Ces « Français musulmans » dont la France a mal
L’extension de la déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français reconnus coupables de faits de terrorisme, vient remettre au gout du jour un vieux débat, pas encore clos sur les noces tragiques de la République et de la colonisation.
En choisissant Alger, pour tenter de faire renoncer le gouvernement à son projet, C. Taubira a sans doute voulu lancer un message subliminal à l‘opinion publique, lui rappelant que la nationalité à double standard est une disposition typiquement coloniale, cela au moment où l’application de l’état d’urgence, héritage de la guerre d’Algérie, entraine des dérives dont sont particulièrement victimes les Maghrébins. Ainsi le passé colonial s’invite de nouveau au cœur de l’actualité, s’impose au débat public, innerve les communautés, manifestant les soubresauts d’une décolonisation en échec.
Rappelons brièvement, qu’est-ce que la nationalité par le droit au sol : « un enfant né en France d’un parent étranger lui-même né en France est français de naissance (“double droit du sol”) ». Le “droit au sol” diffère du “droit du sang”, selon lequel un enfant est automatiquement français si au moins l’un de ses deux parents est français. La loi autorisant la double nationalité, il y a aujourd’hui en France environ 3.3 millions de binationaux en majorité issus de parents maghrébins. La nationalité valant citoyenneté, tous les Français quelle que soit leur origine sont égaux devant la loi. C’est cette égalité qui pose aujourd’hui problème. Peut-on manger “hallal” et avoir le droit d’être éligible à la présidence de la République, la France profonde pense, souhaite, réclame que non.
Depuis les années 80, le droit au sol est régulièrement remis en cause. Par l’extrême droite, mais aussi par J.F. Copé, N. Sarkozy. En 2001 après les sifflets qui avaient accueilli la Marseillaise lors d’un match amical France-Algérie, le FN avait alors brandi cette proposition pour punir ceux qui “salissaient la France”. La même polémique avait suivi des incidents identiques lors d’un autre match amical entre la France et la Tunisie en 2008. Pour Marine Le Pen : « il faut changer le code de la nationalité, il faut supprimer le droit du sol et je pense qu'il faut supprimer la double nationalité ». À quoi traditionnellement la gauche a opposé sans cesse son attachement à une disposition républicaine, en vigueur depuis 1889. Suspendue pendant un moment par Pasqua et rétablie par la ministre du gouvernement Jospin, E. Guigou, en 1993.
La déchéance de nationalité fait débat parce qu’elle s’attaque au cœur du système républicain, elle crée, de manière pratique et symbolique deux nationalités, l’une pleine et entière, inattaquable, celle du sang, et l’autre inaccomplie, toujours révocable, en tous les cas incertaine. Elle remet ainsi au gout du jour, et de manière péremptoire, la vieille dichotomie coloniale entre Français tout court et Français musulmans.
Pour bien saisir le socle idéologique et politique sur lequel repose cette construction, il faut en retracer la genèse. On s’aperçoit alors qu’elle est intimement liée à l’état d’exception, ce sont les deux faces d’un même système fondé par la colonisation de peuplement et inscrit durablement dans la culture coloniale.
L’annexion officielle de l’Algérie par l’ordonnance de 1834, posait que jusqu’à disposition contraire l’Algérie était hors champ de la constitution française. Régie par ordonnances royales, son Gouverneur général (sorte de préfet) concentrait entre ses mains tous les pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) en plus d’être le chef militaire. C’est l’état d’exception permanent dans le cadre duquel, le gouverneur avait un pouvoir proconsulaire absolu.
En proclamant l’Algérie possession française, l’ordonnance de 1834 dépouillait du même coup les autochtones de leur « nationalité », sans pour autant leur en octroyer une, de rechange. Elle posait le statut juridique des trois catégories de populations vivant sur le sol – Français, étrangers, indigènes –, mais ne le résolvait pas. De fait les premiers continuaient à jouir de leur nationalité d’origine ainsi que les étrangers chrétiens [la précision est importante]. Quant aux indigènes [juifs et musulmans], ils perdaient leur nationalité sans pour autant recevoir celle du conquérant. Ils devenaient ainsi des sortes de « fantômes juridiques ». Ils le resteront d’ailleurs jusqu’à 1865.
Par cela même aussi, tout l’Européen vivant en Algérie, se trouvait jouir d’une double protection, celle attachée à son statut de colon et celle de sa nationalité française. En matière de justice par exemple : Si un Européen est auteur d’un délit envers un musulman ou un juif, il est passible d’un simple tribunal et jugé par ses pairs, suivant la loi française. Si au contraire un musulman commet un délit contre un Européen chrétien ou ses biens, il est passible du conseil de guerre. Même cas pour l’impôt sur la propriété. Un musulman possédant un hectare de terre inculte et une vache, doit automatiquement payer l’impôt annuel sur la propriété [appelé d’ailleurs impôt arabe]. Un Européen chrétien possédant 1000 hectares de belle terre et mille vaches n’ y est pas assujetti. Pour voyager à l’intérieur du pays, l’indigène doit disposer d’un passeport, mais pas l’Européen, etc. Ce sont là les privilèges coloniaux. Lois d’exception rendues possibles par l’ordonnance de 1834. Elle donnait un pouvoir absolu au gouverneur général qui légiférait selon son bon vouloir et les intérêts de sa communauté. On appelait cela le « régime des décrets ».
