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Accueil du site > Actualités > Technologies > Sur le concept de Réalité

Sur le concept de Réalité

Reality, A Very Short Introduction

par Jan Westerhoff

Oxford University Press 2011

Présentation et discussion par Jean-Paul Baquiast
17/10/2012

 

Jan Westerhoff enseigne la philosophie des sciences et des religions orientales à l'université de Durham et à la School of Oriental and African Studies de l'Université de Londres

Pour en savoir plus

voir http://en.wikipedia.org/wiki/Jan_Westerhoff

 

La collection A Very Short Introduction de l'OUP est un peu comme notre Que sais-je. Elle comporte des centaines de textes abordant sous des signatures reconnues tous les domaines de la science et de la philosophie. Sous un court volume (110 pages), le travail présenté ici offre une synthèse des questions posées aux scientifiques matérialistes par le concept de Réalité, le plus employé et aussi le plus mystérieux de tous ceux qu'utilise la pensée rationaliste, ceci depuis ses origines jusqu'aux problématiques récentes nées de la physique quantique.

Nous allons dans un première partie résumer le texte de l'auteur. Ceci ne nous paraît pas inutile, car ce dernier, bien que s'appuyant sur un grand nombre de références précises, utilise un vocabulaire un peu personnel, qui ne contribue pas selon nous à éclairer le sujet. Dans une seconde partie, nous présenterons nos propres hypothèses.

1. La Réalité à travers les principales approches de la science contemporaine, selon Jan Westerhoff

La Réalité est pour la science matérialiste aussi difficile à définir que le concept de Dieu pour les théologiens. Tout le monde est persuadé de son existence (étant entendu que peu de scientifique nient complètement celle-ci), mais personne ne peut en donner une définition précise et univoque. Les théologiens répondent à la question de Dieu en expliquant qu'il s'agit d'un Mystère que le croyant doit accepter sans chercher à le comprendre. Les scientifiques ne renoncent pas à proposer des définitions aussi précises que possible de la Réalité. Mais ils conviennent eux-mêmes que ces définitions n'épuisent pas les questions qui se posent. Une grande part d'inconnu, sinon d'inconnaissable, demeure, comme nous l'avons montré dans un article précédent (Qu'est-ce que la Réalité ? Jean-Paul Baquiast 08/10/2012 ).

Dans cet article, nous rappelions, en commentant un article du NewScientist consacré à ce thème, où intervient d'ailleurs le même Jan Westerhoff, que le concept de Réalité (que nous ne distinguerons pas ici de celui de Réel) convient parfaitement pour désigner des faits d'expérience quotidienne. Il s'agit de ceux auxquels se référait le Dr Johnson en discutant de l'immatérialisme ou solipsisme défendu par l'évêque Georges Berkeley (1685-1753) : « le Réel est comme ce rocher qui me blesse si je lui donne un coup de pied un peu violent ». Mais aux deux extrêmes de ce même réel, le microscopique et le macroscopique, on trouve deux réalités d'expérience, qui se rejoignent d'ailleurs peut-être, et dont la science ne peut pas encore donner de définitions précises. Appelons-les le vide quantique et le vide cosmologique. Il n'empêche que les physiciens les utilisent en permanence. Ils appliquant la consigne « calcule et tais-toi » dont le caractère théologal n'échappe à personne.

Le livre de Jan Westerhoff est, pour l'essentiel, consacré à une présentation des différents acceptions données au terme de Réalité par les grandes disciplines scientifiques. Il s'agit nécessairement d'une introduction sommaire. Mais elle est néanmoins très éclairante. Dans un premier chapitre, il examine les hypothèses, assez en vogue aujourd'hui, selon lesquelles la Réalité dont nous croyons constater l'existence serait le résultat de rêves ou de simulations dont nous serions des agents involontaires. Nous ne pensons pas utile de discuter ici ces hypothèses. Les progrès permanents de la réalité virtuelle encouragent leur diffusion, mais le thème nous paraît cependant relever davantage encore de la science fiction que de la science. Trois autres chapitres plus substantiels sont consacrés à la Réalité, celle de la matière, celle du Moi (ou de la personne) et celle du Temps. Nous allons en dire quelques mots

La réalité de la matière.

