Comment on a vendu l’idée (saugrenue) de progrès et de prospérité

L’économie de marché, dans son monologue hypnotique de seule solution, grisée par la chute de Berlin, l’économie dirigiste capitaliste du nouveau eldorado chinois, les nouveaux riches russes (ex voleurs dans la loi), les sociétés écran et autres « compagnies à un but » qui prospèrent loin des rivages, a fait croire que les emprunts pouvaient remplacer les salaires, que les petits épargnants deviendraient grands, que les fonds de pension étaient les dauphins tout désignés de la sécurité sociale, que l’accès au toit était une simple question de gestion de l’épargne, que les parkings bétonnés pouvaient (et devaient) remplacer les champs agricoles, que les autoroutes et les aéroports rendaient toute velléité de rester (et travailler) chez-soi ridicule, pire que les hommes peuvent se mouvoir aussi facilement que les marchandises ; Certains d’ailleurs, allant plus loin, pensent que l’homme est une marchandise comme une autre, et qu’il faudrait créer à l’OMC une section spécifique pour « gérer » la question.
Tandis que tous les indicateurs exprimaient cette descente aux enfers, mainte fois pointés du doigt par des économistes et autres prix Nobel, tandis que les faits, têtus, indiquaient que la réussite était toujours basée sur des exceptions, voire le travestissement des règles de l’économie du marché et/ou chez des pays qui ne jouaient pas le jeu de l’orthodoxie libre-échangiste. John Saul avec deux livres « les Bâtards de Voltaire » (1992) et « Mort de la globalisation » (2004), donnait sans fioritures ou charabia professionnel un sens aux chiffres et aux concepts des spécialistes ; On continua cependant, imperturbables, droits dans ses bottes, à vendre la fiction de la prospérité et du progrès, seuls mythes capables de fédérer les hommes et de leur extorquer leur force de travail, leurs économies et leurs rêves. Trente ans ce n’est pas rien. Même si dans les années 1980 on peut toujours dire que l’on était qu’aux prémices ; même si la chute de Berlin a donné l’illusion, vite évaporée, d’un nouvel ordre mondial dépourvu de frictions coûteuses ; même si la globalisation avançait cachée et transfigurée pendant quelque temps, prenant les allures d’une nouvelle Eden où il y aurait de la place pour tout le monde, les temps modernes (ou post-modernes au choix) étaient bien entérinés. Avec une différence de taille qui n’échappa pas à Guy Debord. Il disait déjà, dans « La société du spectacle » (1967) : Quand une société plus complexe en vient à prendre conscience du temps, son travail est bien plutôt de le nier, car elle voit dans le temps non ce qui passe, mais ce qui revient. La société statique organise le temps selon son expérience immédiate de la nature, dans le modèle du temps cyclique. Ainsi, quelle que soit la durée et l’ampleur de crise, du chaos, de l’appauvrissement ou de la perte de confiance, il y avait parallèlement la sensation (ou l’espoir) que la crise reste exceptionnelle et surtout passagère. Qu’on était en présence d’un cycle et non pas d’un axe, que, comme disait un président français, nous traversons un tunnel, mais qu’au loin on voit poindre la lumière. C’était pendant la première crise du pétrole, il y a presque un demi siècle.
Plusieurs facteurs ont permis cet aveuglement collectif, à commencer par la contraction du temps : nécessitant des siècles de maturation suivis de décadence, les remplacements des systèmes socio-économiques et de leur superstructure idéologique s’accélèrent. Avant même l’effondrement de l’Union Soviétique, le système libéral basé sur la suprématie du marché était déjà dépassé, avant même de devenir et être perçu comme hégémonique. Cependant, les mécanismes de mise en place n’étaient pas encore rodés, ni intériorisés, et la superstructure idéologique (si tant peu a-t-elle jamais existé) les sous tendant se croyait une avant garde.
Parallèlement, la techné dépourvue désormais de son alter ego antique, c’est à dire la création artistique et culturelle, donnait l’illusion, par l’inscription dans le livre universel et intemporel des inventions, que notre monde allait de l’avant et en toute allure. Recordman toutes catégories de ce que l’homme a inventé depuis qu’il existe. Confondant l’inventivité avec les brevets, le progrès avec les licences d’exploitation, les richesses avec l’accumulation et l’art avec ses supports de distribution, la modernité, qui selon Alexandro Barrico « est un non - système dont la règle est l’indéterminé, le provisoire, le partiel » (L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin), transformait l’axe, la tendance lourde, de paupérisation massive et l’enrichissement hyper sélectif et concentré, en un non-lieu intemporel et exceptionnel, annonçant (comme toute idéologie millénariste) des temps futurs parfaits. Tandis que les entreprises ont de moins en moins le temps pour prouver leur efficacité sous peine de fusions acquisitions, de disparition ou de décrochage boursier, le système lui-même refuse la vérification depuis un demi siècle, usant du concept d’intemporalité. Il transforme (sous la dénomination de la crise, c’est à dire d’un instant exceptionnel) son inefficacité structurelle en une avarie temporelle « inattendue », segmentée mais passagère due aux effets « pervers » mais néanmoins « momentanés » de la dérégulation mais surtout aux résistances ici et là des Etats aux non règles de cette dérégulation. L’économiste (très) conservateur Samuel Brittan écrivait dans le non moins conservateur Financial Times (18/2/2005) : le consulting sur la façon de faire face aux régulateurs pourrait bien devenir l’activité connaissant la plus grande croissance. Le fait que des pays aussi divers que la Chine, l’Argentine, le Brésil et bien d’autres, prennent à nouveau des mesures régulatrices et qu’ils s’en tirent (bien) mieux que les autres devient la cause du tunnel intemporel et non pas la solution à la tendance lourde de l’inefficacité néolibérale. Aujourd’hui, après la crise dans la crise, des voies s’élèvent pour reprendre le même discours. C’est là une caractéristique de toute religion monothéiste : la condition du bonheur consiste à son universalité et ne supporte aucune déviation hétérodoxe.
Cependant, pour continuer à fonctionner de la sorte face aux vérifications du temps, il faut devenir amnésique. Segmenter et rendre éphémère l’information devient ainsi un pari stratégique qui trouve au sein des médias mondialisés, paresseux et à l’action cyclique au mieux, au pire simples répétiteurs du dogme, un allié de taille : ce sont les premières structures à avoir, avec le plus petit dénominateur commun, réussi la mondialisation. Il suffit pour cela de voir, chaque jour, les raisons servies pour indiquer les hauts et les bas de la bourse. On peut aisément prendre les explications d’il y a cinq ans et les servir aujourd’hui, tant elles sont éphémères, fragmentées, axées sur l’insignifiant, le détail tactique anodin. Ainsi, depuis les émissions exotiques, people, d’introspection télévisuelle jusqu’aux news hypnotiques et répétitifs, l’essentiel devient, en faisant la promotion de l’insignifiant, de promouvoir l’amnésie. Ou de transformer la mémoire en nostalgie c’est-à-dire convertir subjectivement l’Histoire, la segmenter pour en faire un outil à l’usage de consommateurs compatissants. Ce qui évite toute discussion sur les causes, les interactions, mais aussi une réflexion sur son propre sort. Ce qui évite surtout de parler d’un présent chaotique structurel et d’un futur qui déchante.
14 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON