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Commentaire de Crab2

sur Intelligence de la tolérance


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Crab2 29 décembre 2014 16:49

" L’islam n’a pas fait son travail d’exégèse "

Par Emmanuel Hecht publié le

Pour l’historien Maurice Sartre, la radicalisation islamique que connaît la région marque la peur d’un monde qui bascule et se réfugie dans le passé. Cette situation lui rappelle celle du judaïsme du 1er siècle, lors de la révolte contre les Romains. 

Doit-on voir dans le drame syrien une manifestation du poids de la religion dans la région ?

La crise syrienne n’a pas d’origines proprement religieuses. Mais, à partir du moment où la religion est récupérée par le pouvoir politique, elle est partie prenante. Depuis le début des années 2000, Bachar el-Assad n’a de cesse de détricoter la laïcité au coeur de la doctrine baasiste, au profit des différentes communautés -sunnite, alaouite, chrétiennes, druze. Les dirigeants de Damas, qui ont confisqué les libertés individuelles et économiques -pas un investissement ne peut être envisagé sans le versement au pouvoir d’un bakchich-, ont autorisé en compensation les responsables religieux à gérer le dernier espace de liberté des individus : le mariage, le divorce, l’héritage. 

De Sumer à nos jours, cette terre semble marquée par le fait transcendantal, la mythologie, la sanctification de la terre...

Il faut raisonner à l’envers. La France et la laïcité constituent une exception. Connaissez-vous beaucoup de pays où l’on puisse vivre sans dieu ? En Syrie et au Liban, les pays que je connais le mieux, l’appartenance religieuse est constitutive de l’identité des individus. Mais c’est le cas également aux Etats-Unis. Lorsque, parent d’élève, vous inscrivez votre enfant à l’école, on vous demande à quelle église ou temple vous allez prier. Nous avons le sentiment que le Proche-Orient exsude la religion parce que notre connaissance des civilisations mésopotamienne, grecque, romaine et juive, grâce à leurs corpus respectifs, nous est familière. Mais, à l’inverse, qui peut avancer que le poids du religieux était moindre chez les Gaulois et les Germains, peuples méconnus faute de sources écrites ? 

Il n’empêche : cette terre est celle des trois monothéismes, le juif, le chrétien, le musulman. Ce n’est pas anodin.

C’est incontestable. La caractéristique du monothéisme est de considérer que le dieu des autres n’en est pas un, il est juste une idole. Il s’agit d’une rupture fondamentale avec les cultes polythéistes, qui ne se considèrent pas comme une religion révélée. D’ailleurs, la question de la vérité ne se pose pas pour eux. Il y a juste obligation d’honorer les dieux, même si ceux-ci sont d’invétérés coureurs de jupons, voire des personnages violents et belliqueux. Le monothéisme, à l’inverse, repose sur une vérité révélée, un livre intangible, inspiré, voire incréé dans le cas du Coran, oeuvre de Dieu lui-même. 

Certes, dans la réalité, il peut y avoir des accommodements, voire des remises en question. A partir du XVIIIe siècle, en Occident, on commence à considérer la Bible comme un livre susceptible d’être critiqué. Le judaïsme et le christianisme se sont toujours prêtés à un vaste travail d’exégèse. Mais ce n’est pas le cas de l’islam. Aujourd’hui encore, il est impossible de toucher à un mot du Coran. Lorsque a été découverte à Sanaa, au Yémen, une copie du Coran antérieure à la version canonique actuelle, qui date environ du IXe siècle, il a été impossible pour les savants musulmans d’y travailler sérieusement, laissant de fait le travail d’analyse aux Occidentaux. 

Parallèlement, les religions n’ont-elles pas emprunté les unes aux autres, afin de s’adapter au monde de leur temps ?

Le judaïsme antique en donne un bon exemple en dépit des troubles et des violences. La révolte des Macchabées, au IIe siècle avant Jésus-Christ, est d’abord une révolte fiscale contre le roi Antiochos IV, représentant de la dynastie hellénistique des Séleucides. Mais plus profondément, cette insurrection marque le refus par les juifs les plus pieux de certains aspects de l’hellénisation. Car les partisans de la modernisation du judaïsme vont très loin, grand prêtre en tête : on transforme Jérusalem en une cité grecque, on la dote d’un gymnase où s’entraînent des athlètes, nus selon les habitudes grecques. 

