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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Impuretés », de Philippe Djian : de la misère morale

« Impuretés », de Philippe Djian : de la misère morale

 

Il était impossible, au cours de l’été 2006, de ne pas tomber sur ce livre fraîchement réédité en «  Folio  » (Gallimard, 2006, 441 p.) et qui était omniprésent dans les devantures des libraires et sur les rayons des maisons de la presse. Bien que les dernières productions de Philippe Djian n’aient pas vraiment enthousiasmé les critiques littéraires, on n’a pas résisté à la tentation d’aller voir par soi-même ce qu’il en était.

On ne regrette pas : il y a un style, les personnages existent, l’histoire se tient. Ce serait déjà suffisant en cette saison estivale, où l’on se fait traditionnellement moins exigeant, mais le livre peut aussi intéresser pour les messages qu’il est susceptible de délivrer.

On ne sait pas bien, à vrai dire, quel est le fond de la pensée de l’auteur, s’il croit, comme ses personnages, que la vie n’a pas d’autre sens que d’en profiter le plus possible, ou si la peinture qu’il en fait est destinée à nous convaincre que la vraie vie n’est justement pas celle de ses personnages, qu’ils ont lamentablement échoué. De même, suivant son tempérament, le lecteur sortira de ces pages soit conforté dans son désespoir existentiel, soit renforcé dans la certitude qu’une autre vie est possible, à condition de la fonder sur d’autres principes.

L’humanité décrite par Djian est obsédée par son ego. Elle semble n’avoir qu’une seule finalité : jouir, mais plus elle s’attache à ce but et moins elle est capable de l’atteindre. Michel Houellebecq utilise la même veine. Les personnages d’Impuretés ne sont pas seulement riches ; ils sont enfoncés dans la matière. C’est un monde où l’on a du fric, trop de fric pour ce qu’on est capable d’en faire. L’argent vient sans trop se fatiguer grâce au cinéma, à la télé. On a tout, donc rien n’a d’importance. Sauf son petit moi et la recherche du plaisir. Et comme l’effort est l’ennemi du plaisir, c’est dans l’alcool, la drogue, le sexe, la vitesse qu’on le traque désespérément. Le père du personnage principal est un écrivain qui a eu son heure de gloire, mais qui a sombré dans la drogue pendant plusieurs années, et qui n’est plus capable aujourd’hui que des travaux alimentaires qu’il a appris à ne pas trop mépriser. Comme sa femme, naguère actrice célèbre, qui ne refuse pas de se montrer dans des spots publicitaires.

" Aujourd’hui encore, ils répugnaient à gâcher leur talent, à se galvauder pour de l’argent, mais ils n’en faisaient plus toute une histoire, ils n’en parlaient plus entre eux et acceptaient ces humiliations comme un mal nécessaire. "

On vit entouré de belles choses, mais on ne sait plus faire le partage entre la beauté et le luxe. On est immergé dans un univers entièrement matérialiste. La lecture est une activité en voie de disparition, déjà inconnue chez les jeunes.

" Combien y avait-il de chances, aujourd’hui, pour tomber sur un adolescent qui lisait ? Un qui ne s’abreuvait pas constamment à la télé et qui était capable d’aligner trois mots sur Shakespeare, de se pâmer sur le style de Nabokov ou d’avaler un roman de Donna Tartt en priant pour qu’il ne finisse jamais ? Il y avait une chance sur mille. "

Les adolescents jouent les premiers rôles dans le roman. D’où le titre sans doute, car ceux que l’on nous montre ont déjà perdu toute innocence.

" Des centaines de film pornos, des piles de magazines étaient passés par là, sans compter des nuits entières sur le Net, sur des sites de fous furieux, de parfaits déviants, de vrais malades mentaux, et il n’était pas impossible qu’en la matière il (Evy, le personnage principal, élève de troisième) dépassât tout ce qu’elle (sa mère) pouvait imaginer. "

La jeunesse telle qu’elle est montrée dans le livre n’ignore plus rien du sexe à quatorze ans, s’adonne à la fellation comme d’autres sucent des bonbons, sniffe la cocaïne, descend des packs de bière... Et quelques années plus tard, en terminale, les filles qui sont devenues accros à la drogue se prostituent sans hésiter pour obtenir leur dose de stupéfiants.

L’exemple vient d’en haut. Le père d’Evy, on l’a vu, est un drogué repenti. Quant à sa mère, l’actrice, elle accepte les avances d’un producteur pour obtenir à nouveau un grand rôle et revenir au sommet.

Dans cet univers de cauchemar, où l’on a totalement perdu le sens des valeurs, les contacts humains sont presque réduits à zéro. Les parents ont des relations mondaines, dans le meilleur des cas un confident. Le père considère pour sa part que sa Porsche est sa meilleure amie. Le pire sans doute est l’absence totale de communication entre les générations. Certes, il n’est jamais facile pour un parent de dialoguer avec un adolescent, mais là, on atteint des sommets de l’autisme intergénérationnel. Les plus jeunes s’efforcent d’éviter au maximum " ces hordes d’adultes qui ne connaissent que les rapports de force et se vautrent dans leur cloaque, du matin au soir " (curieuse remarque, au demeurant, les jeunes ne faisant guère mieux). Quant aux parents, ils ne voient pas comment " s’intéresser aux faits et gestes (de leurs enfants, ni comment) accorder une grande attention à leur petit univers, à leurs invraisemblables salades. " Ne parlons pas des relations entre les grands-parents et leurs petits-enfants. A titre d’exemple, voici la réaction d’Evy lorsque sa maman a l’idée saugrenue (à ses yeux) de lui proposer un pique-nique.

