Mais où est donc passé Kitano ?
Retour sur Takeshi Kitano, via notamment le documentaire Citizen Kitano, un film écrit et réalisé par Yves Montmayeur (Fr. 2020, 55 mn., inédit), diffusé mercredi 31 mars 2021, à 22h45, sur Arte*.
- Image extraite du doc « Citizen Kitano » (2020) par Yves Montmayeur ; photo V. De.
Aussi loin que je me souvienne, comme dirait Scorsese l'affranchi, j'ai toujours aimé Takeshi Kitano, tant l’acteur que le réalisateur, âgé aujourd’hui de 74 ans. Dès que j'ai vu son visage cabossé apparaître sur un écran de cinéma, au mitan des années 1990, il avait déjà cinquante printemps, je me suis dit – « Bon sang, une gueule pareille, on ne la voit pas passer tous les jours ! » Les fans de Bowie, eux, l’avaient déjà remarqué en 1983 dans le film Furyo signé Nagisa Ōshima, où, en brute épaisse mais qui s’humanise peu à peu, il donnait le change à la star pop androgyne, jouant, de son côté, un prisonnier britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942. D’ailleurs, et comme quoi nul n’est prophète en son pays, quand les Japonais, à l’époque, ont vu Kitano interpréter son personnage Hara, un sous-officier incarnant le peuple, à la fois jovial et cruel, au cœur dur, ils ne pouvaient s’empêcher de rire, malgré son talent d’acteur manifeste, car il n’était connu, jusqu’alors, que comme comique populaire ; heureusement, Ōshima avait déjà deviné en lui l’ambivalence shakespearienne, décelant, derrière le clown, le tragique ; il faudra attendre que Kitano parvienne à décrocher le Lion d'or de la Mostra de Venise avec son polar violent et sentimental Hana-bi (1997), film poignant et esthétiquement superbe (très stylisé), pour que ses compatriotes le regardent enfin d’un autre œil : les Nippons qui, jusqu'à présent, le prenaient juste pour un guignol cathodique aux déguisements ridicules, le reconsidéraient alors aussitôt, grâce à cette récompense prestigieuse obtenue, à la résonance internationale, à la hausse.
Feux d’artifice kitanesques : ou de la difficulté d’être soi, à se supporter même parfois (on le dit autodestructeur, littéralement fasciné par la mort violente) et victime de crises identitaires artistiques aiguës. Du coup, Kitano a trouvé un subterfuge : il est triple, à la fois le citoyen nippon Takeshi Kitano, le cinéaste sérieux et taiseux à la violence explosive, adoubé par Akira Kurosawa himself (notamment pour ses cadrages frontaux et montage tranchants, ses longs plans fixes), ainsi que son avatar cathodique, véritable sale gosse de la petite lucarne multipliant les provocations et cassant constamment ses jouets ; Beat Takeshi, on parle de lui comme le Coluche (voire d’un Michel Drucker japonais ayant définitivement fusionné avec Gainsbarre !) du pays du Soleil levant.