L'auteur propose 4 définitions du Réel matériel. Dans son vocabulaire un peu particulier, il nomme la première Matrix definition. Il s'agit de ce qui apparaît à nos sens. La définition n'est évidemment pas suffisante car elle inclut le produit de toutes les illusions des sens ou de l'imaginaire. C'est néanmoins sur elle que nous nous appuyons dans la vie ordinaire. Il nomme la seconde 1984 definition, en allusion à l'ouvrage de Georges Orwell « 1984 ». Il s'agit de tout ce qui fait l'objet de convictions partagées au sein d'une communauté donnée. Ce concept est utilisé couramment dans les travaux scientifiques. Si le chercheur ne peut se prévaloir en général d'une objectivité indiscutable, il s'efforce d'être conforme à une subjectivité qu'il partage avec ses collègues, autrement dit une intersubjectivité.

L'inconvénient de ces deux définitions est qu'elles évacuent d'emblée la prise en considération d'une Réalité qui existerait indépendamment d'humains pour en traiter. Mais après tout, dira-t-on, qu'est-ce qui nous autorise à supposer qu'il existe dans des mondes dépourvus d'humains pour l'observer une réalité comparable à celle que nous observons ? . Nous reviendrons plus bas sur ce point capital

.La troisième définition de la Réalité proposé par Westerhoff est nommée par lui Johnson's definition, en allusion à la réfutation du solipsisme proposée par le Dr Johnson, à laquelle nous avons fait allusion ci-dessus. La réalité est alors ce qui nous résiste. Elle peut contredire nos hypothèses, démentir nos expériences, et demeurer indépendamment de nous si nous ne sommes pas là pour la mettre à l'épreuve. Mais alors qu'en est-il des rêves, qui nous résistent même si nous ne leur reconnaissons pas de caractère réel ? Et qu'en est-il des marchés boursiers ? Sont-ils réels ? Non, car ils ne résisteraient pas au fait que nous cessions de croire en eux ?

On retrouve cependant l'objection précédente. C'est le regard de l'humain qui constate les résistances de la réalité. Ces résistances proviennent le plus souvent de postulats ou préalables posés par l'humain. Si le Dr Johnson avait connu la mécanique quantique, il aurait pu supposer que son pied, réduit à la dimension de quelques atomes, aurait pu traverser sans obstacles les atomes du rocher. Il reste que la sanction de l'expérimentation, c'est-à-dire la mise en évidence d'éventuelles résistances de la nature à telle ou telle hypothèse, est inséparable de l'élaboration des théories scientifiques, tout au moins dans le domaine des sciences expérimentales.

La quatrième définition proposée est dite Apocalyptic definition. Ce terme bizarre désigne le monde tel qu'il est supposé exister, qu'il y ait ou non des humains pour l'observer et des consciences humaines pour l'interpréter. Elle élimine tout ce que nous nommons des réalités sociales, mais elle permet d'inclure l'ensemble du monde, observable, non encore observé ou inobservable. C'est selon Westerhoff la définition la plus convenable pour la recherche scientifique. Encore faudrait-il que la science sache s'arrêter à la frontière de l'affabulation (qui peut prendre en ce cas le visage de théories non susceptibles de vérifications expérimentales). Sous cette réserve, cette définition est indispensable pour l'élaboration d'hypothèses concernant le monde momentanément ou même définitivement hors de portée de l'homme, par exemple en cosmologie.

Plus bizarre encore est la cinquième définition proposée par le livre, dite Turtle definition . En clair il s'agit de désigner le point au delà duquel ceux qui cherchent à décrire le réel se refusent à aller, parce que les éléments pertinents leur manquent alors. On se borne à postuler qu'il existe quelque chose, une sorte de cause première, pouvant expliquer l'existence des réalités perceptibles. Mais on s'en tient là. Le terme fait allusion à la tortue mythique sur laquelle le monde était censée reposer, et que l'on renonce à décrire, sauf à faire allusion à une chaine infinie de tortues analogues. Le réel serait ainsi ce qui se trouve « en dessous » ou au delà de toutes les descriptions scientifiques, un facteur dont la science confesse le caractère au moins temporairement inconnaissable.

On pourrait aussi parler d'un point au delà duquel cessent les spéculations et les paris, faute de pouvoir aller plus loin (Real is where the buck stops, selon la devise inspirée du poker et inscrite sur le bureau du président Truman « The Buck stops here  »). Cette définition pourrait convenir à ce que nous disions du vide quantique et du vide cosmologique, concepts qui marquent la limite actuelle des spéculations scientifiques vers l'infiniment petit et l'infiniment grand, et qui désigne cependant ce que les physiciens n'ont pas renoncer à nommer une réalité.