" Rose avait ce genre d’idée. Rose avait toujours en tête une sortie de ce genre, des visites touristiques, des concours de pêche, des rallyes. Sauf que Rose était une femme de soixante-huit ans, une sorte de zombi vivant dans un autre monde. Sauf que Rose était sa grand-mère, qu’il était normal qu’elle eût le cerveau démoli. "

Evy a bien un copain inséparable et une copine qui leur consent opportunément à tous les deux des faveurs d’ordre sexuel. Il est par ailleurs amoureux d’une amie de sa grande sœur. Cela circonscrit à peu près les relations qu’il s’est choisies. Les autres contacts qu’il peut avoir - camarades de classe, parents, professeurs, dealers - sont purement utilitaires, et donc réduits au minimum indispensable.

Impuretés peut être lu comme une réflexion sur l’état de nature, sur ce qui advient lorsqu’on laisse les enfants s’éduquer tout seuls. Le résultat est évidemment conforme à celui qu’on pouvait prévoir : des enfants sauvages, dangereux à l’occasion, des petites brutes égoïstes, avides, incapables de se projeter dans le moindre idéal, n’imaginant pas d’autre paradis qu’artificiel, d’autre extase que celles des " ecstas "... Certes, Impuretés est un roman, pas une étude sociologique, et l’on pourra toujours se rassurer en avançant que le tableau qu’il présente correspond à une situation limite, que la réalité est moins caricaturale. Et il est vrai que tous les enfants ne sont pas comme Evy, ni tous les parents comme les siens. N’empêche que de la base au sommet de la société, on trouve de plus en plus d’enfants perdus et de parents indignes, faute de repères. Les causes de ce phénomène sont nombreuses et ce n’est pas le lieu ici de s’y attarder. Impuretés s’avérera d’utilité publique, à sa place de roman, s’il contribue à sonner l’alerte, à faire prendre conscience à ses lecteurs que nous vivons une décadence des mœurs, dangereuse comme toutes les décadences, qu’il est temps de réfléchir aux moyens d’inverser le processus, sans tomber pour autant dans les excès des puritanismes et des fondamentalismes en tout genre.


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7 réactions à cet article    


  • Philosophie et spiritualité (---.---.188.162) 19 septembre 2006 17:17

    C’est un bon article, avec beacoup de pertinence dans l’analyse. Le site philosophie et spiritualité serait intéressé par sa reproduction dans une de ses pages. L’auteur peut-il nous répondre ?


    • Michel Herland Michel Herland 20 septembre 2006 11:44

      Pas d’objection, évidemment, pour que cet article soit repris par « Philosophie-spiritualité ».

      Quant aux autres commentaires, le débat pourrait durer longtemps car il faudrait préalablement s’entendre sur le sens des concepts de nature, culture et liberté...


    • lesyeux (---.---.146.211) 19 septembre 2006 18:30

      j’ai lu le livre lorsqu’il est sorti

      je ne crois pas que l’on vive une « décadence des moeurs » ainsi que vous le dites

      les moeurs de la société sont terriblement sages si l’on considère les époques précédentes

      sans doute est-ce plutot de démission, de perte de repère, de DESENCHANTEMENT qui engendrent les dérives dont vous parlez, mais les dérives de soi-même, pas des moeurs la société n’a pas eu autant de bonnes moeurs depuis longtemps si l’on s’en réfère à la morale ambiante, à ce qui est dicté, à la fonction maternante de l’état qui nous dicte ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire

      à moins que vous n’évoquiez la décadence de la société consumériste qui exige de paraitre avant tout

      mais pas de moeurs décadentes


      • (---.---.32.138) 19 septembre 2006 19:45

        « mais pas de moeurs décadentes... »

        Mais bien sûr que non ! Et si on constate une montée de la violence sexuelle chez les pré-adolescents, il s’agit en fait d’un progrès considérable, par rapport aux époques qui ont précédé.

        Il y a des décadents qu’on devrait pendre par les couilles juwqu’à ce que mort s’ensuive, juste pour rigoler...

        Plus finement qu’aux époques précédentes... smiley


        • lesyeux (---.---.146.211) 20 septembre 2006 10:10

          certes votre réaction est effectivement aussi décadente que ce que vous évoquez comme violence pré-adolescente et votre sentence un gros progrès...

          c’est le serpent qui se mord la queue

          ce n’est pas là une décadence des moeurs

          les moeurs d’une société sont la façon de se comporter de cette société considérée, d’une époque, ses règles

          vous pointez là les dérives de certains jeunes qui vivent dans des conditions difficiles, laissés à l’abandon de cette même société ce sont là des dérives plutot que les moeurs d’une époque où tout un chacun devrait pouvoir peu ou prou se reconnaitre


        • Sam (---.---.140.229) 19 septembre 2006 21:46

          Bon article qui montre la pertinence du tableau fictionnel en regard de notre réel. J’aurais aimé plus de réflexions critiques sur le style de Djian, pour voir si ce livre tient la route au niveau de la langue. Langue qui au-delà de l’intérêt d’un récit marque la singularité et la nécessité d’un livre au moins autant que les événements fictionnels qui s’y produisent.


          • ohlala (---.---.124.230) 27 septembre 2006 23:12

            Même appréciation, même remarque que ci-dessus, (Sam).

            Parce-que Djian est un peu le côté « américain » dans la production éditoriale française, il a assez déclaré son admiration pour Brautigan -à ses débuts. L’univers de ses romans relate fidèlement les années qui précèdent leur parution (je pense à « Vers chez les Blancs », par exemple, ou ce dernier bouquin, reflets des pages société des news quant au sujet). Ca se répète un peu, non, tout ça... ? Enfin , comme beaucoup d’autres.

            Lisez « Courir dans les bois sans désemparer » de Sylvie Aymard, Ed. Maurice Nadeau.

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