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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Chansons de la Douce France (1940-44)

Chansons de la Douce France (1940-44)

Les premiers artistes du music-hall à s'être amusés malgré l'occupation, ce fut le duo Charles et Johnny ("Charles", c'est Charles Trenet). Leur premier succès "Sur le Yang Tsé-Kiang", java chinoise évoque, en effet, sur un ton très badin l'occupation. Mais il s'agit de l'occupation de la Chine du Nord par le Japon en 1933. N'empêche. Puis vint l'occupation de la France par les Allemands. Là, au risque de décevoir le lecteur, il n'y eut ni vrais salauds ni héros parmi les artistes français de l'époque qui, comme le peuple dans son ensemble, cherchaient à survivre en se donnant du courage. Et comment se donne-t-on du courage ? En chantant ! Néanmoins, l'Histoire retient quelques cas assez troubles de sympathies de vedettes avec l'ennemi...

Contexte général

En cette période troublée, où tous les repères sont brouillés, les artistes sont, comme beaucoup de Français, plus attentistes que fanatiques du 3ème Reich. Hésitants et contradictoires aussi. A leur décharge, il faut se replacer dans cette époque où Pétain est le héros vainqueur de Verdun. Beaucoup se rassurent en croyant que le salut de la France passe par le Maréchal, tout en sifflant la propagande allemande dans les salles obscures des cinémas. Dans un premier temps, des artistes se sont donc, comme presque tout le monde, fourvoyés. Il y a beaucoup à dire sur le sujet. Deux articles ne seront pas de trop...

Charles Trenet, suspecté par les deux camps...

(Ci-dessus : vidéo extraite du film "La Romance de Paris", 1941)

Charles Trenet et son camarade de duo, Johnny Hess, sont mis en cause à la Libération. Le premier pour s'être produit pendant l'Occupation, le second à cause de son excentricité : il est "zazou" (personnage à cheveux longs). Les deux écoperont d'une courte interdiction d'exercice de leur profession. Mais revenons un peu en arrière : que reproche-t-on au Fou chantant ?

Un jour, il fit imprimer des cartes de visite portant la mention "Charles Trenet, ni mort, ni juif". Un exemplaire étant parvenu à un réseau de la Résistance, ce réseau le transmit à Londres...Peu après, Trenet fut pris à partie sur les ondes de la BBC, accusé de collaboration et d'antisémitisme.

Or, cela était typique du personnage au caractère indiscipliné et rêveur. Remontons encore un peu dans le temps. En 1928, alors qu'il n'est que lycéen, il est renvoyé de son école pour avoir injurié le surveillant général. Plus tard, à son service militaire, il fut mis aux arrêts pour cause de cheveux trop longs et pour avoir fait le mur trop souvent. Il écrit "Fleur bleue" ou encore "Je chante" pour s'évader par l'esprit et par la bonne humeur du régime disciplinaire qu'on lui inflige. Mais la chanson "Je chante" ne raconte-t-elle pas justement l'histoire d'un homme qui s'évade par tous moyens de la trop dure réalité et, pour finir, au moyen d'une ficelle ? Car, c'est un drame que recèle cette chansonnette au rythme joyeux.

Trenet compose "Y'a dla'joie" pendant une corvée de balayage . On voit bien la personnalité de la future vedette percer ici : farceur et à demi inconscient. Et aussi capable de s'amuser même dans les pires circonstances.

Fin 1939, il remet le couvert ! Il est démobilisé en juin 1940 pour le motif qu'il exprime ainsi : "agriculteur, doit aller planter ses pommes de terre dans sa propriété de Juan-les-Pins". Une sorte de pied-de-nez de notre poète !

Dès lors, c'est sous un autre jour que l'on doit juger ses maladroites cartes de visite. Les circonstances l'expliquent aussi : il était lassé des rumeurs que Paris-Soir faisait courir sur son compte. Alors quand le journal est allé jusqu'à annoncer sa mort dans un accident d'avion en pleine Une, il a réagi. A sa manière, de façon insouciante et, pour le coup, quelque peu déplacée : "Charles Trenet, ni mort, ni juif". Quant au "ni juif", cela s'explique aisément. La presse collaborationniste avait décidé que le nom de Trenet était l'anagramme de Netter. Il est sommé de faire la preuve, sur quatre générations, de sa non-judaité. Il s'exécute, démarche qui lui sera d'ailleurs plus tard lourdement reprochée.

On lui reprochera aussi d'avoir continué ses spectacles et d'avoir accepté, comme Piaf et Chevalier, de partir en Allemagne en 1943 à la demande des autorités du Reich pour soutenir le moral des prisonniers français et travailleurs du STO. Mais il s'est trouvé que c'est dans ces années-là que Trenet composa ses plus grands succès. Pourquoi aurait-il fait exception en se retirant de la scène alors que sa jeune carrière débutaiit en trombe ?