Westerhoff termine ce chapitre consacré à la réalité de la matière en rappelant les problématiques bien connues soulevées par les interprétations de la mécanique quantique, le rôle supposé de l'observation dans la décohérence d'un objet quantique et celui supposé de la conscience humaine dans cette observation. Nous n'y reviendrons pas ici. Le lecteur en trouvera un résumé, fait par l'auteur lui-même, sur le site du NewScientist

La réalité du Moi ou de la Personne

Le postulat du Moi, c'est-à-dire la croyance à la réalité d'une entité répondant à cette définition, est incontournable dans les cultures occidentales, qu'elles soient d'ailleurs scientifiques ou religieuses. Mais il s'agit sans doute d'une création relativement récente. Des cultures plus primitives s'intéressaient plus au Moi collectif qu'au moi individuel. Le concept de Moi pourrait être confondu avec celui de Moi conscient, et plus généralement avec celui de conscience, qu'elle soit dite « primitive » (courante chez la plupart des animaux) ou « supérieure ». Mais l'auteur n'entre pas dans ces distinctions. Rappelons que nous avons précédemment consacré de nombreux développements à la question du Moi et à celle de la conscience, qui implique aussi le concept éminemment controversé du Moi ou conscience volontaire, éventuellement doté de libre-arbitre.

Dans ce 3e chapitre, l'auteur mentionne un certain nombre d'expériences, cliniques ou relevant des neurosciences, permettant de mieux comprendre comment le cerveau, associé au corps, construit le Moi. Il rappelle aussi les facteurs, certains apparemment insignifiants, pouvant perturber cette construction, nous rendant plus ou moins inaptes à la vie sociale ou intellectuelle. Il évoque à cette occasion les expériences déjà anciennes de Benjamin Libet, montrant un décalage entre le début de l'exécution d'un acte et la prise de conscience de cette action. A propos du rôle de la réduction de la fonction d'onde par la conscience, il évoque très superficiellement l'hypothèse des univers multiples, dite aussi en ce cas des « multi-minds », selon laquelle le Moi procédant à un choix se duplique entre deux branches d'univers, l'une comportant le Moi ayant fait tel choix et l'autre le Moi ayant fait le choix contraire. On peut évidemment se demander que devient alors le Moi initial. Nous pensons avec Westerhoff que ces supputations n'ont guère d'intérêt pratique.

Le Moi peut légitimement être considéré comme un facteur d'unification des multiples états neuronaux intéressant le cerveau en interaction avec le corps et son environnement. On parle aussi d'un centre de contrôle global. Mais on sait que la localisation précise de cette fonction importante n'apparait pas. Elle semble résulter de la coopération d'un grand nombre d'aires cérébrales. Elle est aussi, comme nous l'avons rappelé, à la merci du moindre accident neurologique. Signalons à ce sujet la sortie du dernier livre du neurologue Oliver Sacks, « Hallucinations » qui explore un certain nombre d'états de conscience donnant du monde extérieur des représentations déformées, considérées comme anormales, sauf en ce qui concerne la création artistique. Ce chapitre évoque aussi en quelques mots les hypothèses de la mémétique, elles-aussi bien connues de nos lecteurs. On dira en simplifiant que pour les méméticiens se sont des mêmes en compétition pour la survie qui construisent les contenus mentaux les plus favorables à leur reproduction. Ceci avait été dit précédemment d'une façon plus simples : ce sont nos idées et nos préjugés qui nous façonnent, et non l'opposé. Le chapitre conclue comme l'on pouvait s'y attendre, au terme de cette trop sommaire exploration, que le Soi, impossible à mettre en doute, est également indéfinissable. Il s'agit d'un autre exemple de la « Turtle definition » évoquée précédemment à propos des « réalités » du monde de la physique.

La réalité du temps.

De nombreuse légendes traditionnelles ont exprimé l'idée que le temps n'était pas une réalité immuable, malgré la conviction bien implantée chez les individus psychiquement normaux qu'il existe une flèche du temps s'écoulant du passé vers le futur, en passant par un point, indéfinissable en termes précis, qui est le présent. Cette question du temps, depuis les propositions de la relativité restreinte d'Einstein, est devenue inséparable de tous les modèles d'univers. Elle est généralement liée à celle d'espace.