Et ce pince-sans-rire, difficile à cerner (tant mieux), avance donc triplement masqué, à la fois jazzy, mutique et cinglé ; au fond, doux, dur et dingue, à la Clint Eastwood, quoi. Bien joué ! Même si l’on dit que ce cinéaste autodidacte a davantage pour modèles des acteurs français charismatiques des années 1960/1970, encore très populaires dans son pays, comme Gabin, Ventura, Belmondo et Delon. Sa gueule cassée (née d’un mystérieux accident nocturne de scooter en 1994 - « une tentative de suicide inconsciente » selon l’intéressé lui-même - l’ayant conduit à foncer la nuit dans un mur), fonctionnant à l’écran tel un masque quasiment inexpressif, seulement parasité par quelques tics incontrôlables (battement de sa paupière gauche), lui donne un charisme incroyable. Il est attachant, car fêlé, donc laissant passer la lumière inspirante ! Aux Inrockuptibles en 2010, via une interview accordée au journaliste Olivier Joyard, Kitano était revenu, sans faux-semblants, sur cet accident suicidaire, dont le but visé était d’échapper à la pression médiatique qu’il vivait alors : « Cette nuit-là, j’étais parti à un rencard à 3 heures du matin, puis ce fut l’accident. Je me suis écrasé contre une rambarde. On m’a retrouvé si défiguré, le visage si amoché, que, d’après ce qu’on m’a dit, les docteurs avaient conclu que c’était comme si j’avais roulé volontairement, désespérément, vers la mort (…), comme si je m’étais tiré une balle dans la tête. Je n’en suis pas tout à fait certain, mais un instant avant le choc fatal, j’ai peut-être crié “Go !” et foncé. »
Comment concilier chez lui le cinémato-graphique et le cathodique (cf. sa marionnette médiatique) ? : de 2005 à 2008, l’intranquille Kitano crée, en guise d’autoportrait rimbaldien (Je est un autre, c’est bien connu...), une trilogie burlesque, constituée de trois longs métrages, ou « rounds », assez mal compris d’ailleurs à leur sortie : pas de succès au box-office pour Takeshi’s (2005), Glory to the Filmaker ! (2007) et Achille et la tortue (2008), ce troisième opus étant, selon moi, un grand film sur la peinture ! En y interprétant Machisu, un artiste à la production médiocre voulant absorber, telle une voiture-balai, l’intégralité de l’art moderne occidental (le réalisme, l’impressionnisme, le cubisme, le surréalisme, l’expressionnisme abstrait, le tachisme, le dripping, l’action painting, l’appropriationnisme, le pop art, l’art brut, le tag, la performance et on en passe), Kitano ironisait sur la course frénétique aux avant-gardes, le tropisme du modernisme en art prenant regrettablement le risque de faire de la quête éperdue de l’avant-garde un académisme comme un autre. Dans cette trilogie autobiographique auto-parodique, que Kitano nomme lui-même sa « trilogie fantaisiste » hésitant entre la farce et le drame, s’y joue un combat conscient, voire une « Battle Royale », entre ses différents visages et personnages, autrement dit entre l’homme de cinéma consacré, auréolé en 1997 d’un Lion d’or à la Mostra de Venise pour son sublime film Hana-bi, mâtinant yakuzas (mafieux nippons) sanglants et fleurs mutantes mélancoliques, et son double hystérique kamikaze squattant les plateaux TV, celui-ci n’étant pas toujours fréquentable aux yeux de la culture japonaise officielle. « Depuis mon accident, précise Kitano dans le documentaire de Montmayeur, je ne m’impose pas de limites, je fais les films dont j’ai envie, c’était déjà le cas avant mais ça l’est encore plus maintenant. (...) J’aimerais préserver indéfiniment ma sensibilité d’enfant. Aussi mature, aussi riche que je devienne, je veux rester intègre et fidèle à moi-même, à ma vérité ! »