Mais Trenet fut aussi inquiété par l'autre camp, celui de l'Occupant. En 1942 : "Douce France" est soupçonnée de patriotisme larvé. De même pour son interprétation de la chanson "Espoir" une des rares chansons qu'il chante sans en être l'auteur (c'est Jacqueline Batell, pianiste de jazz, qui la écrite), ce qui n'est pas dénué de symbole.

Trop gênant, trop insaisissable, Trenet écopa à la Libération d'une interdiction d'exercer son métier de dix mois, alors qu'Edith Piaf, pour les mêmes accusations (des tournées en Allemagne), s'en tire sans aucune sanction et même avec les félicitations de ses juges ! La raison ? Sa secrétaire avait aidé les clandestins et prisonniers, mais à l'insu de la chanteuse qui n'en sut rien. Et que dire de Louis Jouvet qui fit des tournées théâtrales en Amérique du Sud financées par Vichy et accompagnées d'une tapageuse propagande ? Jouvet ne dit pas mot quand les Alliés préparaient la contre-offensive alors qu'on le pressait de donner son opinion. Pourtant, il fut accueilli triomphalement en France à son retour et De Gaulle lui-même le reçut et le remercia au nom de la France. On le voit, les critères du comité d'épuration, cela pouvait être du grand n'importe quoi !

Charles Trenet réalise lui-même ses affiches

Quand Charles Trenet est monté à Paris en 1930, il a d'abord étudié le dessin et l'architecture à l'Ecole des arts décoratifs. Pas longtemps mais il continuera sa vie durant à dessiner et peindre. C'est lui qui concevait ses affiches. Ce détail n'est pas anodin à une époque où un grosse part de la propagande politique passait par l'affiche. Trenet faisait donc sa propre propagande : de saltimbanque !

Trenet et le jazz

Du temps du duo Johnny Hess - Trenet, ce dernier écrit des chansons que Jean Sablon reprend : "Rendez-vous sous la pluie", "Vous qui passez sans me voir". Sablon se fait accompagner de Django Reinhardt. C'est ainsi que les chansons de Trenet apportent leur contribution au jazz chanté. Vous trouverez sur ce site ("Résistance Chanson") de nombreuses vidéos musicales des chansons interprétées par le tandem Jean Sablon - Django Reinhardt pendant leur collaboration entre 1933 et 1937.

Le violon de Stéphane Grapelli est aussi présent sur plusieurs enregistrements.

"Vous qui passez sans me voir" fut écrite en collaboration avec Paul Misraki, compositeur et pianiste de Ray Ventura. Le succès fut foudroyant. Trenet assoit ainsi sa réputation d'auteur.

En 1945, Trenet part en Amérique, pays de Gershwin qu'il admirait.

Trenet et les (autres) poètes

En 1930, Trenet devint l'ami de Jean Cocteau, qui lui présente un autre poète : Max Jacob. "La polka du roi" est une chanson inspirée par la claudication passagère de Max Jacob.

Mais déjà à l'âge de 13 ans, le petit Charles avait côtoyé un autre poète : le Catalan Albert Bausil. C'est à ce moment-là que Trenet a fait ses vrais débuts de poète. Le jeune Trenet a aussi rencontré plus tard Antonin Artaud, le poète qui, à ce moment-là, faisait l'acteur chez Abel Gance. 

Trenet est un poète et un parolier qui sait jouer avec la musique des mots. Il use de procédés comme l'allitération. "Le Débit de lait" est un exemple particulièrement représentatif de son talent. C'est une chanson qui exige d'être interprétée avec un certain...débit. Voir sur cette vidéo. En 1941, il écrit pour Piaf une chanson au titre amusant : "Papa pique et maman coud", une chanson que Piaf n'interprétera que deux ou trois fois.

Trenet et le cinéma

Charles Trenet n'a pas joué à fond la carte du cinéma, contrairement à Fernandel, par exmple, qui fit produire une quantité considérable de navets par la Continentale, société de production cinématographique de l'Occupant. Il faut dire que le cinéma français, même avant la guerre, ne lui a pas donné sa chance. En 1938, il écrit pourtant lui-même le scénario, les dialogues et les chansons de "la Route enchantée". Mais il ne peu ttout contrôler : on lui donne comme réalisateur l'un des pires tâcherons de l'époque qui bâcle le film. En 1941, il réussit enfin dans "la Romance de Paris". On le voit grimé en ouvrier, avec casquette, à l'instar de Maurice Chevalier quelques années auparavant.

Pendant les années d'Occupation, Trenet a aussi composé "La mer " (1943) mais il mit la chanson au placard pour ne la sortir qu'en 1946, sur l'insistance de Raoul Breton, son éditeur musical.


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17 réactions à cet article    


  • Fergus Fergus 7 septembre 2013 10:16

    Salut, Paul.

    Bravo pour cet excellent article sur Trenet. Il est bien que tu aies rétabli la vérité sur les accusations d’antisémitisme infondées qui ont été longtemps colportées après son fameux « ni mort, ni juif » qui n’était qu’une réponse, certes maladroite, à des rumeurs le concernant. Pour le reste, Trénet n’a fait ni mieux ni moins bien que la plupart des artistes qui ont continué leur job durant l’Occupation

    Charles Trénet a été, avant l’émergence des Brassens et Brel, l’un des plus grands auteurs et poètes de la chanson francophone., doublé d’un formidable interprète. Dommage qu’il n’y ait pas un Panthéon de la Chanson : il en occuperait une place d’honneur.

