trajet terre lune s’ils étaient écrits à la suite.

Pour l’instant, nul ne peut jauger quel sera l’impact de cette nouvelle technique dans le champ des sciences humaines. C’est tout aussi inédit que la première séquence génétique obtenue dans les années 1970, celle d’un phage de virus. Néanmoins, on peut entrevoir plus facilement les perspectives étant donné qu’une langue se rapport directement à une pensée et une culture. La culturomique permet ainsi de comparer l’occurrence de « mots stratégiques » dans divers pays, mais c’est certainement la dimension historique qui mérite un intérêt spécial car cette technique permet de mesurer dans le temps des occurrences qui apparaissent puis déclinent, révélant de ce fait les évolutions globales d’une culture à travers l’analyse de ses publications. Par exemple, la pénétration des nouvelles techniques apparaît de manière tangible. Et l’on voit se confirmer l’accélération de la transmission des inventions à travers l’usage des mots dans les livres. Les techniques inventées dans la période 1800-1840 ont mis 66 ans pour se répandre dans les sociétés industrielles. Ce délai est ramené à 50 ans pour la tranche suivante des inventions nées entre 1840 et 1880, alors celles produites entre 1880 et 1920 n’ont mis que 27 ans pour se propager et investir les sociétés.

Mais ce n’est pas l’aspect le plus passionnant car on décèle dans la fréquence des noms propres d’autres tendances. Certes, il n’y a rien de neuf dans les exemples mentionnés mais l’important réside dans la validation de cette technique qui se montre efficace dans les repérages historiques, notamment les cas de censure comme le cas du peintre Chagall dont la « notoriété culturomique » se dessine dès les années 1910 dans les langues anglaise et allemande. L’ascension se poursuit en Angleterre alors qu’en Allemagne, les mentions du peintre Chagall s’estompent à partir de 1936 jusqu’en 1944, Chagall étant comme on le sait de confession juive alors que l’antisémitisme était à son paroxysme pendant cette période gouvernée par les nazis. Par la suite, la notoriété du peintre reprend en Allemagne, une fois la guerre terminée. Ce cas de censure n’est pas le seul comme on s’en doute. Les auteurs de cet article mentionnent Trotski dont le patronyme fut banni dans la Russie soviétique pendant la période stalinienne, ou bien la liste rouge hollywoodienne établie pendant le maccartisme ou encore la place Tienanmen en Chine après la révolte des étudiants en 1989. 

N’importe quel mot peut être suivi à la trace. Il suffit de choisir quel élément culturel on veut analyser dans le temps. On pourra ainsi visualiser dans les diagrammes l’évolution de la popularité de savants comme Galilée, Darwin, Einstein et Freud. A noter comme curiosité l’apogée de « notoriété culturomique » de Darwin à la fin du 19ème siècle alors que Freud passe en tête dans le courant du 20ème siècle. Sans doute moins sérieux mais tout aussi instructif, les modes gastronomiques se dessinent avec clarté dès lors qu’on suit à la trace des mots tels que sushi, hamburger, pizza, steak, pâtes, crème glacée. A noter l’avènement simultané de la popularité des pâtes et des pizzas au milieu du 20ème siècle, alors que le sushi a fait une apparition récente dans la culture écrite. Rien de bien surprenant direz-vous mais l’outil utilisé dans les études « culturomiques » est loin d’avoir livré toutes ses possibilités. Pour l’instant, les chercheurs ont pu visualiser et quantifier la dynamique de propagation de mots au sein d’une culture et mettre en évidence des tendances significatives sur les « schémas sémantiques » en transformation. Des occurrences apparaissent puis disparaissent. Les causes étant diverses. Comme indiqué précédemment, la vitesse de propagation des innovations peut être mesurée et comme on peut s’y attendre, elle s’accélère depuis que les moyens de transport, communication et édition se perfectionnent. Les phénomènes de censure politique se dessinent également, mesurés comme des freins plus ou moins puissants agissant sur la « fréquence sémantique ». Les évolutions grammaticales ont aussi été identifiées et d’une manière générale, cet outil devrait permettre de saisir les transformations culturelles ainsi que les modes successifs de pensée tels qu’ils transparaissent dans les différents écrits, au risque cependant de tracer une pensée moyenne faite des opinions du moment propagées par les différents supports d’édition.

L’avenir dira ce que promet cette nouvelle spécialité qui, tout comme la génomique qui laisse intact le mystère du vivant, risque de ne dévoiler aucun secret essentiel sur l’évolution des langages et de la pensée. Du moins rien qui ne soit déjà connu des historiens. Notamment la rupture décelée autour de 1800, date où la langue française est définitivement fixée, avec ses précisions, son efficacité. Laissons les chercheurs effectuer leur enquête dans ce champ qui s’avère assez stimulant au vu de sa nouveauté. Le plus important en science, ce n’est pas de trouver mais de poser les bonnes questions. Sans doute, une étroite collaboration sera nécessaire entre calculateurs, sociologues, linguistes et historiens, si on veut espérer dévoiler des processus sémantiques et des ressorts de la pensée jusqu’alors cachés. Et bien évidemment, seront accessibles les nuances récentes propagées depuis quelques décennies, avec qui sait, une évaluation de l’impact d’Internet. Affaire à suivre.


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5 réactions à cet article    


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 11 janvier 2011 11:16

    Pour info, le site dédié à cette nouvelle discipline

    culturonomics.org


    • 2102kcnarF 11 janvier 2011 12:20

      oui .... mais je suis pas certain que celà débouche sur autant que ca, de découvertes. Les limites de la philologie ont été atteinte, on en avait beaucoup attendu aussi. Puis la sémantique et tellement d’autres disciplines qui se sont données des objectifs inatteignables. En définitive il s’agit de demander à l’ordinateur de dévoiler comme vous le dites  : ....des processus sémantiques et des ressorts de la pensée jusqu’alors cachés. Là, je suis dubitatif ...


      • Bernard Dugué Bernard Dugué 11 janvier 2011 13:36

        Il faut toujours un peu d’optimisme et comme aurait dit mai 68

        Soyons réalistes, cherchons l’introuvable !


      • Mathieu 11 janvier 2011 14:34

        Je m’attendais également à ce que Google Ngram soit mentionné :
        http://ngrams.googlelabs.com/


        • srobyl srobyl 11 janvier 2011 14:58

          « la première séquence génétique obtenue dans les années 1970, celle d’un phage de virus. »

          Ca ne serait pas plutôt celle d’un bactériophage, c’est à dire un virus phage de bactérie et non de virus ?

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