Ce « peintre fou » en lui, mi-sincère mi-cynique, Takeshi Kitano l’a mis avec fantaisie en scène, en dehors de ses longs métrages : c’était à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris en 2010 via une expo-rétrospective hybride, sur une proposition de son directeur Hervé Chandès, dévoilant, en questionnant le statut même de l’art actuel et son rapport au marché, le fruit iconoclaste né de ses multiples activités : la peinture donc, mais aussi et bien sûr le cinéma (acteur/réalisateur), puis la télé où ses farces, réparties et jeux d’amuseur croisant Intervilles et Fort Boyard rappellent le gamin fripouille des mauvais quartiers de Tokyo qu’il était, le design de jeux vidéo, l’écriture (poésies, critiques de films, colonnes politiques dans les journaux, romans...) ainsi que la sculpture (cf. ses magnifiques « vases-animaux » en céramique, cf. visuel) : panorama complet et festif (c’était une expo joyeuse, à la folie douce, entre crudité et légèreté !) témoignant de la créativité bouillonnante de cet homme-orchestre, hyperactif et multifacette (il ne dort, dit-on, que trois ou quatre heures au quotidien), éternellement pressé, difficile à suivre car brouillant constamment les pistes via ses doubles et sa « schizophrénie artistique », dixit le documentariste Yves Montmayeur. Certaines de ses œuvres picturales, de larges aplats de couleurs comme visitées par la naïveté poétique d’un Marc Chagall, apparaissaient déjà dans son chef-d’œuvre Hana-bi, incrustées dans le cours du film telles des rustines libertaires et émancipatrices. « Avec cette exposition [une sorte de parc d’attractions muséal s’adressant aux enfants tout en parlant aux adultes (on y rencontrait, par exemple, des poissons transgéniques en forme de sushis aux côtés de dinosaures neuneus genre Godzilla !)], j’ai sans doute voulu amener, déclarait Kitano à l’époque, une autre définition au mot “art”, qui soit moins officielle, moins conventionnelle, moins snob, plus ordinaire. (…) Je m’y montre sans camouflage, précise encore le cinéaste plasticien dans Citizen Kitano, et, si on me dit que ce n’est pas de l’art, tant pis. En tout cas, c’est moi ! » Et, toujours dans ce doc fort éclairant pour approcher la complexité de son cas, la Gouverneure actuelle de Tokyo, Yuriko Koike, d’ajouter, à raison : « Il a cette capacité de toucher le cœur des gens, c’est un véritable artiste. Mais quelqu’un d’aussi turbulent, je ne l’aurais pas voulu pour grand frère ! »
En fait, ce qui est frappant, c’est de voir combien Kitano, un pas dans la fiction (son personnage puzzle) et un autre dans la réalité (sa propre personne, s’amusant à dynamiter de plus en plus sa filmographie versatile), se prête bien au cinéma du réel, à savoir au documentaire. Car, par deux fois, que ce soit donc avec celui signé Yves Montmayeur (Citizen Kitano, 2020) ou celui plus ancien, Takeshi Kitano l’imprévisible (1999, collection Cinéma, de notre temps), réalisé par Jean-Pierre Limosin, ex-chroniqueur photo pour Les Cahiers du cinéma, cela engendre des documentaires passionnants, parce qu'interrogeant le rapport ambigu entre écran, ou rêve (le pouvoir d’évasion du cinéma), et réalité. Et, perso, je garde encore en souvenir, bien des années après, l’apparition de Kitano, entouré de ses hommes de confiance aux faux airs de yakuzas, à la Fondation Cartier à Paris en 2010 lors de la conférence de presse internationale pour le lancement de son expo foutraque « Gosse de peintre » : il y avait un monde fou, ainsi qu’un grand brouhaha mais, quand il est arrivé, et juste un petit peu avant, comme lorsque des stars façon Stones arrivent sur scène, eh bien… silence absolu ! C’est cela certainement ce qu’on appelle le charisme, qui crève l’écran de cinéma, pour descendre ici-bas, parmi les simples mortels... Un grand moment, mêlant septième art et vie de tous les jours ! Comme quoi, avec Takeshi Kitano, c’est bien l’art et la vie confondus : le bonhomme, dans sa vérité nue, capte tout autant l’attention que son œuvre. Il pourrait, en exagérant quelque peu !, passer deux heures à simplement lire l’annuaire qu’on prendrait toujours plaisir à l’observer, tant son visage-paysage, lardé de cicatrices, est énigmatique, fonctionnant tel un masque mystérieux sachant ô combien se faire désirer.
