Nelson Mandela entre ombre et lumière
« Sans idéaux, il n’y a ni libération ni résistance aux pires formes de la violence, surtout pas de résistance collective ; et cependant, il ne peut y avoir aucune garantie concernant le « bon usage » ou le « mauvais usage » des idéaux. Disons mieux, il y a certainement des degrés dans la violence qui accompagne la formulation et la mise en œuvre des idéaux, mais pas de degré zéro. Il n’y a donc pas de non-violence. »
Françoise Héritier, anthropologue
- émergence du guerrier Nelson Mandela étudiant.
A la pointe d’un pays de feu et de contraste, au cap de tous les voyages, dans un silence assourdissant, une conscience veille. Hier encore rayonnant, au sourire généreux, il répandait son charme dans un déhanchement gracieux et juvénile.
Dans ce long passage qui nous accompagne tous de l'autre côté de la vie, Madiba a perdu son sourire. Jeune, son regard intense et sa mâchoire anguleuse lançaient un défi au monde colonial. Son visage alors, trahissait l’expression bien légitime de la révolte, de l’amertume et du courage. Dans son premier costume offert par le régent, les bras croisés, il mesurait intuitivement sa longue mutation en marche. Aujourd'hui il arbore la non couleur, le gris, l'ennemi des couleurs et de l'ensemble des coloristes, l'ennemi de la vie, figé déjà dans sa dernière métamorphose. A quoi pensez-vous Madiba ?
Quand la tendresse et le sentiment l'emportent, c'est votre charisme qui nous séduit. Quand la raison remonte le temps et l'histoire, alors, à la lumière qui nous enchante se mêle la part d'ombre qui met en relief la complexité de la nature humaine. Tout repose dans l'harmonisation des composantes guerrières du révolutionnaire et pacifiques du sage .
C’est au philosophe américain Henri David Thoreau que l’on doit la première théorisation de la résistance passive, définie dans son ouvrage de 1849 Civil Disobedience. Seule la responsabilité individuelle peut, selon lui, guider le destin des hommes, qui ne doivent en aucun cas de soumettre à l’autorité d’un gouvernement civil. La loi n’est alors qu’une forme de violence qui se prétend légitime. L’État de droit est un oxymore.
Des figures tutélaires antiques et modernes, Socrate, Gandhi, Martin Luther, connurent dans leur intégrité, par leur dialogue de sagesse, le sacrifice suprême pour seule récompense.
L’isolement, qui, pour un bon nombre d’hommes, constitue une difficulté, voir une souffrance, fut pour Nelson Mandela, l’occasion de contenir sa violence naturelle, canaliser son énergie guerrière et la sublimer. Loin des tumultes et des systèmes dans le silence de sa solitude sur l'île aux requins, il lui fut offert un autre voyage. Tel le héros d'Homère, Ulysse, il fût lié au grand mât du voyage intérieur pour ne pas succomber aux actions mortifères de la conquête armée. Et le sort de l'Afrique du Sud en fut transformé.
Dans la méditation imposée puis acceptée, il repassa les événements marquants de sa jeune vie. Dès 1954 en effet, il haranguait la foule de Sophiatown, dont les habitations devaient être détruites, proclamant « que le temps de la résistance passive était terminé, que la non violence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix […], que la violence était la seule arme qui détruirait l’Apartheid et que nous devions être prêts, dans un avenir proche, à l’employer ». Recadré par son mentor, Albert Luthuli, il revint sur son emportement : « J’ai accepté la critique et ensuite j’ai fidèlement défendu la politique de non-violence en public. Mais au fond de moi, je savais que la non-violence n’était pas la réponse. »
À la différence de Luthuli, le fondateur chrétien de l'ANC, Desmond Tutu plus tard ou King aux États-Unis, la pensée de Mandela n’a pas été forgée par le christianisme et ses exigences morales. Marqué par son éducation toute britannique, ce fut avant tout un grand stratège politique.
