Dans le cirage

Expression d'origine incongrue

Se lever du mauvais pied n'interdit nullement, alors que vous venez tout juste d'enfiler des savates, de vous trouver présentement dans le cirage, là est l'incongruité de cette expression aux origines floues. Je n'ai nullement l'intention de vous passer la brosse à reluire tant il n'y a pas de quoi être fier de ce fait, hérité de comportements oiseux la veille au soir.

Être dans le cirage c'est soudainement voir tout en noir à moins qu'enveloppé d'un épais brouillard intérieur, ce soit le blanc qui domine dans votre cas. L'œil vitreux par contre s'applique dans les deux cas, ce qui est la seule certitude à votre propos où le verre punit toujours celui qui finit par trinquer.

Si l'origine de l'expression reste vaseuse, comment reprocher aux lexicographes de pousser le mimétisme au point d'être eux-mêmes dans cet état qu'ils entendent expliquer. Quelques historiens du quotidien affirment quant à eux qu'il fut un temps où certains individus travaillaient dans des ateliers où le cirage était utilisé ; notons qu'ils ne précisent nullement cette curieuse activité. Ils ajoutent que ces lieux étaient généralement mal ventilés, et leurs émanations tournaient la tête de ces pauvres gens, les rendant à moitié conscients.

On peut supposer alors que ces malheureux étaient mal dans leur pompe, qu'ils n'étaient pas vernis et qu'ils devaient traîner les pieds pour se rendre au boulot. C'est bien là le nœud du problème, le cirage nécessite d'avoir le cuir tanné, formule à prendre au pied de la lettre tandis que les cireurs ont depuis longtemps déserté les couloirs du métropolitain par la faute de l'invasion des chaussures de sport.

D'autres pour être plus souple du côté de l'échine préféraient la graisse de phoque à ce fameux cirage de monsieur Barane. Là encore, le risque désormais serait trop grand de se voir taxer de tous les noms d'oiseaux à commencer par le pinson en évoquant ce pauvre animal dont le sort a bouleversé notre BB nationale.

Vouloir sortir de l'hébètement qui est le propre de celui ou de selle (de cheval) qui se trouve dans le cirage, n'est pas une tâche aisée. Ce serait du reste fort cavalier de mettre le pied à l'encrier pour répandre sur la page blanche ce noir d'encre qui expliquerait bien des choses. Le sujet est bien trop grave pour sceller ainsi le sort de cette expression.

Ajoutons encore, pour rester dans le contexte (vous pouvez scinder ce mot selon votre humeur) que votre maroquinier préféré n'a jamais évoqué la possibilité de cirer autre chose que les pompes alors que pourtant bien des ministres, titulaires d'un joli marocain, doivent ce privilège à leur flagornerie ainsi qu'à l'usage excessif de la fameuse brosse à élire. En ce domaine, la confusion est à la règle et vous ne me ferez pas grief d'une approximation.

Au terme de cette vaine tentative de redonner ses lettres de noblesse à une expression en vie de désuétude, je demeure dans la plus totale expectative. Nombre de dictionnaire évoque à demi-mots (ce qui ne les honore guère) l'alcool comme explication plausible à cet état incertain, comateux pour certains. Comme si être noir et avoir la gueule de bois supposait de se passer du cirage pour se sentir mieux.

C'est alors que surgit du tréfonds des pratiques odieuses du bizutage, ce fameux cirage qu'après une nuit d'excès, certains mettaient non à l'index mais sur l’appendice d'un malheureux qu'ils entendaient humilier. Notons au passage que cette détestable pratique était courante dans ces fameuses grandes écoles qui virent émerger nos non moins fameux rois de la brosse à reluire. La boucle est bouclée pour qui porte encore des mocassins taillés sur mesure en compagnie du costard que je m'empresse de leur enfiler.

À contre-pied.