La grande question du moment (en tout cas pour ses aficionados occidentaux !) étant : à quand le grand retour au cinéma de Takeshi Kitano ? Car, depuis la sortie en France de son film Outrage en 2010, on n’entend plus parler de cette figure majeure du cinéma d’auteur : il a littéralement disparu des écrans radar. Pourtant, l’artiste visuel total n’a pas chômé (lui, qui travaille dix-huit heures par jour !), a même réalisé deux suites à son inégal Outrage, films de yakuzas (Outrage : Beyond, 2012, Outrage : Coda, 2017), ainsi qu’une comédie d’action en 2015 (Ryuzo 7), mais qui n’ont pas trouvé le chemin des salles obscures hexagonales car on leur reproche d’être trop nippon-centrées, donc difficilement exportables ; Kitano vit dans sa bulle, entouré de sa bande de fidèles façon grand seigneur féodal : ce que précisait Yves Montmayeur dans un Télérama récent : il s’est entretenu, pour nourrir son film, par deux fois, avec la star japonaise, en 2010 et en 2020.
Aussi, pour se refaire une santé, aux dernières nouvelles, Kitano, qui voudrait certainement renouer avec le succès et une audience internationale, retrouve la mythologie des samouraïs en préparant une fresque historique à gros budget, Kubi, marquant ses retrouvailles avec la veine du film nourri de Kenjutsu (l’art du sabre des samouraïs), via le Japon féodal, dans la lignée de son Zatoichi (2003), qui devrait certainement être diffusé en Occident, donc sur le sol français, car bénéficiant d’un cachet exotique : le film de sabre est hautement exportable à l’international. Pour Kubi, dont le tournage devrait commencer en mai prochain, bénéficiant notamment au casting de la présence de l’acteur-vedette Ken Watanabe, vu dans Le Dernier samouraï (2003) avec Tom Cruise, Kitano s’inspire d’un livre écrit par lui-même où, fusionnant l’action et l’époque (l’intrigue se situe dans un temple de Kyoto en 1582), il revient, sur fond de code d’honneur et de déloyauté, sur l’assassinat du célèbre seigneur de guerre Oda Nobunaga. Pour rappel, Zatoichi est, à ce jour, le plus grand succès au box-office de Kitano, que ce soit au Japon (il y interprète un personnage imaginaire culte, Zatoichi, là-bas) mais également aux Etats-Unis, en Europe (il remporte le Lion d’argent à la Mostra de Venise) et en Asie, notamment en Corée du Sud où le film a cartonné. Avec Zatoichi, film de samouraïs, Kitano le cinéaste avait voulu dialoguer avec l’un de ses pairs, un certain Akira Kurosawa, véritable monstre sacré de l’histoire du cinéma japonais : on y retrouvait d’ailleurs dedans les giclées de sang hyper graphiques, esthétisantes et baroques, signature visuelle propre à ce grand maître maniériste. Avec Kubi, il s’agirait peut-être, à l’en croire Variety, du dernier film que Kitano s’apprêterait à réaliser, mais l’intéressé n’a pas donné suite à cette information.
Dernière chose, mon seul regret de cinéphile c’est que ses films, bien souvent attachants, parfois limite guimauve même (nul n’est parfait !), ne soient plus accompagnés par les superbes mélodies touchantes de Joe Hisaishi (compositeur attitré du réalisateur de A Scene at the Sea, 1991, à Dolls, 2002), on dit les deux hommes fâchés ; dommage. Une simple idée : ce serait bien que le cinéaste star Beat Takeshi Kitano fasse de nouveau appel à lui pour signer la BO de son projet de film de samouraïs Kubi ! Attendons de voir, et d’écouter, donc, tout en tâchant de rester zen et patient…
*Ici, pour la bande-annonce : https://www.youtube.com/watch?v=Ijunfb-BtBs
- Un vase-animal, signé Takeshi Kitano, vu dans son expo-somme « Gosse de peintre » à la Fondation Cartier (Paris) en 2010 ; photo V. De.
- Affiche promotionnelle pour le film de Kitano, « Achille et la tortue » (2008), consacré à la peinture.
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