Caisse à outils, le nouveau livre de Jean-Michel Espitallier
Alors que la littérature contemporaine est dominée soit par le roman classique, soit par la modernité du XXe siècle, Jean-Michel Espitallier propose, dans son livre publié chez Pocket, une réévaluation du travail poétique contemporain, à partir de la post-modernité.

Jean-Michel Espitallier, publiant Caisse à outils aux éditions Pocket, prenait un risque certain : témoigner de la création de la poésie française contemporaine, dans une édition grand public, à savoir accessible à tous, alors que les enjeux de cette poésie semblent demander une certaine connaissance de l’histoire de la poésie du XXe siècle et des questions qui s’y sont tissées. Risque dont lui-même n’était pas dupe, comme il en témoigne dans sa première partie Ouvre-boîte : "Le pari n’était pas facile étant donné la grande diversité des gestes artistiques, la complexité des questions, la multiplicité des formes et des pratiques (...) Si j’emprunte parfois la casquette de l’historien, c’est qu’il me paraît difficile de prendre la mesure des formes contemporaines sans les replacer dans la continuité et les ruptures qui les ont produites, les légitiment, en expliquent les mécanismes et les apports".
Lire cet essai, car il s’agit davantage d’un essai que
d’un panorama, nécessite alors de tenir compte de ce
grand écart, de ne pas voiler cette tension sous les
prétextes, soit de spécialistes, soit de chapelles, qui
discréditeraient par avance son effort de clarté, voire
de clarification de certaines questions.
Alors, quel est l’enjeu précis de cette caisse ?
Tient-il seulement à rendre visibles les compartiments
de la poésie contemporaine, les différents outils mis à
disposition par les pratiques et les créations ? Cela
pourrait être le cas, si nous nous référions seulement
à la table des matières, si nous prenions cet essai
seulement comme une taxinomie des différentes
expériences contemporaines.
Mais ce serait aussi se détourner certainement de ce qui le creuse, venant indiquer non plus la simple description neutre de poésies, mais témoigner de lignes qui se construisent, s’affrontent, viennent se contredire, selon un rapport au temps, à l’histoire, à la société. C’est de cela que je voudrais parler ici.
Alors que le champ poétique au niveau des essais est dominé sans nul doute possible, depuis plus de quinze ans, par les thèses de Christian Prigent, ce qu’accomplit ici Jean-Michel Espitallier, sans le dire explicitement, c’est une réévaluation critique de la modernité prigentienne, et l’ouverture à de nouveaux horizons, dont témoigne fort peu Christian Prigent.
Que cela soit dans son dernier essai Ce qui fait tenir, ou encore dans ses articles tel celui publié dans Fusées n°8 sous le nom Encore un effort, Prigent n’a de cesse : 1/ de défendre la pensée d’une modernité poétique qui se structure sur la négativité des grandes irrégularités du langage, sur l’illisibilité (cf. ce qu’il écrit encore à propos de Scarron dans son dernier livre : "Écrire, c’est alors faire injure aux écrits droits (...) inoculer là-dedans épouvantable peste gangrenne" (p.52), 2/ de mettre en critique les pensées post-modernes, qui ne s’affrontent plus à cette logique, 3/ ceci en tentant de rabattre certains des auteurs de ce tournant post-moderne dans le champ de la modernité (cf. Fusées °8 : "Tout cela est bien intéressant [il parle de Fiat et Hanna]. Un peu tartarin, sans doute, dans le genre ultra-avant-gardiste. Derrière insistent lourdement, l’ombre de Burroughs, le spectre de Gertrude Stein (...) Côté théorie cela fait beaucoup de scolarité").
Jean-Michel Espitallier pose la possibilité de sortir
de cette logique, il la met en critique en se
positionnant en rapport à un tournant post-moderne, que
l’on retrouve aussi bien chez Christophe Hanna que dans
ce que je tente de même de mettre en place au niveau
de la réflexion [cf. Hackt° theory(Z) dans Doc(K)S].