    Bonne journée.


    • Taverne Taverne 7 septembre 2013 13:06

      Bonjour Fergus,

      Je pense aussi que, pour Trenet, être « juif » n’était pas plus dégradant que d’être « mort ». Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage. Et ce proverbe s’applique spécialement aux personnalités espiègles et insaisissables comme l’était le fou chantant. Une traque sans merci était à l’affût du moindre propos dérangeant d’une vedette pour servir la propagande d’un bord ou de l’autre. Les propos d’une vedette, du fait qu’elle est célèbre, servant d’amplificateur facile.

      La génération Brel-Brassens-Ferré admirait Charles Trenet et reconnaissait son héritage et son génie. Certains le disaient plus volontiers publiquement, comme Brassens. D’autres avait un égo qui les empêchait de l’avouer à haute voix. Mais il y a unanimité sur ce point : Trenet a révolutionné la chanson d’avant-guerre, avec aussi Mireille et Jean Nohain.


    • L'enfoiré L’enfoiré 7 septembre 2013 13:19

      Bravo pour l’article.

      en Charles speekt nederlands....

      • Taverne Taverne 7 septembre 2013 13:51

        En fait, Trenet parle ici en une sorte de germano-néerlandais. Pas grave, on lui pardonne.


      • Fergus Fergus 7 septembre 2013 14:10

        @ Taverne.

        C’est même de l’allemand à 90 % !


      • brieli67 9 septembre 2013 01:24

        c’est la langue maternelle et germanique de Morice l’historien :

         ( le francique de Tourcoing par Luxembourg, Metz Wissembourg , Francfort jusqu’ à Bayreuth

        Ah les petits chefs éducateurs ...et leurs beaux bobards !

      • L'enfoiré L’enfoiré 7 septembre 2013 13:26

        Se donner du courage en temps de guerre est difficile. Il l’a fait.


        Plus tard, on a compris et Sardou en a sorti sa chanson en temps de paix.

        • L'enfoiré L’enfoiré 7 septembre 2013 13:35

          1946, ce sera encore un autre succès mondial l’interprétation de « La mer »


          • lemouton lemouton 7 septembre 2013 16:43

            Bonjour Monsieur Taverne..

            Je pense que les reproches qui ont été faits à la la libération, à Charles Trenet contrairement aux autres artistes français ; reposés sur une homophobie larvée qui n’osait pas dire son nom..


            • Fergus Fergus 7 septembre 2013 17:05

              Bonjour, Lemouton.

              Vous avez raison. Dès cette époque, il se trouvait déjà des personnes qui détournaient le surnom de Trénet, le « fou chantant », en « pédale chantante ».


            • Taverne Taverne 7 septembre 2013 17:25

              Pédale douce...France ! smiley

              Le fait de faire partie d’une minorité opprimée ne devait pas, à mon avis, l’incliner à approuver la persécution d’autres minorités...


            • lemouton lemouton 7 septembre 2013 16:47

              Allez un petit régal pour les oreilles et le coeur

              que reste t’il.... ?

              l’humain n’a pas de frontière smiley


              • Fergus Fergus 8 septembre 2013 09:53

                Bonjour, Waldgänger.

                Si le Panzerlied n’est pas très connu de nos compatriotes, tel n’est pas le cas de Ein Heller und ein Batzen, souvent entendu dans nos rues lors des défilés de troupes allemandes, et plus connu par les paroles de son refrain : Heidi, Heido, Heida. Une chanson des plus innocentes, que j’ai moi-même chantée étant jeune en Allemagne. J’envisageais d’y consacrer un article, si cela n’empiète pas sur les projets de Taverne.


              • Taverne Taverne 8 septembre 2013 17:49

                Boche qualität !

                J’aime certaines chansons allemandes mais celle-là, non, je ne pourrai jamais l’écouter sans que cela m’évoque le sang et les larmes...


              • Fergus Fergus 8 septembre 2013 18:06

                Bonjour, Taverne.

                Cette marche est pourtant une bien anodine chanson à boire du 19e siècle, toujours chantée, non seulement par des soldats, mais aussi par les familles, et même par les enfants dans les écoles. Placé chez des Allemands de Bavière pour des vacances au début des années 60, je l’ai souvent entendue et je l’ai moi-même chantée avec mes camarades allemands. Mais je comprends qu’elle puisse rappeler des mauvais souvenirs à ceux qui ont pu l’entendre dans les rues de France. 


              • Taverne Taverne 8 septembre 2013 18:11

                Oui. Pour ceux qui se sentiraient mal, comme moi, en l’entendant, voici un petit antidote !

                Ils n’auront pas le vin d’Alsace et la quiche lorraine. Ah mais !


              • Antoine 9 septembre 2013 01:00

                 En pleine saison de vide-grenier !

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