« S’inquiéter de l’éthique de son action n’a de sens que lorsque l’on a le choix » Si Mandela est aussi marqué par la pensée indienne, il ne croit plus dans l’efficacité de la seule désobéissance civile et craint de voir la masse du peuple se détourner d’un parti jugé attentiste. Dès 1952 et ses premiers entretiens avec Albert Luthuli, il milite pour le passage à la lutte armée : « La résistance passive non-violente est efficace tant que notre adversaire adhère aux mêmes règles que nous. Mais si la manifestation pacifique ne rencontre que la violence, son efficacité prend fin. Pour moi, la non-violence n’était pas un principe moral mais une stratégie. Il n’y a aucune bonté morale à utiliser une arme inefficace ».
Pendant la décennie qui précède son incarcération (1952-1964), l’évolution de la situation plaide en sa faveur. L’extrême brutalité de la répression policière et l’impossibilité de négocier un assouplissement des lois scélérates avec un gouvernement qui se prévaut du droit pour enfermer, torturer et déplacer des milliers d’hommes, change en effet le paradigme pacifiste. La non-violence et la désobéissance civile sont théoriquement pertinentes dans la mesure où l’État oppresseur reconnaît et respecte un minimum de règles juridiques concernant les droits de la personne et qu’elle souscrit à l’idée de principes universels
La toile de fond du sage Gandhi sera toujours sa ligne fondamentale, mais dans un numéro acrobatique de réflexion et d'action politique, Mandela méditera et adaptera les enseignements de Franz Fanon, philosophe et psychiatre engagé dans la lutte active contre la colonisation en Algérie, « l’expérience de la lutte est fondamentale pour le colonisé afin qu’il se libère de son oppression intime et parvienne à sa propre conscience. Seule la violence permet de purifier l’esprit du colonisé et elle seule peut faire plier l’oppresseur. » il acceptera le pouvoir salvateur de la violence.
De sa prison, que Mandela transforme en « université » en rendant l’étude obligatoire, il réconcilie Tolstoï, dont le roman Guerre et paix est son livre de chevet, Des années après sa libération, revenant sur une vie de combat et de réflexion, il lui semble qu’en réalité il n’a jamais quitté Gandhi.
Depuis sa cellule, Mandela refuse chaque demande du gouvernement de renoncer à la violence pour prix de sa libération. Les actions de guérilla qu’il ordonne ont un effet cathartique. Il reste symboliquement le chef d’une lutte armée, quand bien même cela lui aliène le soutien de la Croix Rouge internationale.
- Nelson Mandela : Plénitude du sage
En 1999, Nelson Mandela reçoit des mains de la petite-fille de Gandhi le prix Gandhi/Luther King de la non-violence. En 1990, après des siècles de violence et d’humiliation, Mandela est parvenu à préserver son pays de la guerre civile et du bain de sang. Appelant à la réconciliation et au pardon, dont il confie la liturgie à l’archevêque Desmond Tutu , il ne cesse de citer Gandhi afin de montrer au monde qu’il est possible d’instaurer une démocratie pacifiste après des siècles de tyrannie raciste, et que la libération des peuples colonisés n’implique pas forcément le règne anarchique ou l’autocratie.
Entre l'ombre et la lumière le métissage culturel est possible mais il faut que des hommes d'exception accomplissent cette œuvre de réflexion et de noble humanisation. L'actualité nous montre le spectacle désespérant de l'animalité, du sectarisme et de l'autoritarisme des systèmes religieux et politiques des hommes.
« Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. »
« Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu’un d’autre de sa liberté. L’opprimé et l’oppresseur sont tous les deux dépossédés de leur humanité. »
Au bout du chemin, après le conflit, ce ne sont pas les mots qui enseignent, mais un ton, un sourire, une lumière, qui se dégagent fugitivement de quelques paroles où attitudes singulières et joyeuses. Quelques fois fermes, mais toujours respectueuses. Cependant, c'est toujours la loi naturelle de l'ombre et de la lumière qui préside aux réalisations de l'humaine condition.
Voir la non violence est-elle possible ? Sylvie Laurent
- L’homme qui marche de Giacometti, souffle, création, toute puissance...errance.
49 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON