Chroniques du temps qui trépasse

C’est l’homme qui a pensé, conçu, matérialisé le système dans lequel l’inhumanité a pris ses quartiers, faisant de lui un zombie acteur premier de sa déchéance.. C’est lui-même qui a favorisé et encouragé la toute-puissance de la finance devenue aujourd’hui son principal fossoyeur.. Les morts dans les rues d’Athènes, les suicides en masse dans un silence de cathédrale, les senteurs d’un ras-le-bol populaire ne sont pas encore assez fortes pour mettre en garde cette oligarchie gouvernante que le pire tel de ténébreux nuages s’accumule à l’horizon..
Et où est-elle cette liberté tellement claironnée au point que nous ignorions tout de ce qu’elle est ? Celle qui nous autorise à opposer à l’injustice une puissance similaire ? Dans un monde qui se fend d’être civilisé, la barbarie des cols blancs se pavanant en costumes et cravates sur des tapis badigeonnés du sang des marginaux, la liberté n’est qu’un mythe, une escroquerie formidable, parce que l’individu ordinaire dépourvu de la capacité de comprendre véritablement tous les enjeux des situations économiques et sociales se contente d’une simplification dangereuse dont les conséquences ne peuvent que lui incomber.. En outre, affirmer sans donner l’impression de se moquer que l’on puisse être libre quand le « mainstream » omniprésent et omnipotent phagocyte jusqu’à l’étouffement d’autres formes de pensée, c’est faire preuve d’un comique que seuls les chevaliers de la mauvaise foi ont le secret.. Le citoyen ordinaire a tendance à se satisfaire des raisonnements qui lui font croire que la complexité des problèmes n’est pas son affaire, il aime se contenter de craindre pour son avenir tout en faisant preuve d’un individualisme exacerbé.. Les hommes de pouvoir l’ont bien compris, ils en usent et en abusent allègrement.. Les crises actuelles comme celles du passé montrent que les citoyens n’ont pas été suffisamment vigilants et avertis pour retirer à leurs dirigeants le droit de décider de ce qui est bien ou non pour eux.. Ils continueront leur fumisterie gigantesque avec la complicité, la loyauté, des grands médias..
Nul doute que l’infantilisation de l’esprit accéléré par le matraquage de la pensée dominante contribue à la perversion de la liberté, et que notre opinion, notre analyse sont la manifestation d’un déni d’intelligibilité, une copie de la consanguinité effarante des divers supports informationnels ; l’information c’est le pouvoir, le peuple lui asservi et grand consommateur de cette information polluée par des intérêts indicibles, n’est qu’un esclave à qui l’on fait miroiter le rêve inaccessible d’une émancipation réelle.. Nous sommes des gloutons des paroles que l’on nous adressent pour mieux nous contrôler, ils sont rares ceux qui prennent le temps du recul, de la digestion, de la réflexion, ceux qui se posent un temps et montent en hauteur pour avoir une vue d’ensemble.. On se précipite sur les croûtes de vérités en faisant des avis des autres les nôtres.. Et la frénétique succession d’évènements s’empilant les uns sur les autres favorisent cet état végétatif.. Il n’y a pas si longtemps de cela la crise financière mondiale était la vedette avec laquelle chaque dirigeant politique se permettait de valser sous le regard goguenard des populations à qui l’on n’exigeait bien gentiment de payer la facture..
Les sommets internationaux à grand renfort de publicité médiatique donnaient l’impression de déjà-vu, mais ces somptueux bals des croque-morts sont parvenus à donner bonne conscience à ceux qui y participaient tout en laissant un arrière-goût de fiel aux restes de l’humanité.. Aujourd’hui l’univers de la finance n’a jamais été aussi rentable, puissant et arrogant.. Lorsque dans les salons cossus où les banquiers et politiciens fument le cigare et trinquent au retour à la normale, c’est-à-dire aux pratiques honteuses de spéculation et de bonification, le citoyen non seulement ordinaire mais en plus anonyme doit payer le restant de ses jours ainsi que celui de ses enfants, l’irresponsabilité de quelques privilégiés.. Des pays au bord du chaos victimes de la rapacité de gros financiers, obligés de quémander les clés de leur survie, des misères qui se renforcent, des désespoirs qui s’accentuent, des morgues qui n’en peuvent plus de recevoir des vies brisées, une précarité se « précarisant » encore et toujours, et l’on ose nous parler de « sortie de crise » créditée au « dynamisme » et à la « vigueur des plans de relance », en somme à des politicards bien attentionnés, presque humanistes..
