ESPRIT
CRITIQUE OU ESPRIT POSITIF
« L’esprit
critique et l’évidence des faits sont balayés d’un revers de main
par les tenants d’une société meilleure. Les certitudes
enterrent
la curiosité et l’imagination, elles détruisent l’esprit critique,
rendent la conversation inutile, et par conséquence détruisent
les
liens sociaux.
»
L’esprit
critique n’a rien à voir avec l’évidence des faits. L’esprit
critique est un idéal, une croyance : il pense qu’en pensant il
pourra accéder à l’évidence des faits. L’évidence serait extraite
des faits par un travail supposé de dévoilement d’une vérité
objectivée et recoupée par des raisonnements méthodiques non
contradictoires et conformes à l’idée visée comme incarnation ou
matérialisation d’une théorie, d’une idée, d’une raison des choses
accessible par une logique appliquée.
Trop souvent
l’esprit critique n’est qu’une logique formelle auto-satisfaite.
Celui d’un « esprit de critique » qui n’est qu’un
anti-système aussi fermé que ce qu’il prétend critiquer. La
critique est devenue un but en soi et son résultat donne
automatiquement et par principe de la vérité. La critique est donc
posée comme source automatique de vérité, comme critère absolu,
alors qu’il ne peut, au mieux, être que relatif.
L’esprit
critique est un pouvoir intellectuel et moral aussi toxique que le
refus de la critique. Que vaut un esprit critique qui n’est pas
désintéressé de sa critique ? Si l’esprit critique cherchait
vraiment des critères de vérité il accepterait des limites
rationnelles comme celle qui indique que la vérité n’est pas, loin
de là, exclusivement rationnelle, puisque la rationalité n’est
qu’une forme toujours provisoire et relative, un outil limité de la
recherche, un outil parmi d’autres.
Encore
faut-il être assez scientifique pour admettre « l’évidence du
fait » que tous les outils de recherche ne formeront jamais
qu’un faisceau indiquant l’existence de la chose vraie relativement
(en relation). Cette scientificité ne peut venir que des limites,
donc de ce qu’elle n’est pas, et de ce qui la relaie de l’intérieur
du monde, des choses et des êtres au sens propre du mot
« religieux » : non ce qui sépare mais ce qui relie
(religere). Ce qui permettrait de voir aussi bien les continuités
que les discontinuités paradoxales ô combien du monde intra, inter
et extra-humain.
Si ils
peuvent parfaitement se passer d’esprit critique, comment les tenants
d’une « société meilleure » pourraient-ils bien se
passer de « l’évidence des faits » ?
Si l’esprit
critique est un esprit qui fonctionne par et à partir du négatif,
dont la « suppression » suppose une sorte de génération
spontanée (hégélienne) du positif, qu’en est-il de l’esprit qui
fonctionne à partir du positif ?
Un esprit
positif ne perd pas de temps avec le négatif en le théorisant et en
le manipulant pour l’amener au miracle, à la conversion magique de
« l’inversion ». Ceci n’est que de la magie noire, pas de
la science « blanche ». L’esprit positif identifie le
négatif et respecte sa « fonction » en le retranchant du
réel : il le rend et le confine à l’imaginaire d’un révolte
abstraite, théorique, purement scientifique, spéculative,
auto-centrée.
L’esprit
positif rend à César ce qui n’appartient qu’au moi humain et le
laisse à son anthropocentrage dialectico-circulaire. Une société
meilleure n’est pas une science « positive »,
positiviste, elle est une science humaine d’humanité, pas
d’humanisme.
S’il est
vrai que les théories des « certitudes enterrent la curiosité
et l’imagination », il n’en est pas moins vrai que celles des
incertitudes en font de même. Idéologie oblige.
Dire
qu’elles détruisent l’esprit critique n’est pas plus vrai, dans la
mesure où elles le créent de toute pièce dans son désir le plus
fou et dans son angoisse la plus profonde. Elles le nourrissent comme
une mère abusive, elle inversent même leurs obsessions
propriétaires en lui, sous couvert de révolution de la « vérité »
à l’intérieur des affrontements logiques. Construire ou
déconstruire : la recherche du pouvoir est la même (s’il doit
être critiqué), parfois pire à cause du bébé de l’eau bénite du
rationalisme.
Ce qui rend
la conversation inutile peut être un bien suprême quand tant
parlent pour ne rien dire ou pour critiquer seulement, comme si la
critique pure était une vertu positive, une prière officielle
répondant aux angoisses de fin du monde et de la parlotte
psychanalytico-confessionnale de mauvaise langue, ou du mensonge qui
tuera l’ennemi à la cervelle et aux mains sales.
Comme si la
parole était faite pour ne rien dire ou pour dire du mal. Quand la
parole est souillée et corrompue mieux vaut se taire si l’on veut
que du lien renaisse. Il se peut que le lien meure du trop
d’information et de paroles vaines : à trop arroser une plante
elle meurt. Quant à l’imagination, on peut douter que l’esprit
critique puisse avoir quelque rapport sexuel avec elle :
beaucoup trop sûr de lui. Une société meilleure ne viendra pas de
l’abandon des certitudes mais de leur justesse. A moins d’avoir foi
dans une société pire.