Une partie de la société judéenne n’est pas prête pour de tels bouleversements, d’où la révolte, qui aboutit à l’abandon des réformes et à la fin de la domination des Séleucides. Mais que font les vainqueurs après leur victoire ? Ils créent un nouvel Etat hellénistique, avec un roi, une monnaie et une armée composée en partie de mercenaires. Cela ne veut pas dire qu’ils ne restent pas juifs, mais ils s’adaptent au monde de leur temps. Cinq ou six siècles plus tard, le Talmud raconte des histoires qui auraient été impensables à l’époque des Macchabées. Ainsi imagine-t-il qu’un grand rabbi, Gamaliel, fréquente les thermes à Ptomélaïs, aujourd’hui Acre, comme n’importe quel païen. 

Lorsqu’un Grec au nom fantaisiste de Proclos ben Philosophos lui demande comment il peut venir aux thermes alors que s’y trouve une statue d’Aphrodite, Gamaliel l’invite d’abord à sortir avec lui, car on ne parle pas de choses sacrées aux thermes. Puis il s’explique : cette statue d’Aphrodite, lui dit-il en substance, n’est pas sacrée puisque les baigneurs urinent à son voisinage. Il s’agit d’un simple décor. Ainsi, les rabbis viennent d’inventer une caté gorie neutre, sans signification religieuse. C’est d’autant plus révolutionnaire que quelques siècles plus tôt, tout, dans le judaïsme, était chargé de signification religieuse. 

Les rabbis pensent et agissent comme des Grecs...

Le Talmud est bourré d’allusions à la pensée et au monde grecs, aux épreuves sportives, aux gymnases, autant de domaines étrangers à la tradition juive. Mais cette interpénétration des cultures n’est pas une nouveauté. L’Iliade et L’Odyssée font des emprunts aux grandes épopées mésopotamiennes. Les Phéniciens s’inspirent de la Mésopotamie. Les Sumériens influencent les Assyriens, qui, à leur tour, donnent beaucoup aux Hittites, etc. La richesse des civilisations est dans leur capacité de se métisser, d’emprunter et de recycler. 

Y a-t-il entre l’Antiquité et ce début du XXIe siècle des situations comparables, des invariants ?

Il faut être très prudent dans ce domaine. Il n’empêche. La situation du judaïsme au Ier siècle de l’ère chrétienne, au moment de la « Grande Révolte » contre les Romains, par certains aspects me rappelle celle de l’islam aujourd’hui. Je m’explique. Les rabbis n’ont cessé de renforcer les prescriptions de pureté rituelle, dressant, selon leur expression, « un mur » afin d’isoler les juifs des dangers supposés du monde païen. Ils sont conscients qu’une partie de la communauté, voire la majorité de celle-ci, est sur le point de basculer dans le monde moderne. Toutes choses égales, l’islam n’expérimente-t-il pas une situation du même ordre depuis une cinquantaine d’années ? 

En Syrie, où j’ai commencé à enseigner il y a quarante ans, 1 élève sur 10 faisait le ramadan et aucune étudiante ne portait le voile. Aujourd’hui, personne n’ose dire qu’il ne respecte pas le ramadan et aucune femme musulmane ne sort tête nue. Entre-temps, les religieux, encouragés par le régime, comme je l’ai dit au début de cet entretien, craignant que la jeunesse ne bascule dans un mode de vie occidental, ont bâti -à l’instar des rabbis il y a plus de deux mille ans- un mur de prescriptions. 

La pression sociale créée par les imams est telle qu’on assiste à une réislamisation de l’espace public et à un regain des pratiques religieuses. Conscients de la profonde mutation de la société, ils se raccrochent aux valeurs du passé, sans se demander si l’on peut vivre aujourd’hui comme Mahomet en 620. La radicalisation apparente d’aujourd’hui est une réponse à la crainte d’une désislamisation massive de la société civile, du moins en partie. Sans compter que le domaine du religieux a longtemps été le seul espace de liberté laissé aux individus par des régimes tyranniques. 

Vous êtes plutôt pessimiste ?

Non, je suis plutôt confiant. Il faut distinguer les signes apparents d’une société et le travail en profondeur de ses membres. La France de la fin du XIXe a connu, à l’initiative de l’Eglise, une résurgence de la pudibonderie et du conservatisme. Chacun peut voir où l’on en est un siècle plus tard. 

Maurice Sartre

est professeur émérite à l’université de Tours. Spécialiste de la Syrie antique et de l’Orient hellénistique, il vient de publier avec Annie Sartre, professeur émérite d’histoire ancienne à l’université d’Artois, Zénobie (Perrin), biographie de la reine de Palmyre à la fin du IIIe siècle


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