Pourtant la crise n’a jamais quitté les milieux populaires où grandit une inquiétante mais si légitime colère.. Les jeunes partout font face à la gérontocratie et au népotisme plus ou moins édulcorés selon que l’on se trouve dans des « démocraties » ou dans des « democratures ».. Les discriminations s’intensifient ainsi que les injustices sociales, mais qu’importe au fond tout ceci, n’est-ce pas là les mêmes litanies égrenées depuis des décennies ? Pourquoi poursuivre ces lamentations auxquelles nous sommes tous devenus sourds ? Nous avons déjà fait le choix de continuer à être des moutons de panurge conduits avec enthousiasme à l’abattoir..
Où sont-elles les paroles des leaders mondiaux qui sont accourus au chevet de Haïti avec la larme de crocodile perchée sur le cœur à l’heure où la rue gronde de plus en plus face à la tragédie quotidienne vécue par les populations appauvries ? Où sont-ils passés les médias qui tels des charognards ont retransmis le spectacle morbide de vastes étendues jonchées de cadavres lorsque ces hommes-là perdus au milieu de nulle part sont actuellement à la dérive et demandent plus d’attention ? Où sont-elles les paroles de ces disques musicaux de piètre qualité vendus pour une cause qui a plus besoin d’un lobbying intense et permanent que de pathétiques mélodies et de vidéogrammes ridicules ? L’on s’est empressé d’adhérer au compassionnel, de surfer sur la vague du sensationnel, de prêcher dans un cimetière immense les bonnes paroles d’une communauté internationale hypocrite, de promettre une aide perverse, une annulation de la dette vite récupérée par les fonds vautours, de faire bonne figure et de soigner son image.. De la concurrence de bons sentiments aux ego de politiciens, ce petit coin du monde est retombé dans l’indifférence cruelle de tous, malgré les milliers de sans-abri hantant les rues où l’insécurité règne, malgré que des familles entières survivent dans des camps insalubres dont la promiscuité dégoûtante souille un peu plus la dignité de ce peuple que l’on a tendance à considérer, à tort ou à raison, comme maudit.. Après l’emballement médiatique, diplomatique, un séisme de bien plus grande intensité menace Haïti, celui d’un peuple au paroxysme de la colère..
Haïti n’a pas besoin des larmes du monde.. Haïti a un besoin vital de retrouver sa dignité bafouée par les manigances de forces extérieures qui la maintienne en état d’esclavage.. Et ce n’est pas le marketing politique de quelques Chefs d’Etat ou de leurs épouses protégées par l’infranchissable muraille de l’inaudibilité des souffrances humaines, en safari humanitaire, qui permettra à ces populations de retrouver un sens à leur pénible présent..
Où sont-elles ces paroles de Voltaire qui disaient que l’on pouvait avoir des opinions contraires sans jamais imposer le silence à autrui, que l’on pouvait débattre de tout dans le respect de l’avis de chacun aussi détestable qu’il soit, qu’il faudrait lutter pour offrir à l’autre le moyen de conserver sa liberté de penser et surtout de s’exprimer ? Où sont-elles ces grandes idées d’une Lumière dont tout un pays se glorifie lorsque la cléricalisation de la pensée, la dictature de la bien-pensance, la stigmatisation collective asphyxie toute opinion marginale catégorisée aussitôt de « raciste », d’ « antisémite », de « sexiste » et j’en passe.. Au nom d’une certaine « vérité universelle » on a caporalisé et annihilé des réflexions non-conformes.. L’establishment intellectuel décide de ce qui est « vrai » et « bon », et de ce qui est « monstrueux » et « scandaleux ».. Toute insurrection face à cette fascisation de l’esprit est désignée par les nouveaux tribunaux de l’Inquisition comme un « dérapage » - condamnation suprême - appelant à un lynchage de la « meute », une exclusion violente et durable.. Il n’est plus permis de remettre en cause ce que l’on tiendrait pour acquis, ni de nager à contre-courant des idées reçues et largement répandues, ni égratigner les icônes et autres idolâtries au risque de devenir l’ennemi de ces hommes dont l’infini sagesse dicte les limites de l’acceptable.. Qui ose encore secouer l’arbre colossal des convenances ? Qui ose encore descendre dans les profondeurs de la confortable clarté des informations diffusées pour remuer ce fond boueux où sont enterrés les cadavres qui dérangent ? Ils ne sont pas si nombreux, ces kamikazes s’aventurant hors des voies balisées.. La puissance de l’intimidation est un feu rancunier et obsessionnel, son ombre plane sur toutes les consciences poussées à l’autocensure permanente.. Et au final on en arrive à dire et à penser tous la même chose, la différence quand elle existe, ne se trouvant que dans les choix de vocabulaire..