Si cependant l'espace-temps, où si l'on préfère un temps sans réalité objective, peut très bien se concevoir en termes mathématiques, il ne correspond à aucune de nos expériences pratiques. Peut-on alors considérer comme « réel » le seul passé, étant entendu que le futur est encore à naître. Là encore, si différentes sciences peuvent parler du passé en termes relativement objectifs, la mécanique quantique nous a appris qu'il n'en était rien. Dans les expériences inspirées des fentes de Young, l'observation d'une particule ayant déjà interagi avec une autre pour construire une frange d'interférence peut rétroactivement détruire cette frange.

Quant au présent, une autre série d'expériences dues elles aussi à Benjamin Libet, et citées dans le livre, montrent qu'il existe un décalage de 500 millisecondes entre la perception par le sujet d'une stimulation produite directement dans son cerveau par l'intermédiaire d'une électrode, et la prise de conscience de l'effet de cette stimulation. Ces décalages sont aujourd'hui exploités couramment par le cinéma pour créer, grâce à des images se succédant à un rythme trop rapide pour être détecté consciemment, des effets de conscience dont le sujet ne perçoit pas l'origine. La sensation de « présent » ne peut donc pas être considérée comme correspondant à une réalité objective.

Il en sera de même des prévisions relatives au futur. Le paradoxe d'Andromède, que nous ne développerons pas ici, présenté par Roger Penrose, montre que deux personnes peuvent avoir d'un même phénomène se produisant à distance, des visions différentes selon que l'une sera immobile et l'autre en mouvement () . Là encore, le futur sera relatif aux conditions de l'observation et au statut de l'observateur.

Le lecteur objectera que toutes ces considérations sont intuitivement admises par les humains. Ils n'attribuent que des valeurs relatives à ce qu'ils nomment le passé, le présent et le futur. Il reste que parallèlement, ils se refusent à dénier toute réalité objective à ces concepts. On se retrouve là, comme dans les cas précédemment évoqués, confronté à une réalité indescriptible sur laquelle s'appuient les pyramides de nos croyances à la réalité.

Six catégories de théories

Dans un chapitre conclusif, l'auteur propose de classer les croyances en la réalité en 6 grandes catégories. Selon la première, qu'il nomme « universalisme », tout est réel, les électrons, les esprits, les nombres. Selon la seconde, le solipsisme, les choses n'ont de réalité que dans nos esprits. Selon la troisième, qu'il nomme anti-solipsisme, tout est réel, sauf le sujet pensant. Pour une 4e conception, qu'il nomme le réalisme sélectif, un certain nombre de choses sont réelles, mais d'autres ne le sont pas. Les théories scientifiques peuvent faire des choix entre elles. Ainsi, pour certains mathématiciens, les nombres existent dans un monde réel, distinct du monde de la réalité matérielle. On parle d'une réalité platonicienne. Pour d'autres, les nombres sont des créations de l'esprit ou, plus précisément du cerveau.

Enfin, à l'intérieur du réalisme sélectif, il propose de distinguer deux catégories de théories. Les premières élimineraient le concept d'esprit. Rien de ce dont nous sommes conscients ne serait réel. Il s'agirait dans tous les cas de diverses formes d'illusions. A l'opposé, on distinguerait les théories pour qui n'ont de réalité que les choses dont nous sommes conscients, autrement dit celles ayant une réalité dans notre cerveau. Mais ces deux classes soulèvent leur propres difficultés. Dans la première, comment expliquer que la conscience puisse surgir dans un monde sans esprit. Dans la seconde, comment expliquer que la matière puisse surgir en dehors de cerveaux lui ayant donné sa réalité ?

2. Nos propres hypothèses relatives à la réalité de la réalité

Jan Westerhoff a la sagesse de ne pas proposer de solutions qui lui soient propres, dans le labyrinthe de choix qu'il nous a décrit. Nous voudrions pour notre part, abandonnant toute sagesse, formuler nos propres hypothèses relatives à la réalité de la réalité. Ceci d'autant plus qu'elles pourraient s'insérer dans une approche, ressortissant de ce que certains nomment le constructivisme, qu'il n'a pas développée.

La création de la réalité par des robots

Imaginons un groupe de robots présentant les caractères les plus évolués de ceux que proposent la robotique et l'intelligence artificielle actuelle. Il ne s'agit pas de science fiction car de tels robots sont mis au point et étudiés, soit dans des laboratoires travaillant pour la défense (mais il est difficile d'en parler compte tenu des restrictions de communication imposées dans ces domaines) soit par des firmes civiles telles que Sony ou Aldebaran Robotics (image, robots Nao), au moins si celles-ci disposent de crédits de recherche en quantité suffisante. Nous y avons consacré plusieurs articles il y a quelques années. (voir par exemple un entretien avec Fredéric Kaplan ).. On mentionnera aussi les modèles de conscience artificielle établis par Alain Cardon, mais ceux-ci, faute de crédits, sont restés pour l'essentiel théoriques.