Il revint à Napoléon III de fixer pour la première fois le statut de la nationalité en Algérie. Pour faire bref disons que se fondant sur la différence chrétien/non chrétien, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 disposait que : « L’indigène musulman est français : néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane. Il peut être admis à servir dans les armées de terre et de mer. Il peut être appelé à des fonctions et emplois civils en Algérie. Il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français ; dans ce cas, il est régi par les lois civiques et politiques de la France ». Autrement dit l’indigène a le droit de mourir pour la France sur ses champs de bataille, il peut être employé, seulement en Algérie, comme chaouch, mais ses droits politiques lui sont refusés tant qu’il n’aura pas renoncé aux règles de la famille musulmane [sur le mariage et l’héritage]. Se trouvait ainsi consacré le double standard de la nationalité. Une nationalité pleine et entière (pour les Français et les étrangers naturalisés) et une autre privée de son plein exercice. Quoique reconnus Français, le musulman et le juif n’étaient que des citoyens de seconde zone. Cette disposition sera bien sûre reconduite par la IIIe République. Le décret Crémieux sépara la communauté juive de la communauté musulmane en lui octroyant le statut propre aux colons. En promulguant en 1882, le fameux Code de l’indigénat, le parlement français compléta l’arsenal juridique de l’état d’exception. Ainsi les pouvoirs répressifs jusque-là assurés par les officiers des « Bureaux rabes » passaient sous l’autorité de l’administration civile. L’administrateur devenant aussi juge. Quoique Français de nationalité, les indigènes demeuraient ainsi soumis aux dispositions dérogatoires au Droit commun : [impôts arabes, code de l’indigénat, non-représentativité politique, etc.) Après 1914, et la naissance de l’immigration algérienne en France, surgit sur le sol de la métropole et de manière concrète « la question indigène ».
En effet en juillet 1914, le gouvernement français supprime pour les Algériens, le permis de voyage qui leur était imposé antérieurement. De ce fait ils sont libres de circuler entre les deux rives. Se voyant privé d’une main-d’œuvre à bon marché, le parti colonial entreprend une campagne de dissuasion pour empêcher ces départs. D’abord en Algérie, en multipliant les mesures vexatoires pour les empêcher de s’embarquer sur les bateaux, ensuite en France, au moyen de pressions sur le gouvernement et l’opinion publique. Le porte-parole des ultras, Mr Abbo, président de la fédération des Maires d’Algérie demandait « que cet exode soit mieux contrôlé » pour garantir la « la Métropole contre la venue de malfaiteurs dangereux et de préserver en même temps à l’agriculture algérienne une main d’œuvre certainement médiocre, mais malgré tout utilisable en Algérie, mais en Algérie seulement. ». Se trouvaient ainsi projetés dans l’espace de la nation, les conflits nés dans la colonie. Face aux Français de souche, jouissant de l’intégralité de leurs droits citoyens, une seconde catégorie de nationaux, celle musulmane, devint l’objet d’une stigmatisation et d’un rejet qui avaient leur origine ailleurs. Telle est rapidement retracée l’origine de la nationalité à double standards dans la France républicaine.
Si l’indépendance acquise en 1962, régla pour les Algériens la question de leur nationalité, la France par contre hérita de 1,5 millions de personnes élevées dans la matrice coloniale, pieds noirs, harkis, immigrés, communautés multiples nées dans les tiraillements et les haines coloniales, chacune avec son passé, ses préjugés, ses fantasmes, ses nostalgies, ses amertumes, mais aussi chacune avec ses croyances, ses coutumes, ses langues et ses « odeurs propres ». Sur le plan social, politique, idéologique, culturel, ces Français de diverses origines vont constituer un terreau idéal pour les idéologies de la rancœur et du ressentiment. Parce que la fameuse intégration n’a jamais réussi, les Français d’origine maghrébine continuent d’être la cible des stigmatisations dont étaient jadis les victimes les classes pauvres et les déshérités. Telle est aussi la loi du capitalisme.
Depuis longtemps l’extrême droite a trouvé dans ce filon matière à nourrir ses discours de haine, elle revendiquait l’exclusivité de la nationalité aux seuls enfants nés de sang français. En reprenant à son compte cette revendication, la gauche franchit le rubicond. Car cette disposition n’est ni répressive, ni dissuasive, son efficacité en matière de lutte contre le terrorisme est quasiment nulle. M. Valls lui-même l’a reconnu, ce « n’est pas l’enjeu premier ». Pour lui c’est un symbole, or c’est en cela que cette disposition est doublement attentatoire au principe d’égalité républicaine.
Un terroriste Français de sang, quel que soit son crime demeure Français, le binational pour le même motif, est déchu de sa nationalité et expulsé de France. Qu’entendront de ce discours les binationaux : « Vous êtes des Français de seconde zone. Les délinquants parmi vous seront déchus de leur nationalité et jetés hors de France ». Mais vers où ? Vers quel pays ? « Vers les pays d’où sont originaires vos parents ». Quel regard dès lors ces binationaux vont porter sur la République, sur la Constitution, sur la France et sur le pays d’où sont originaires leurs parents. La prochaine fois que la Marseillaise tonnera, je suis sûr qu’ils seront encore plus nombreux à la huer, cette fois plus à raison, puisqu’ils ont été déclarés constitutionnellement « demi-français » ou pour employer une expression plus juste : « Français musulmans ».
- Kitouni Hosni est chercheur indépendant en histoire de l’Algérie (1830-1871), Il est l’auteur de « La Kabylie orientale dans l’histoire » Ed. L’Harmattan, 2013.
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