Mais en quel sens établit-il cette réévaluation
post-moderne ?
Il accomplit son analyse dans la partie centrale de son
essai : "Chronomètre, horloge, agenda" à
partir de la mise en évidence de ce que c’est qu’être
contemporain : "C’est parce que je suis
contemporain que je vis mon temps et non le
contraire" (p.137).
Les questions de la poésie se polarisent sur l’époque où elle apparaît, à partir, dès lors, ni de la recherche d’une langue propre (idiolectale), ni de la volonté de faire surgir une propriété extra-époquale (le corps, le singulier, la pulsion, le ça, la négativité) qui serait voilée par l’époque. Bien au contraire, être contemporain, selon Jean-Michel Espitallier, c’est saisir un certain nombre de questions "qui se posent mais ne me sont pas posées" (rupture de l’obnubilation du sujet), c’est intensifier des rapports logiques, politiques, sociaux, non pas en vue de trouver une part maudite, une sorte d’ipséité que la modernité rationnelle aurait voilée, mais selon le projet de les décrypter, de les mettre à jour du point de vue de leurs stratégies de domination, de diffusion, d’imprégnation.
C’est pourquoi cette contemporanéité se définit en tant que tournant post-moderne. La post-modernité, comme j’y reviendrai par ailleurs, ne définit pas d’abord et avant tout une réalité époquale (même si cela peut être le cas), mais surtout la réévaluation critique des héritages qui ont défini l’histoire, selon une logique de mise à distance des méta-vérités qui l’ont structurée. Alors que la modernité poétique a opposé à la téléologie de la raison issue du XIXe siècle (Hegel, puis Husserl) une téléologie du sujet compris comme singularité et tout à la fois vérité d’une possible communauté politique (d’où la récurrence du thème de la révolution), la post-modernité ne revendique plus aucune forme de vérité/communauté, mais situe son travail comme déchiffrement des mécanismes politiques, économiques ou communicationnels qui définissent chacune des micro-segmentarités de vérité relative qui constitue la réalité parcellisée du monde occidental. Contre la performation moderne, le post-moderne tendrait à un travail critique. Contre l’idiolectal lié à l’assomption du singulier, la post-modernité poserait des langages conventionnels, issus des pôles hégémoniques de la représentation, mais cela à partir de la remédiation de leurs logiques ou de leurs contenus, selon des déplacements circonstanciels ou événementiels, selon des stratégies de déterritorialisation, sans réelle reterritorialisation dans une dimension de vérité.
C’est ainsi que
Jean-Michel Espitallier peut écrire : "Faisant le
deuil du clivage historique entre passé et présent, le
post-moderne s’inscrit en faux contre tout
messianisme. L’écrivain post-moderne retourne contre
eux les phantasmes d’une inspiration créatrice, raille
l’esprit de sérieux et les supposées vertus
politico-thérapeutiques de son travail." (p.126)
Il était nécessaire qu’une telle entreprise puisse
enfin voir le jour. Non pas qu’il faille en finir avec
la modernité, mais au sens où elle permet enfin d’avoir
accès à des pratiques qui, hétérogènes à l’intention
moderne, ne pouvaient apparaître au vu de la
focalisation moderne qui caractérise encore les
pratiques expérimentales. Ainsi, même si Espitallier a
tendance à tomber dans le name-dropping, et par moments
à citer des noms qui sont peu pertinents par rapport à
ce qu’il développe, il réussit à rendre visibles, si ce
n’est lisibles, les nouvelles intentionalités poétiques
qui s’élaborent. Il ne reste plus qu’à attendre
maintenant des essais qui réfléchissent et
approfondissent ces nouveaux horizons, qui ne seront
plus de l’ordre de la caisse à outils, mais plus
certainement tiendront du mécano.
Caisse à outils, Jean-Michel Espitallier, éditions Pocket
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