Chacun de ces robots peut être considéré comme un système cognitif, autrement dit capable de se donner des représentations du monde lui permettant d'optimiser son comportement dans ce monde. Il dispose en cela (comme les animaux et les humains) d'organes sensoriels (dits d'entrée) et d'organes effecteurs (dits de sortie). Il possède par ailleurs, un système coordinateur d'ensemble (système nerveux), dont la mémoire centrale gère ces représentations. Autrement dit, à partir de ces dispositifs, il peut générer des hypothèses relative au monde, sur un mode éventuellement aléatoire, qu'il soumet à l'expérience par l'intermédiaire de ses organes d'entrée-sortie. Il ne conserve que celles de ces hypothèses qui sont vérifiées par l'expérience. Il les agrège alors à sa mémoire afin de s'en servir comme d'une base permettant de qualifier de nouvelles perceptions et suggérer de nouvelles hypothèses. On parlera de système cognitif artificiel pour marquer qu'en principe le robot ainsi décrit n'a pas besoin de faire appel à la collaboration de systèmes cognitifs biologiques.

Un tel système cognitif, aussi perfectionné qu'il soit, serait cependant sans moteur, autrement dit sans impulsion à découvrir, s'il n'était pas soumis à une compétition darwinienne pour l'accès aux ressources et par conséquent pour survivre. Cette compétition peut provenir d'autres entités non robotiques, par exemple des animaux lui disputant l'espace et l'énergie. Mais dans un premier temps elle proviendra de robots analogues (ou très voisins) travaillant en groupe avec lui. On parle parfois d'essaim ou de meute. Le groupe ainsi formé générera de la compétition entre ses membres, pour l'accès, là aussi, à l'espace et aux ressources. Cette compétition n'exclura pas la coopération, surtout si le groupe tout entier est soumis à d'autres compétiteurs extérieurs menaçant sa survie.

Les expériences menées en ce domaine montrent que les robots individuels acquièrent par essais et erreurs, à partir de leurs organes d'entrée/sortie, la capacité d'élaborer des proto-langages reposant eux-mêmes sur des concepts et des syntaxes. Les "concepts" s'étant révélés les plus pertinents pour décrire le monde extérieur et y agir efficacement sont alors mémorisées dans des bases de données dont chaque robot peut détenir une version, en l'absence de mémoires externes sur le modèle de nos bibliothèques. Avant même la production de concepts abstraits, le groupe élabore des répertoires de comportements modèles qui sont les premiers éléments de ces langages. Ces comportements, dont la signification est particulièrement facile à saisir, sont les premiers éléments des langages collectifs ainsi produits. Là encore, ils sont générés par essais et erreurs. Ils ne sont conservés qu'en cas de succès, à la lumière de l'expérience acquise par le groupe.

On conçoit que l'aptitude de tels groupes de robots cognitifs à produire des représentations pertinentes du monde leur sera précieuse quand ces robots auront été déposés par des humains sur des planètes mal connues, suffisamment lointaines pour ne pas permettre une communication à court temps de réponse avec le centre de contrôle terrestre. Ils devront alors « cartographier » cet environnement, qualifier les objets ou phénomènes qu'ils y rencontrent et utiliser leurs ressources afin d'y survivre le plus efficacement possible. Ils pourront à cette occasion élaborer de nouveaux comportements ou de nouveaux langages leur permettant de s'adapter spécifiquement à ce qu'ils découvriront (ci-contre la lune de Mars Phobos, susceptible de devenir un prochain objectif d'exploration robotique sur le modèle décrit ici)

Une découverte efficace de ces nouveaux mondes supposera que de tels meutes de robots soient capables de jeter des regards originaux sur ces mondes, sans se référer à ce qu'ils auraient pu apprendre auparavant, y compris sur Terre. Ils devront donc être capables d'ouverture, d'imagination et finalement d'invention – ceci toujours sur un mode essais et erreurs adapté à leurs capacités technologiques et cognitives. Si ces fonctions sont bien exécutées, ces robots pourront créer un « monde nouveau », n'existant jusqu'alors ni sur la Terre ni sur la planète explorée. On pourrait ainsi envisager que, combinant au hasard certaines molécules rencontrés sur cette planète, ils produisent des structures matérielles originales, éventuellement réplicatives.