Il faudrait libérer la parole même si elle est impropre à la consommation intellectuelle, même si elle est honteuse, outrancière et répugnante.. Qu’elle puisse s’exprimer dans sa totalité afin que dans les règles du débat une autre puisse la contredire.. Car seule la raison arrête la raison.. Pénaliser certaines expressions, certaines réflexions, au nom de la sacralisation d’une vérité imposée que l’on voudrait immuable est une dérive dangereuse qui tend à offrir plus de crédibilité à ce que l’on souhaiterait faire passer pour insensé.. A l’instar des interrogations sur les attentats du 11 septembre 2001, des lois mémorielles qui sont une stupidité, une aberration injustifiable dans une république d’idées donc de pluralité.. La différence de penser est un droit inaliénable à la nature humaine.. On devrait pouvoir analyser de manière critique l’Holocauste, l’esclavage, la colonisation ou la guerre froide sans que des parlementaires ne dressent des barrières pénales autour des tragédies qui jalonnent l’Histoire des hommes.. De même que ceux qui pensent que les noirs et les arabes dans leur ensemble ne soient que des voyous et des dealers puissent contribuer au débat public librement en posant sur la table leurs arguments que d’autres se chargeront de démonter..
Où sont-elles passées ces paroles de fraternité dont les humanistes raffolent lorsque la droite semble infectée par la rage de l’extrémisme ? De l’islamophobie croissante dans un occident vivant dans la psychose de l’invasion barbare des hordes de musulmans à la montée du nazisme dans des pays où la suspicion de l’étranger germe sur l’effondrement, la décomposition des protections sociales et économiques.. L’Italie canarde ses nègres, l’Amérique voit revenir au goût du jour la constitution des milices inspirées par l’idéologie du « White Power » avec une animosité assumée contre toutes les minorités, le peuple gitan reste indésirable presque « intouchable » cantonné dans des camps de déshumanisation, essuyant les crachats de ces sédentaires « civilisés » et propres sur eux.. Et que dire de ces tensions raciales qui montrent la limite et la fragilité du miracle sud-africain, de la cosmétique réconciliation de ces peuples que tout oppose et la difficulté du vivre-ensemble.. Le monde ne semble pas avoir retenu les leçons de son passé, le retour des nostalgies glorifiées et la fausse cicatrisation des blessures anciennes mais si vives témoignent d’un manque de confiance en une époque qui inquiète plus qu’elle ne rassure..
Où sont-elles ces paroles de paix universelle dans un Proche Orient plongé dans les ténèbres de l’incertitude, de la collision sanglante des cultures et de la négation d’autrui ? Sont-elles comme les incantations du peuple birman restées lettres mortes dans les consciences endormies des décideurs politiques et des citoyens désabusés ou simplement résignés ? Il n’y a plus beaucoup de place dans le quotidien angoissant pour les misères du monde à l’heure où l’Euro décroche, les hommes forts courbant l’échine devant le dragon asiatique, le « Grand Satan » iranien mobilisant les va-t-en-guerre que la multitude de conflits engagés n’a point découragé.. On tente de se divertir avec le festival de Cannes, ces paillettes et les crépitements des flashs, ces « étoiles » qui nous rappellent à quel point l’on est passé à coté de sa vie, des productions cinématographiques qui récompensent rarement le talent, et des réseaux se mobilisant afin de sauver le « très génial » soldat Polanski.. Ou bien de se délecter des infidélités avérées ou pas des Sarkozy, Obama et Compagnie quand l’on ne s’émeut pas devant cette « machine à abrutir » qu’est la télévision lorsque les bouffonneries de Mickael Vendetta et autres deviennent des enjeux nationaux..
Où sont-elles donc toutes ces paroles qui se sont volatilisées et qui ont disparu dans le tumulte de ce présent difficile à vivre ? Que l’on entendu et que l’on s’est empressé d’oublier ? Elles sont quelque part entre notre naïveté servile et notre irresponsabilité décomplexée que l’on affiche sereinement.. Pour l’observateur fataliste qui regarde ce spectacle affligeant il ne lui reste plus grand-chose que la contemplation de ce temps qui trépasse..
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