Dans la solitude des champs de bayou avec Bertrand Tavernier
Sous les arbres et les ruisseaux des bayous de Louisiane, l’inspecteur Dave Robicheaux (Tommy Lee Jones) enquête, sur fond de mafia crapoteuse, de rêveries hollywoodiennes alcoolisées et de moiteur marécageuse, sur une série de meurtres de très jeunes femmes. Bientôt, la découverte, par Elrod T.Sykes (Peter Sarsgaard), jeune star d’un film en préparation dans le coin, d’ossements humains dans un bayou l’entraîne vers une affaire sordide, à caractère raciste, qu’une certaine Amérique, blanche comme neige, préfèrerait taire…
Ce que j’ai aimé avec le dernier Tavernier, Dans la brume électrique, adaptation d’un roman de James Lee Burke, c’est que c’est un film qui, à l’inverse de ceux des « jeunes loups » frenchies qui cherchent à tout prix à réaliser leur american dream aux States (Besson & Co : à savoir Kassovitz, Aja (le meilleur), Vestiel, Bustillo/Maury, Moreau/Palud et autres Gens), ne cherche pas à faire « film américain », mais il l’EST tout simplement. Je veux dire par là que de la même façon qu’un Tommy Lee Jones incarne, de par ses valeurs démocratiques et son visage buriné, une sorte d’ « essence » et de corps américains, Dans la brume électrique - qui porte quand même la marque de Tavernier (grande exactitude dans l’atmosphère locale) - a un corps américain, ne faisant ni copier-coller ni artefact du grand frère américain. On n’est pas dans le Canada Dry, mais dans l’original, sur fond de musique cajun, de blues et de whisky vintage qui déchirent. On a vraiment l’impression d’être, avec Robicheaux, dans la solitude des champs de bayou ou dans un bon cru eastwoodien, à Minuit dans le jardin du bien et du mal. Et, selon moi, cette authenticité, vient de la grande connaissance par Tavernier (67 ans) de l’Amérique profonde – celle, fantôme, qui réside éternellement dans l’entre-deux du réel et du cinéma, avec un art de la fiction dont le sol américain est sa matière même. D’ailleurs, Tavernier, ami américain nourri par au moins 50 ans de cinéma US, sait cela : son histoire en eaux troubles en Louisiane prend directement sa source dans le territoire immense d’une région marécageuse, New Iberia, cachant des corps fantômes et des morts qui n’ont pas dit leurs derniers mots, et maux.
Sous les bayous, on touche à l’os de l’Amérique, péniblement noyé dans les vapeurs de l’alcool, au cœur d’un « passé qui n’est pas encore passé » (Burke), celui-ci étant tapi dans les chemins de traverse d’un héritage historique des Etats-Unis peu glorieux : on y croise, entre mémoire et oubli, des voix d’outre-tombe, des guerres (Sécession, Vietnam), une politique de ségrégation, un ouragan (Katrina) géré piteusement par l’Etat fédéral et moult inégalités sociales qui ne cessent de hanter mémoires et destins des contemporains. Comme chez Eastwood, la frontière entre vie et mort, réalité et rêve, est loin d’être fixe et, pour comprendre les vivants, il s’agit de bouger les lignes afin de communiquer avec les défunts, dont certains, aux yeux des cyniques néolibéraux, passent pour être des « comptant-pour-rien ». Pour vivre apaisé, ou en tout cas moins tourmenté, il faut donner du temps au temps et aux morts.
C’est évident, plutôt que de s’arrêter à du bling-bling ou à des effets putassiers de façade, Tavernier a pris son temps avant de faire Dans la brume électrique, sa 1ère fiction américaine. A la façon du jeu Un, deux, trois, soleil, il ne s’est pas précipité, comme certains, pour « faire américain », il a avancé lentement, s’est nourri des grands américains (Faulkner, Huston, Eastwood…) afin de faire - ça y est Bertrand : Soleil ! - un film américain nourri de l’intérieur par le paysage mythique de l’Amérique et ses nombreux fantômes : bingo ! Voilà un bon film noir, de facture classique (de la belle ouvrage comme on dit, du 4 sur 5 pour moi) et, en passant, une belle déclaration d’amour du « Lyonnais » Tavernier envers la littérature policière et le cinéma américains.
Dans la brume électrique (Fr. 2008, Bertrand Tavernier, 1h55). Film policier avec Tommy Lee Jones, John Goodman et Peter Sarsgaard.
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