Systèmes cognitifs artificiels et réalité

Tout ceci est sans doute encore peu à la portée des générations actuelles de robots, d'autant plus que les financements actuels visent surtout à développer leurs capacités de se comporter en systèmes d'armes autonomes, pour détruire et non pour construire. Mais la compétition des grandes puissances dans la découverte de l'espace, et l'incapacité d'envoyer partout des humains, en feront rapidement des « pseudopodes » des terriens, à condition que ceux-ci ne se soient pas anéantis réciproquement dans l'intervalle.

Que seront les « réalités » de ces robots ? Reprenons pour en juger les grandes catégories proposées par Jan Westerhoff. Concernant la matière (celle de l'environnement physique) celle-ci sera définie par l'interaction entre les organes du robot et le monde extérieur. Elle ne sera « observée » que dans les limites des capacités instrumentales du robot. Elle ne sera « qualifiée » ou « nommée » que dans les limites de leurs capacités langagières. Toute autre production conceptuelle ne serait que divagation, vite éliminée. Nous avons vu cependant que les robots, poussés par leur compétition pour la survie, suggéreront sans cesse de façon aléatoire un grand nombre d'hypothèses « théoriques ». Rien n'exclut que certaines de ces hypothèses, mises à l'épreuve systématiquement, loin de disparaître du fait de leur adéquation, se révèlent fructueuses, donnant naissance à de nouvelles formes matérielles.

Dans ce cas, elles élargiront le mécanisme de découverte de la « réalité » auquel se livrent les robots. Ceux-ci pourront dans leur langage parler d'un processus constructif de la réalité, non pas d'une réalité objective ou en soi, mais d'une réalité « relative ». Elle sera relative à l'observateur-acteur, à ses instruments et aux concepts symboliques qu'il a acquis pour les nommer. Ce ne sera donc pas une réalité indépendante de l'observateur mais pas davantage une réalité liée à celui-ci et indépendante du monde extérieur. La réalité, encore une fois relative, à prendre en considération pourra être définie comme le résultat de la superposition de ces deux illusions de réalité.

Le fait cependant que l'environnement extérieur non qualifié puisse comme nous l'avons vu répondre dans tel ou tel sens à telle ou telle des hypothèses générées par les robots devrait logiquement faire émerger au sein de leurs bases de données conceptuelles l'hypothèse d'un « extérieur » indéfinissable a priori mais constituant une réalité ultime. Il s'agira de la tortue décrite par la turtle definition  de Jan Westerhof. Rien n'interdirait évidemment de chercher à repousser les frontières de l'indéfinissable, par la construction à partir des processus évoqués plus haut de nouveaux éléments pouvant prétendre à s'intégrer dans les réalités matérielles, mais la frontière de l'indéfinissable sera reculée d'autant, sans que celui-ci disparaisse. Autrement dit, si ces robots réussissaient à décrire une première tortue jusqu'alors considérée par eux comme indescriptible, ils découvriraient une colonne d'autres tortues sur les carapaces desquelles la première était juchée.

Il n'est pas nécessaire de développer ici d'autres considérations, concernant la réalité du Moi et du Temps aux yeux des robots évolutionnaires que nous avons décrits. Ce seront comme en ce qui concerne la matière le produit d'interaction entre le monde extérieur a priori inconnaissable et leurs dispositifs d'acquisition de connaissance. La conscience de soi, dite aussi conscience primaire chez les animaux, est le premier produit du fonctionnement de tout robot, ne fut-il doté que de capacités limitées. Elle lui sert de référence permanente pour qualifier le résultat de ses activités exploratoires. Mais où elle-elle située ? Certainement au sein du système nerveux central, mais aussi répartie dans les différents organes du robot, à l'occasion de la production des activités du système global. En fait, il s'agit là, comme précédemment, d'une « réalité » relative. Elle est en cours de construction, et donc de définition, permanente.

Concernant le Temps, enfin, il est lui aussi le produit du fonctionnement de tout robot, même élémentaire. Son passé s'inscrit dans les couches de mémoires successives résultant de son activité. Quant à son futur, il le postule implicitement en procédant à des hypothèses sur le monde qu'il met à l'épreuve de ses expérimentations. Le présent du robot, enfin, c'est ce qu'est ce robot au temps t zéro des équations qu'il pourrait utiliser s'il s'agissait d'un robot doté de symbolique mathématique.

On remarquera que tout ce que nous venons de résumer concernant la représentation de la réalité par des groupes de robots cognitifs est très voisin, sinon comparable, à la façon dont le physicien quantique décrit la réalité quand il se hasarde à le faire en prenant un recul épistémologique avec les formalismes mathématiques qu'il utilise. La Méthode de Conceptualisation Relativisée (MCR) présentée par Mme Mugur-Schächter, souvent référencée sur ce site, en donne une description excellente. (Voir notamment Mioara Mugur-Schächter " L'infra-mécanique quantique " .

Nous avons pour notre part proposé d'étendre cette méthode à l'ensemble des sciences macroscopique, y compris les sciences dites molles. Il n'y a pas de raison, à la lumière des acquis de la physique quantique, de bâtir de frontières épistémologiques dans le domaine des connaissances.


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6 réactions à cet article    


  • amipb amipb 20 octobre 2012 07:51

    Je suis étonné qu’un article discutant des aspects philosohiques de la réalité physique, du moi et du temps n’aborde pas les incroyables intuitions de certains sages bouddhistes, auxquelles la science moderne donne d’ailleurs un étrange écho.

    Sinon, un livre de Jean Jaurès sur le sujet me semble également incontournable : De la réalité du monde sensible


    • Automates Intelligents (JP Baquiast) 20 octobre 2012 10:35

      Le livre, et en tous cas la 2e partie que j’ai ajoutée, s« intéresse aux approches dites scientifiques, lesquelles au reste ne sont pas toujours exemptes de métaphysiques. Sur ce point, on peut lire Jean Jaures, mais avec un regard d’historien. 

      Or la métaphysique est partout et dépourvue de toute possibilité de regard auto-critique. J’en ai eu une dernière preuve en écoutant ce matin samedi 20 le dialogue organisé par Finkelkraut sur France Culture, sur le thème de la »création". 

    • herbe herbe 20 octobre 2012 10:59

      Bonjour,

      Merci pour cette réflexion. je suis en phase avec la conclusion.
      J’aimerais ajouter juste ceci comme pistes de réflexion
      il y a la fameuse péroraison que fit Donald Rumsfeld lors de sa conférence de presse du 12 février 2002, la fameuse conférence baptisée des “known knowns”, et qui fait même l’objet d’un article de Wikipedia (USA)… “il y a les choses dont savons que nous les connaissons ; il y a les choses dont nous savons que nous ne les connaissons pas (puisque nous savons qu’elles existent mais que nous ne les connaissons pas) ; et puis il y a les choses que nous ne connaissons pas, et dont nous ne savons pas par conséquent que nous ne nous les connaissons pas (puisque nous ne savons pas qu’elles existent, et que, évidemment, nous ne les connaissons pas).
      voir http://en.wikipedia.org/wiki/There_are_known_knowns
      extrait :
      « In his 2007 book the The Black Swan : The Impact of the Highly Improbable, Nassim Nicholas Taleb tells of a presentation on uncertainty he was requested to give to the United States Department of Defense shortly before Rumsfeld’s speech. The core message of the Black Swan is that unknown unknowns are responsible for the greatest societal change. »

      « Theoretical physicist Lawrence Krauss uses the quote as opening to the second chapter of his book A Universe from Nothing »

      • easy easy 20 octobre 2012 12:20

        On a fait beaucoup de progrès en matière de réflexion sur ce qu’est la réalité et le temps, surtout depuis la mécanique quantique.

        Mais in fine, en Justice, on en reste aux anciennes considérations qui sont celles de la meute.

        Puisque toute singularité de cas individuel se juge en Justice selon des critères de meute, les considérations plus modernes, plus indéterministes, plus nuageuses sur la réalité et sur le temps ne valent rien, ne débouchent sur rien et n’ont pas la moindre réalité tangible ou application, ne nous font pas sens.

        Les arguments qui peuvent donner corps à des visions plus évoluées de ce qu’est le temps et la réalité sont essentiellement ceux fournis par le logos et par la séparation des choses en Bien/Mal

        Or logos et manichéisme n’existent que par la meute.

        Dès que nous parlons, dès que nous décrivons une chaise, nous mentons (volontairement / involontairement). Sans dire qu’en décrivant si mal la réalité de la chaise nous tuons cette réalité, nous la dénions pour le moins. Et nous organisons notre vie sur une montagne de dénis (qu’il n’y a pas à qualifier en Bien/Mal)
        .
        Et en plus de très mal décrire la chaise, il y a dans ce que nous en disons une indication qu’elle est bien-belle / mal-moche.

        Admettre que le verbe, ajouté au manichéisme (probablement inséparables), déforme toujours la réalité et le temps nous permettrait non pas de mieux décrire une chaise mais au moins d’être moins arrogants quand nous la décrivons.
        Mais le problème alors c’est que nous n’aurons plus l’arrogance nécessaire pour pendre quelque bandit. 

         
        Notre tendance à simplifier les réalités et le temps est la conséquence directe de notre envie de pendre les bandits, de condamner durement (Etant à comprendre que les bandits pensent eux aussi selon les principes dominants de meute et que eux aussi se sentent l’arrogance suffisante pour tuer) 

        Il est flagrant que nous sommes capables d’inventer des transcendances les plus folles, de procéder à des abstractions délirantes mais que nous restons volontairement très primaires quant à dire ce qu’est la réalité. 

        Pourquoi tant d’imagination et de poésie d’un côté et tant de rusticité de l’autre ? Pour pouvoir pendre un bandit.


        Est qu’est le bandit, au fond ? C’est surtout le subversif, l’inconoclaste, celui qui brise le totem autour duquel la meute a convenu de coaguler. 

        Il y a d’abord un totem autour duquel se forme une meute (qui permet le déploiement d’une Force). Il y a donc un logos qui permet de dire « Vive le totem, mort à l’anti-totem ». C’est un logos manichéen très sommaire et du coup, le concept de réalité et de temps, dans la pratique quotidienne du groupe, est un concept simplissime qui permet en un éclair de mobiliser les esprits, former meute soudée et lancer une attaque ou contre attaque.

        Parce qu’elle tient à pouvoir tuer (à moinser, à plusser), la meute tient à définir une réalité et un temps ad hoc de manière bornée. L’injure, le motto, le slogan, l’aphorisme, en sont des avatars.

        Ce phénomène de bornage est moins fort chez les peuples qui ne font pas une fixation sur la Justice (Il ne leur vient pas à l’idée de dire « The buck stops here »)


        • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 21 octobre 2012 15:53

          S’il y a bien un point où la science est nulle a priori, c’est pour parler de la réalité.

          La science, par construction, si je puis dire, se garde de toute métaphysique, et se contente de partir d’une phénoménologie constatée par l’observation pour aller à une phénoménologie anticipée par la théorie, par des lois fonctionnelles qui se verra ou non « vérifiée » par l’expérience.

          A aucun moment la science n’est censée sortir de cette circulation phénoménologique dans la mesure où le scientifique, s’il peut se donner des variables et des constantes, n’est pas censé croire en leur appartenance en un ordre de réalité, idéal ou autre. Elles ont juste valeur fonctionnelle.

          ça c’est le principe, qui n’est, bien sûr, jamais, jamais, jamais respecté.
          Car les scientifiques sont comme les sorciers, ils aiment trop laisser croire au bon peuple qu’ils ont accès à la réalité. ça leur donne du pouvoir, donc des sous.
          Rien de nouveau sous le soleil.

          Ce qui m’a semblé le plus tragique dans cette présentation, c’est qu’elle traduit excellement le fait qu’on se tourne de plus en plus vers les scientifiques nous parler de la réalité. Nous ne faisons donc qu’aggraver notre cas.

          Car j’y insiste, ils n’y connaissent rien. Ils n’ont tout simplement pas la formation pour cela. Vu comment fonctionne la science (et non la technologie), par la production d’articles dans des revues à haut facteur d’impact comme on dit, ils ne peuvent nous parler que de leur « rocher » à eux. Rien d’autre. Ils n’ont pas le temps de penser. Seulement quand ils ont des loisirs.

          Le problème de la réalité, ce n’est donc pas de poser le doigt dessus pour dire, c’est ça la réalité, voyez, je le sais, donnez moi des sous.
          Car rien n’est plus facile que de poser le doigt sur un rocher.
          Le problème de la réalité, c’est de comprendre ce à quoi nous pensons quand nous parlons et cherchons LA réalité.

          Il s’agit dès lors d’un espace qui appartient aux philosophes, aux religieux et... bien sûr, d’abord et avant tout, au bon peuple, partie prenante et juge ultime.

          Pour cette raison, j’essaierai de le montrer ailleurs, la question de la réalité est une question... psychologique.

          En attendant, on pourra utilement lire « la construction de la réalité chez l’enfant », de Jean Piaget, écrit en ... 1937.
          Il ne dit pas le fin mot de l’histoire, mais il pose assez bien le cadre du problème.

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